1921 |
Les contributions de Lénine au III° congrès de l'Internationale Communiste - celui de la maturité. |
III° congrès de l'Internationale Communiste
Rapport sur la tactique du Parti Communiste de Russie
Camarades, pour parler franchement, il m'a été impossible de préparer convenablement ce rapport. Je n'ai pu préparer méthodiquement que la traduction de ma brochure sur l'impôt en nature et les thèses sur la tactique du Parti communiste de Russie. le me bornerai à y ajouter quelques remarques et éclaircissements.
Pour motiver la tactique de notre parti, il est nécessaire, à mon avis, de commencer par l'examen de la situation internationale. Nous avons déjà discuté en détail de la situation économique du capitalisme à l'échelle mondiale, et le congrès a déjà adopté certaines résolutions à ce sujet. Dans mes thèses, je n'en parle que très brièvement et exclusivement du point de vue politique. Je n'aborde pas la base économique, mais je pense que, dans la situation internationale de notre république, il faut bien tenir compte du fait que, sur le plan politique, il s'est actuellement établi, à coup sûr, un certain équilibre des forces qui s'affrontaient ouvertement, les armes à la main, pour la suprématie de l'une ou l'autre classe dirigeante, un équilibre entre la société bourgeoise, la bourgeoisie internationale dans son ensemble, d'une part, et la Russie des Soviets, de l'autre. Mais, bien entendu, un équilibre dans un sens limité. C'est uniquement à l'égard de cette lutte armée que je constate un certain équilibre dans la situation internationale. Il faut, bien sûr, noter qu'il s'agit seulement d'un équilibre relatif, d'un équilibre fort instable. De nombreux matériaux inflammables se sont accumulés dans les Etats capitalistes, de même que dans les colonies et les semi colonies qui n'étaient considérées jusqu'ici que comme des objets et non comme des sujets de l'histoire; aussi est il fort possible que tôt ou tard, et de la manière la plus inattendue, des insurrections, de grandes batailles, des révolutions éclatent dans ces pays. Ces dernières années, nous avons vu la bourgeoisie internationale s'attaquer directement à la première république prolétarienne. Cette lutte a été au centre de la situation politique mondiale; et c'est sur ce terrain qu'un changement est intervenu maintenant. La tentative de la bourgeoisie internationale d'étrangler notre république ayant échoué, il s'est établi un équilibre bien entendu, fort instable.
Certes, nous comprenons parfaitement que la bourgeoisie internationale est aujourd'hui beaucoup plus forte que notre république, et que seul un concours de circonstances particulières l'empêche de poursuivre la guerre. Ces dernières semaines déjà, nous avons pu observer en Extrême Orient, une nouvelle tentative d'invasion; il est absolument certain que ces tentatives vont se multiplier. Sur ce point aucun doute ne subsiste dans notre parti. Ce qu'il importe de noter, c'est qu'il existe un équilibre instable et que nous devons profiter de cette trêve en tenant compte des particularités de la situation et en y adaptant notre tactique, sans oublier un instant que la nécessité d'une lutte armée peut à nouveau se présenter brusquement. L'organisation et le renforcement de l'Armée Rouge demeurent à l'ordre du jour. En ce qui concerne le ravitaillement, nous devons penser avant tout, comme par le passé, à notre Armée Rouge. Dans la situation internationale actuelle, où nous devons toujours nous attendre à de nouvelles agressions et à de nouvelles tentatives d'invasion de la bourgeoisie internationale, nous ne pouvons nous engager dans une autre voie. Et dans notre politique pratique, le fait qu'un équilibre relatif s'est instauré dans la situation internationale revêt une certaine importance, non seulement en ce sens que nous devons reconnaître que le mouvement révolutionnaire a sans doute progressé, mais aussi que le cours de la révolution internationale n'a pas emprunté cette année une voie aussi droite, comme nous l'escomptions.
Quand nous avons entrepris, à l'époque, la révolution internationale, nous n'avons pas agi avec l'idée que nous pouvions anticiper son développement, mais parce qu'un concours de circonstances nous a incités à commencer. Ou bien la révolution internationale nous viendra en aide, pensions nous, et alors nos victoires seront absolument garanties, ou bien nous réaliserons notre modeste tâche révolutionnaire avec le sentiment que, en cas de défaite, nous aurons tout de même servi la cause de la révolution et que notre expérience profitera à d'autres révolutions. Nous comprenions fort bien que sans le soutien de la révolution internationale, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible. Avant comme après la révolution, nous nous disions : ou bien la révolution éclatera dans les pays capitalistes plus évolués, immédiatement, sinon à brève échéance, ou bien nous devons périr. Malgré cette conviction, nous avons tout mis en uvre pour sauvegarder le système soviétique, coûte que coûte, en toutes circonstances, car nous savions que nous ne travaillions pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour la révolution internationale. Nous le savions; nous avons exprimé cette conviction maintes fois avant et immédiatement après la Révolution d'Octobre, ainsi qu'à la conclusion de la paix de Brest Litovsk. Et c'était, en somme, une position juste.
En réalité, le mouvement n'a pas suivi une voie droite comme nous l'escomptions. Dans d'autres grands pays, les plus évolués au point de vue capitaliste, la révolution n'a pas encore éclaté. Il est vrai qu'elle se développe dans le monde entier, nous le constatons avec satisfaction, et c'est uniquement pour cette raison que la bourgeoisie internationale, bien que cent fois plus forte que nous au point de vue économique et militaire, est impuissante à nous étrangler. (Applaudissements.)
Au paragraphe 2 des thèses, j'analyse comment une telle situation a pu se créer et quelles conclusions nous devons en tirer. Je voudrais y ajouter que la conclusion définitive que j'en tire est la suivante : la révolution internationale que nous avons prédite va de l'avant. Mais ce mouvement ascendant n'a pas suivi une voie droite, comme nous l'escomptions. Il est évident au premier coup dil que dans les autres pays capitalistes, après la conclusion de la paix, si imparfaite fût elle, il n'a pas été possible de déclencher la révolution, bien que les symptômes révolutionnaires, nous le savons bien, fussent nombreux et très importants, et même beaucoup plus nombreux et importants que nous ne le pensions. Les brochures qui commencent à paraître nous apprennent que ces dernières années et ces derniers mois, ces symptômes révolutionnaires ont été bien plus sérieux en Europe, que nous ne le soupçonnions. Que devons-nous donc faire à présent ? Il est indispensable de préparer activement la révolution et d'étudier de façon approfondie son développement concret dans les pays capitalistes avancés. Telle est la première leçon à tirer de la situation internationale. Pour notre république de Russie, nous devons exploiter cette courte trêve pour adapter notre tactique à cette voie historique sinueuse. Au point de vue politique, cet équilibre est très important, car nous voyons avec netteté que dans de nombreux pays d'Europe occidentale où les larges masses de la classe ouvrière, et très probablement l'énorme majorité de la population, sont organisées, la bourgeoisie s'appuie avant tout sur les organisations ouvrières hostiles, affiliées à la II° Internationale ou à l'Internationale II 1/2. J'en parle au paragraphe 2 des thèses, et je pense qu'ici je dois me borner aux deux points qui ont déjà été traités dans nos débats sur la question de la tactique. Premier point : la conquête de la majorité du prolétariat. Plus le prolétariat est organisé dans un pays capitaliste avancé, et plus l'histoire nous demande de montrer du savoir faire dans la préparation de la révolution, et aussi pour gagner la majorité de la classe ouvrière. Deuxième point : le principal appui du capitalisme dans les pays capitalistes à industrie évoluée, c'est justement la fraction de la classe ouvrière organisée dans la II° Internationale et dans l'Internationale II 1/2,. Si la bourgeoisie internationale ne s'appuyait pas sur cette partie de la classe ouvrière, sur ces éléments contre-révolutionnaires au sein de la classe ouvrière, elle serait absolument incapable de se maintenir au pouvoir.
Je voudrais souligner également l'importance du mouvement dans les colonies. Sous ce rapport, nous constatons dans tous les anciens partis, dans tous les partis ouvriers bourgeois et petits bourgeois de la II° Internationale et de l'Internationale II 1/2 des vestiges des vieilles conceptions sentimentales; tous prétendent sympathiser avec les peuples opprimés des pays coloniaux et semi coloniaux. On continue à considérer le mouvement dans les pays coloniaux comme un mouvement national insignifiant et parfaitement pacifique. Il n'en est rien. Dès le début du XX° siècle, de profonds changements se sont produits, des millions et des centaines de millions d'hommes, en fait l'immense majorité de la population du globe, agissent à présent comme des facteurs, révolutionnaires actifs et indépendants. Il est bien évident que lors des batailles décisives imminentes de la révolution mondiale, le mouvement de la majorité de la population terrestre, orienté au départ vers la libération nationale, se tournera contre le capitalisme et l'impérialisme, et jouera peut être un rôle révolutionnaire beaucoup plus important que nous ne le pensons. Il importe de souligner que les préparatifs de cette lutte ont été entamés pour la première fois par notre Internationale. Certes, dans ce vaste domaine, les difficultés sont beaucoup plus nombreuses; en tout cas, le mouvement progresse et les masses de travailleurs, les paysans des pays coloniaux, bien qu'arriérés pour le moment, joueront un rôle révolutionnaire éminent dans les phases ultérieures de la révolution mondiale. (Vives approbations.)
En ce qui concerne la situation politique intérieure de notre république, je dois commencer par l'examen minutieux des rapports de classe. Au cours de ces derniers mois, des changements sont intervenus; nous observons la formation de nouvelles organisations de la classe exploiteuse, dirigées contre nous. Le socialisme a pour tâche de supprimer les classes. Les grands propriétaires fonciers et les industriels capitalistes sont aux premiers rangs de la classe exploiteuse. Ici, luvre de destruction est assez facile et peut être menée à bien en quelques mois, parfois en quelques semaines ou en quelques jours. En Russie, nous avons exproprié nos exploiteurs, les gros propriétaires terriens, aussi bien que les capitalistes. Pendant la guerre, ils n'avaient pas d'organisations propres et ils étaient à la remorque des forces armées de la bourgeoisie mondiale. Maintenant que nous avons repoussé l'assaut de la contre révolution internationale, la bourgeoisie russe et tous les partis contre-révolutionnaires russes se sont organisés à l'étranger. On peut évaluer à un million et demi ou deux millions le nombre des émigrés russes disséminés dans tous les pays étrangers. Dans presque chacun d'eux, ils éditent des quotidiens, et tous les partis des propriétaires fonciers et des petits bourgeois, sans excepter les partis socialistes révolutionnaires et menchéviks, ont de multiples liens avec les éléments bourgeois étrangers. C'est à dire qu'ils reçoivent assez d'argent pour avoir leur propre presse. On peut observer à l'étranger l'activité concertée de tous nos anciens partis politiques sans exception. Nous voyons que la presse russe libre de létranger, depuis les socialistes révolutionnaires et les menchéviks jusqu'aux monarchistes les plus réactionnaires, défend la grande propriété foncière. Cela facilite dans une certaine mesure notre tâche, puisque nous pouvons plus aisément considérer les forces de l'ennemi, son organisation et les tendances politiques de son camp. D'autre part, naturellement, cela entrave notre travail, parce que ces émigrés contre révolutionnaires russes mettent en uvre tous les moyens pour préparer la lutte contre nous. Cette lutte prouve une fois de plus que, dans l'ensemble, l'instinct de classe et la conscience de classe des oppresseurs sont encore supérieurs à la conscience de classe des opprimés, quoique la révolution russe ait fait à cet égard bien plus que toutes les révolutions antérieures. Il n'est pas en Russie un seul village où le peuple, où les opprimés n'aient pas été secoués. Néanmoins, si nous jugions avec sang froid l'organisation et la netteté des conceptions politiques des émigrés contre révolutionnaires russes de l'étranger, nous constaterions que la conscience de classe de la bourgeoisie est encore supérieure à celle des exploités et des opprimés. Ces gens là mettent tout en uvre et profitent habilement de la moindre occasion pour attaquer, sous une forme ou sous une autre, la Russie des Soviets et la démembrer. Il serait fort instructif de suivre de près méthodiquement, je pense que les camarades étrangers le feront, les principales tendances, les principaux procédés tactiques, les principaux courants de cette contre révolution russe. Elle opère surtout à l'étranger, et les camarades étrangers n'auront guère de peine à observer de près le mouvement. A certains égards, nous devons nous mettre à l'école de cet ennemi. Ces émigrés contre révolutionnaires sont très bien informés, merveilleusement organisés. Ce sont de bons stratèges, et je pense que la confrontation et l'étude méthodiques de la manière dont ils s'organisent et profitent de telle ou telle occasion, peuvent exercer une forte influence sur la classe ouvrière du point de vue de la propagande. Ce n'est pas une théorie générale, c'est une politique pratique qui montre bien ce que l'ennemi a pu apprendre. La bourgeoisie russe a essuyé ces dernières années une terrible défaite. Un vieil adage dit qu'une armée battue apprend beaucoup. L'armée réactionnaire battue a beaucoup appris, elle a fort bien appris. Elle s'instruit avec la plus grande avidité, et elle a vraiment réalisé d'importants succès. Quand nous avons pris le pouvoir d'un seul élan, la bourgeoisie russe n'était ni organisée ni développée politiquement. Je pense qu'à présent elle a atteint le niveau de développement actuel des pays occidentaux modernes. Nous devons en tenir compte, améliorer nos propres organisations et méthodes; nous y consacrerons tous nos efforts. Il nous a été relativement facile de venir à bout de ces deux classes exploiteuses, et je pense qu'il en sera de même pour les autres révolutions.
Mais à part ces classes exploiteuses, il existe dans presque tous les pays capitalistes, sauf peut être en Angleterre une classe des petits producteurs et des petits agriculteurs. La question capitale de la révolution, c'est actuellement de lutter contre ces deux dernières classes. Pour nous en délivrer, il faut employer des méthodes différentes de celles de la lutte contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. Ces deux classes, nous pouvions tout simplement les exproprier et les chasser : c'est ce que nous avons fait. Mais nous ne pouvons agir de même avec les dernières classes capitalistes, les petits producteurs et les petits bourgeois qui existent dans tous les pays. Dans la plupart des Etats capitalistes, elles représentent une très forte minorité, de 30 à 45 % environ de la population. Si l'on y ajoute l'élément petit bourgeois de la classe ouvrière, nous arriverons à plus de 50 %. On ne peut ni les exproprier ni les chasser; ici la lutte doit être menée autrement. Ce qui fait le sens de la période qui commence actuellement en Russie, du point de vue international, si l'on considère la révolution mondiale comme un processus unique, c'est qu'au fond nous devons résoudre pratiquement le problème des rapports du prolétariat avec la dernière classe capitaliste de notre pays. Sous l'angle théorique, tous les marxistes l'ont réglé facilement et correctement. Mais la théorie et la pratique sont deux. choses différentes, et résoudre ce problème pratiquement ou théoriquement n'est pas du tout la même chose. Nous savons pertinemment que nous avons commis de graves erreurs. Du point de vue international, le fait que nous nous attachions à déterminer l'attitude du prolétariat, maître du pouvoir, envers la dernière classe capitaliste, le petit producteur, la petite propriété, clé de voûte du capitalisme, marque un immense progrès. Ce problème se pose maintenant à nous de façon pratique. Je pense que nous saurons le résoudre. En tout cas, l'expérience que nous faisons sera utile aux révolutions prolétariennes futures qui sauront mieux se préparer en vue de la solution de ce problème.
J'ai essayé d'analyser dans mes thèses la question des rapports entre le prolétariat et la paysannerie. Pour la première fois dans l'histoire, il existe un Etat qui ne compte que ces deux classes : le prolétariat et la paysannerie. Cette dernière est l'immense majorité de la population. Elle est naturellement très arriérée. Sous quelle forme pratique se manifeste, dans le développement de la révolution, l'attitude du prolétariat, maître du pouvoir, envers la paysannerie ? La première forme est l'alliance, une alliance étroite. C'est une tâche très difficile, mais possible, en tout cas, sur le plan économique et politique.
Comment avons nous abordé pratiquement ce problème ? Nous avons conclu une alliance avec la paysannerie. Voici comment nous l'entendons : le prolétariat affranchit la paysannerie du joug de l'exploitation, de la domination et de l'influence bourgeoises, l'attire à ses côtés pour triompher ensemble des exploiteurs.
Les mencheviks raisonnent ainsi : la paysannerie forme la majorité, nous sommes de purs démocrates, partant, c'est la majorité qui doit décider. Mais comme la paysannerie ne peut être indépendante, cela ne signifie en réalité rien d'autre que la restauration du capitalisme. Le mot d'ordre est le même : alliance avec les paysans. Quand nous en parlons, nous visons à renforcer et à consolider le prolétariat. Nous avons essayé de réaliser cette alliance entre le prolétariat et la paysannerie, et la première étape a été l'alliance militaire. Trois années de guerre civile ont fait naître des difficultés extrêmes, mais elles ont, en un sens, facilité la tâche. Cela peut paraître étrange, mais c'est la réalité. La guerre n'a pas été un fait nouveau pour les paysans; ils comprenaient fort bien la guerre contre les exploiteurs, contre les gros propriétaires terriens. Les énormes masses paysannes étaient avec nous. Malgré les distances extrêmement grandes, bien que la majorité de nos paysans ne sachent ni lire ni écrire, ils ont très bien compris notre propagande. C'est la preuve que les larges masses, chez nous aussi bien que dans les pays les plus avancés, apprennent beaucoup mieux par leur expérience pratique que dans les livres. L'expérience pratique des paysans a été facilitée chez nous par l'étendue immense de la Russie, par le fait que ses différentes parties ont pu, en même temps, traverser des phases d'évolution diverses.
En Sibérie et en Ukraine, la contre révolution a pu vaincre provisoirement parce que la bourgeoisie était suivie par la paysannerie, parce que les paysans étaient contre nous. Ils disaient souvent : Nous sommes bolchéviks, mais pas communistes. Nous sommes pour les bolchéviks parce qu'ils ont chassé les propriétaires fonciers, mais nous ne sommes pas pour les communistes, parce qu'ils sont contre l'économie individuelle. Et la contre révolution a pu un certain temps vaincre en Sibérie et en Ukraine, parce que la bourgeoisie l'emportait dans la lutte d'influence parmi les paysans; mais peu de temps a suffi pour leur ouvrir les yeux. Ils ont vite fait leur expérience pratique et n'ont pas tardé à déclarer : Oui, les bolchéviks sont assez désagréables; nous ne les aimons pas, mais ils sont tout de même mieux que les gardes blancs et l'Assemblée constituante. La Constituante est pour eux un gros mot. Non seulement pour les communistes conscients, mais aussi pour les paysans. La vie leur a appris qu'Assemblée constituante et gardes blancs, c'est la même chose; que la première entraîne inévitablement les seconds. Les menchéviks, eux aussi, mettent à profit l'alliance militaire avec la paysannerie, sans toutefois penser que cette alliance seule ne suffit pas. L'alliance militaire ne peut se maintenir sans l'alliance économique. Car enfin, nous ne vivons pas uniquement d'air pur; notre alliance avec les paysans n'aurait pu, en aucune façon, se maintenir longtemps sans une base économique, fondement de notre victoire dans la guerre contre notre bourgeoisie alliée à la bourgeoisie internationale.
La base de notre alliance économique avec la paysannerie était évidemment très simple et même rudimentaire. Nous avons remis toute la terre aux paysans, nous leur avons donné notre appui contre la grande propriété foncière. En échange, nous devions obtenir des vivres. Cette alliance était quelque chose d'absolument nouveau et ne reposait pas sur les rapports habituels entre producteurs et consommateurs. Nos paysans le comprenaient bien mieux que les hérauts de la II° Internationale et de l'Internationale II 1/2. Ils se disaient : Ces bolchéviks sont de durs chefs, mais ils sont tout de même des nôtres. De toute façon, nous avons ainsi jeté les fondements d'une nouvelle alliance économique. Les paysans livraient leurs produits à l'Armée Rouge qui les aidait à défendre leurs biens. C'est ce qu'oublient toujours les hérauts de la Il° Internationale qui, tels Otto Bauer, ne comprennent absolument pas la situation présente. Nous reconnaissons que la forme initiale de cette alliance était très primitive et que nous avons commis un grand nombre d'erreurs. Mais nous devions agir le plus vite possible, nous devions organiser à tout prix le ravitaillement de l'armée. Pendant la guerre civile, nous étions coupés de toutes les régions à blé de la Russie. Notre situation était effroyable. Que le peuple russe et la classe ouvrière aient pu supporter tant de souffrances, de privations et de misère, sans avoir rien d'autre que leur ferme volonté de vaincre, semble tenir du miracle ! (Vive approbation et applaudissements.)
Depuis la fin de la guerre civile, notre tâche a en tout cas changé. Si le pays n'avait pas été aussi ravagé, comme il le fut après sept années de guerre ininterrompue, peut-être aurait on pu passer plus aisément à une nouvelle forme d'alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Mais à la situation déjà si pénible du pays se sont ajoutées la mauvaise récolte, la pénurie de fourrages, etc. Les privations des paysans sont devenues intenables. Nous devions montrer immédiatement aux larges masses paysannes que nous étions prêts, sans nous écarter un instant de la voie révolutionnaire, à modifier notre politique de sorte que les paysans puissent se dire : les bolchéviks veulent à toute force améliorer sans délai notre intolérable situation.
C'est ainsi que nous avons modifié notre politique économique : les réquisitions ont fait place à l'impôt en nature. Cela n'est pas venu du premier coup. Vous pouvez lire dans la presse bolchévique diverses propositions publiées au cours de plusieurs mois, mais on n'a pas trouvé un projet dont le succès eût été vraiment assuré. Cependant, cela n'a pas d'importance. Ce qui importe, c'est que nous avons modifié notre politique économique en obéissant exclusivement aux circonstances pratiques et aux impératifs de la situation. La mauvaise récolte, le manque de fourrages, la pénurie de combustible exercent naturellement une influence décisive sur l'économie dans son ensemble, et aussi sur l'économie paysanne. Si la paysannerie dit non, nous n'aurons pas de bois. Et sans bois, les fabriques seront forcées de s'arrêter. La récolte désastreuse et le manque de fourrage ont fait que la crise économique a pris, au printemps de 1921, des proportions gigantesques. Tout ceci est la conséquence de trois années de guerre civile. Il fallait prouver à la paysannerie que nous, pouvions et voulions modifier rapidement notre politique afin d'améliorer immédiatement son sort. Nous disons sans cesse, au II° Congrès on l'a dit aussi, que la révolution demande des sacrifices. Certains camarades argumentent ainsi dans leur propagande : nous sommes prêts à faire la révolution, mais il ne faut pas qu'elle soit trop dure. Si je ne m'abuse, cette thèse a été formulée par le camarade Smeral dans son discours au congrès du parti tchécoslovaque. J'ai lu cela dans le compte rendu du Vorwärts, de Reichenberg [1]. Il y a là apparemment un courant légèrement teinté de gauchisme. Cette source ne peut donc être considérée comme absolument impartiale. En tout cas, je dois dire que si Smeral l'a affirmé, il a eu tort. Quelques orateurs, qui ont pris la parole à ce congrès après Smeral, ont dit : Oui, nous suivrons Smeral, parce que cela nous dispensera de la guerre civile. Si tout cela est exact, je dois dire qu'une telle propagande n'est ni communiste ni révolutionnaire. Il est naturel que toute révolution entraîne des sacrifices immenses pour la classe qui l'a faite. Ce qui distingue la révolution de la lutte ordinaire, c'est que ceux qui participent au mouvement sont dix fois, cent fois plus nombreux, et à cet égard chaque révolution implique des sacrifices non seulement pour certaines personnes, mais pour toute une classe. La dictature du prolétariat en Russie a imposé à la classe dominante, au prolétariat, des sacrifices, des privations, des misères tels que l'histoire n'en avait jamais connus, et il est fort probable qu'il en sera exactement de même dans n'importe quel autre pays.
Une question se pose : comment allons nous répartir ces privations ? Nous représentons le pouvoir dÉtat. Nous sommes en mesure, jusqu'à un certain point, de répartir les privations, de les imposer à quelques classes, et adoucir ainsi, relativement, la situation de certaines couches de la population. De quel principe devons nous nous inspirer ? Le principe de la justice ou de la majorité ? Non. Nous devons agir dans un sens pratique. Répartir les charges de manière à sauvegarder le pouvoir du prolétariat. C'est là notre unique principe. Au début de la révolution, la classe ouvrière a été contrainte d'endurer une misère incroyable le constate à présent que notre politique de ravitaillement enregistre chaque année de nouveaux succès. Il est certain que la situation s'est améliorée dans son ensemble. Mais il n'est pas moins certain qu'en Russie les paysans ont plus profité de la révolution que la classe ouvrière. Aucun doute ne saurait subsister à ce sujet. Du point de vue théorique, cela montre naturellement que notre révolution a été bourgeoise dans une certaine mesure. Quand Kautsky a lancé cet argument contre nous, nous avons bien ri. Assurément, sans l'expropriation de la grande propriété foncière, sans l'expulsion des gros propriétaires terriens et sans le partage du sol, la révolution ne peut être que bourgeoise, et non socialiste. Mais nous avons été le seul parti qui ait su mener la révolution bourgeoise jusqu'au bout et faciliter la lutte pour la révolution socialiste. Le pouvoir et le système soviétiques sont des institutions de lÉtat socialiste. Nous les avons déjà établis, mais le problème des rapports économiques entre la paysannerie et le prolétariat n'est pas encore résolu.. Il reste encore beaucoup à faire, et l'issue de la lutte dépendra de notre aptitude à régler cette question. Ainsi, la répartition des privations est pratiquement une des tâches. les plus ardues. La situation de la paysannerie s'est en somme améliorée, alors que de dures épreuves sont échues à la classe ouvrière, précisément parce qu'elle exerce sa dictature.
J'ai déjà dit que le manque de fourrages et la mauvaise récolte ont suscité, au printemps 1921, une misère affreuse parmi les paysans qui sont en majorité dans notre pays. Sans entretenir de bons rapports avec les masses paysannes, nous ne pouvons subsister. C'est pourquoi notre tâche était de les assister sur le champ. La situation de la classe ouvrière est extrêmement difficile. Ses souffrances sont atroces. Pourtant les éléments politiquement les plus avancés comprennent que nous devons, dans l'intérêt de la dictature de la classe ouvrière, faire un gros effort pour secourir la paysannerie à n'importe quel prix. L'avant garde de la classe ouvrière l'a compris, mais il existe encore dans cette avant garde des gens qui ne peuvent le saisir, qui sont trop fatigués pour comprendre. Ils ont considéré cela comme une erreur et se sont mis à parler d'opportunisme. Les bolchéviks, disaient ils, aident les paysans. Le paysan qui nous exploite reçoit tout ce qu'il désire, tandis que l'ouvrier est affamé. Est ce de l'opportunisme ? Nous aidons les paysans parce que sans alliance avec eux, le pouvoir politique du prolétariat est impossible, on ne saurait le conserver. C'est ce motif pratique qui a été décisif pour nous et non la répartition équitable. Nous aidons les paysans, car c'est absolument nécessaire pour garder le pouvoir politique. Le grand principe de la dictature est de soutenir l'alliance du prolétariat et de la paysannerie, afin qu'il puisse garder son rôle dirigeant et le pouvoir dÉtat.
Le seul moyen que nous ayons trouvé, c'est l'impôt en nature qui est l'inévitable conséquence de la lutte. Bientôt, cet impôt sera mis en vigueur pour la première fois. Cette mesure n'a pas encore été mise à l'épreuve. Nous devons passer de l'alliance militaire à l'alliance économique qui, théoriquement, ne peut avoir qu'un seul fondement, l'institution de l'impôt en nature. C'est l'unique possibilité sur le plan théorique de poser la base économique vraiment solide de la société socialiste. La fabrique socialisée fournit ses produits au paysan qui, en échange, livre son blé. C'est la seule forme possible d'existence de la société socialiste, la seule forme d'édification socialiste dans un pays où les petits paysans constituent la majorité ou, au moins, une très forte minorité. Le paysan livrera une partie de la récolte sous forme d'impôt, une autre contre les produits de la fabrique socialiste ou au moyen de l'échange des marchandises.
Nous en venons ici à la question la plus ardue. L'impôt en nature signifie, il va de soi, la liberté du commerce. Après s'être acquitté de l'impôt, le paysan est maître d'échanger librement ses excédents de blé. Cette liberté d'échange implique la liberté du capitalisme. Nous le disons ouvertement et le soulignons. Nous ne le dissimulons nullement. Les choses iraient mal pour nous si nous nous avisions de le cacher. La liberté du commerce, c'est la liberté du capitalisme, mais toutefois, sous une nouvelle forme. Cela veut dire que, jusqu'à un certain point, nous créons de nouveau le capitalisme. Nous le faisons tout à fait ouvertement. C'est le capitalisme dÉtat. Mais le capitalisme dÉtat dans une société où le pouvoir appartient au capital, et le capitalisme dÉtat dans lÉtat prolétarien, sont deux notions différentes. Dans la société capitaliste, le capitalisme dÉtat est reconnu par lÉtat qui le contrôle dans l'intérêt de la bourgeoisie et contre le prolétariat. Dans lÉtat prolétarien, la même chose se fait au profit de la classe ouvrière pour lui permettre de résister à la bourgeoisie encore puissante et de lutter contre elle. Il va sans dire que nous devons accorder des concessions au capital étranger, à la bourgeoisie des autres pays. Sans la moindre dénationalisation nous remettons mines, forêts, puits de pétrole aux capitalistes étrangers pour obtenir produits industriels, machines, etc., et relever ainsi notre propre industrie.
Dans la question du capitalisme dÉtat, nous n'avons bien entendu pas été tous d'accord dès le début. Mais à cette occasion, nous avons pu constater avec une grande joie que notre paysannerie évoluait, qu'elle a parfaitement compris la portée historique de la lutte que nous soutenons à l'heure actuelle. De simples paysans des régions les plus reculées venaient nous dire : Comment ? On a chassé nos capitalistes qui parlent russe, et maintenant des capitalistes étrangers vont venir ? Est ce que cela ne montre pas le progrès de nos paysans ? Inutile d'expliquer à l'ouvrier au courant des questions économiques pourquoi cela est nécessaire. Après sept ans de guerre, nous sommes tellement ruinés qu'il faudra de longues années pour relever notre industrie. Il nous faut payer notre retard, notre faiblesse, l'apprentissage que nous faisons maintenant, que nous sommes obligés de faire. Quiconque veut s'instruire doit payer. Nous devons l'expliquer à tous et à chacun; et si nous en apportons la preuve pratique, les grandes masses ouvrières et paysannes seront d'accord avec nous, puisque leur situation va s'améliorer aussitôt, puisque nous aurons ainsi la possibilité de relever notre industrie. Qu'est ce qui nous y oblige ? Nous ne sommes pas seuls sur terre. Nous sommes dans un système d'Etats capitalistes. D'un côté, des pays coloniaux qui ne peuvent pas encore nous aider; de l'autre, des pays capitalistes qui sont nos ennemis. Ce qui donne un certain équilibre, très précaire il est vrai. Mais nous devons cependant tenir compte de cet état de choses. Il ne faut pas fermer les yeux sur ce fait si nous voulons exister. Ou bien vaincre immédiatement toute la bourgeoisie, ou bien payer tribut.
Loin de le dissimuler, nous reconnaissons ouvertement que les concessions dans le système du capitalisme dÉtat reviennent à payer tribut au capitalisme. Mais nous gagnons du temps, et gagner du temps c'est tout gagner, notamment à une époque d'équilibre, quand nos camarades étrangers préparent activement leur révolution. Et plus cette préparation sera poussée, plus sûre sera la victoire. Jusqu'à ce moment nous serons tenus de payer tribut.
Quelques mots sur notre politique du ravitaillement. Il est certain qu'elle a été primitive et mauvaise. Mais nous pouvons noter aussi quelques succès. A ce propos, je dois souligner une fois de plus que la grande industrie mécanique est la seule base économique possible du socialisme. Quiconque oublie cela n'est pas communiste. Il nous faut mettre au point cette question de façon concrète. Nous ne pouvons pas poser les problèmes comme le font les théoriciens de l'ancien socialisme. Nous devons les poser pratiquement. Qu'est ce que la grande industrie moderne ? C'est l'électrification de toute la Russie. La Suède, l'Allemagne et l'Amérique en sont près, bien qu'elles soient encore des pays bourgeois. Un camarade de Suède m'a raconté qu'une partie importante de l'industrie y est déjà électrifiée, ainsi que 30 % de l'agriculture. En Allemagne et en Amérique, pays capitalistes plus développés, l'échelle est encore plus large. La grande industrie mécanique n'est rien d'autre que l'électrification de tout le pays. Nous avons déjà désigné une commission spéciale composée des économistes et des techniciens les plus qualifiés. Il est vrai qu'ils sont presque tous contre le pouvoir des Soviets. Tous ces spécialistes viendront au communisme, mais autrement que nous, qui, au cours de vingt années d'activité clandestine, avons sans cesse étudié, répété, rabâché l'a b c du communisme.
Presque tous les organes du pouvoir soviétique étaient d'avis que l'on fît appel aux spécialistes. Les ingénieurs viendront à nous, quand nous aurons prouvé pratiquement que de cette façon les forces productives du pays s'accroissent. Il ne suffit pas de le leur prouver en théorie. Il le faut aussi pratiquement. Nous gagnerons ces gens à nos côtés si nous posons la question autrement et non sur le terrain de la propagande théorique du communisme. Nous affirmons que la grande industrie est l'unique moyen d'arracher la paysannerie à la misère et à la famine. Tout le monde est d'accord. Mais comment faire ? Pour relever l'industrie sur l'ancienne base, il faut trop d'efforts et de temps. Nous devons moderniser l'industrie, et pour cela, procéder à l'électrification du pays, ce qui demande beaucoup moins de temps. Les plans d'électrification sont déjà dressés. Plus de 200 spécialistes, presque tous adversaires du pouvoir soviétique, y ont travaillé avec intérêt bien que non communistes. Du point de vue de la science technique, ils étaient bien obligés de reconnaître que c'est la seule voie juste. Sans doute, il y a loin du plan à sa réalisation. Les spécialistes prudents disent que la première tranche des travaux demandera au moins dix ans. Le professeur Ballod a calculé que trois à quatre années suffiront pour électrifier l'Allemagne. Pour nous, même dix ans sont trop peu. Je cite dans mes thèses des chiffres pour montrer que nous avons fait bien peu jusqu'à présent dans ce domaine. Ces chiffres sont si modestes qu'on s'aperçoit tout de suite qu'ils ont une valeur de propagande plutôt que scientifique. Et c'est par la propagande que nous devons commencer. Le paysan russe, qui a fait la guerre mondiale et a passé plusieurs années en Allemagne, y a vu comment il faut gérer les exploitations avec les procédés modernes pour vaincre la famine. Nous devons développer un gros effort de propagande dans ce sens. Par eux mêmes, ces plans n'ont pas jusqu'ici une grande portée pratique, cependant que leur valeur pour la propagande est considérable.
Le paysan voit qu'il faut créer quelque chose de nouveau. Le paysan comprend que tout lÉtat doit se mettre à luvre et non chacun pour soi. Quand il était prisonnier en Allemagne il a vu, il a connu la base réelle d'une vie civilisée. 12 000 kilowatts, c'est un début très modeste. Il se peut qu'un étranger qui connaît l'électrification américaine, allemande ou suédoise, trouve la chose ridicule. Mais rira bien qui rira le dernier. En effet, c'est un début modeste. Mais la paysannerie commence à se rendre compte qu'il faut effectuer de nouveaux et immenses travaux et qu'ils sont déjà entrepris. Il faudra vaincre des difficultés énormes. Nous essayerons d'entrer en relations avec les pays capitalistes. Il ne faut pas regretter d'offrir aux capitalistes quelques centaines de millions de kilogrammes de pétrole à condition qu'ils nous aident à électrifier notre pays.
Et maintenant, pour terminer, quelques mots sur la démocratie pure . Je cite ce que Engels a écrit le 11 décembre 1884 dans une lettre à Bebel :
La démocratie pure acquerra au moment de la révolution, pour un bref délai, une importance temporaire en tant que parti bourgeois le plus extrême, ainsi qu'elle s'est déjà affirmée à Francfort, comme la dernière ancre de salut de toute l'économie bourgeoise, et même féodale... C'est ainsi qu'en 1848 toute la masse bureaucratique féodale a soutenu, de mars à septembre, les libéraux afin de tenir dans l'obéissance les masses révolutionnaires... En tout cas, pendant la crise et au lendemain de celle ci, notre unique adversaire sera toute la masse réactionnaire groupée autour de la démocratie pure; et c'est ce que l'on ne doit, à mon avis, négliger en aucun cas.
Nous ne pouvons pas poser les questions comme le font les théoriciens. La réaction tout entière, non seulement bourgeoise mais aussi féodale, se rallie autour de la démocratie pure . Les camarades allemands savent mieux que quiconque ce que signifie la démocratie pure , puisque Kautsky et d'autres chefs de la Il° Internationale et de l'Internationale Il 1/2 la défendent contre les méchants bolchéviks. Si l'on juge les socialistes révolutionnaires et les menchéviks russes sur leurs actes et non sur leurs paroles, ils n'apparaîtront pas autrement que comme les représentants de la démocratie pure petite bourgeoise. Au cours de notre révolution et aussi pendant la dernière crise, aux jours de l'émeute de Cronstadt, ils ont montré avec une pureté classique ce que signifie la démocratie pure. Une grande effervescence régnait parmi les paysans, et les ouvriers étaient eux aussi mécontents. Ils étaient fatigués, exténués. Car enfin, les forces humaines ont des limites. Ils ont souffert de la faim pendant trois ans, mais cela ne peut durer quatre ou cinq ans. Il va sans dire que la faim a des répercussions profondes sur l'activité politique. Comment ont agi les socialistes révolutionnaires et les menchéviks ? Leurs hésitations incessantes n'ont fait que renforcer la bourgeoisie. L'organisation de tous les partis russes à l'étranger a montré quelle est la situation aujourd'hui. Les chefs les plus intelligents de la grande bourgeoisie russe se sont dit : Nous ne pouvons vaincre immédiatement en Russie. Aussi notre mot d'ordre doit il être : Les Soviets sans les bolchéviks. Milioukov, leader des cadets, défendait le pouvoir des Soviets contre les socialistes révolutionnaires. Cela semble bizarre. Mais telle est la dialectique pratique que nous étudions de façon originale au cours de notre révolution, à travers notre lutte pratique et celle de nos adversaires. Les cadets défendent les Soviets sans les bolchéviks , parce qu'ils comprennent fort bien la situation et qu'ils espèrent faire mordre à cet hameçon une partie de la population. Voilà ce que disent les cadets intelligents. Certes, tous les cadets ne sont pas intelligents, mais certains le sont et ont puisé une certaine expérience dans la révolution française. A présent le mot d'ordre est : lutter contre les bolchéviks à tout prix, coûte que coûte. Toute la bourgeoisie aide maintenant les menchéviks et les socialistes révolutionnaires. Ils forment aujourd'hui l'avant garde de toute la réaction. Ce printemps, nous avons eu l'occasion de connaître les fruits de cette coalition contre révolutionnaire.
Nous devons donc poursuivre la lutte implacable contre ces éléments. La dictature est un état de guerre exacerbée. Nous nous trouvons précisément dans cet état. Il n'y a pas en ce moment d'invasion armée. Nous sommes cependant isolés. D'autre part, nous ne le sommes pas tout à fait, puisque toute la bourgeoisie mondiale est incapable, à l'heure actuelle, de mener une guerre ouverte contre nous, car l'ensemble de la classe ouvrière, bien que sa majorité ne soit pas encore communiste, est suffisamment consciente pour ne pas tolérer l'intervention. La bourgeoisie est obligée de tenir compte de cet état d'esprit des masses qui, il est vrai, n'ont pas encore tout à fait atteint le niveau du communisme. Aussi, la bourgeoisie ne peut elle à présent déclencher l'offensive contre nous, mais cela n'a rien d'impossible. Tant qu'il n'y a pas de résultat général et définitif, cet état de guerre effroyable subsistera. Nous disons : A la guerre comme à la guerre : nous ne promettons aucune liberté ni aucune démocratie. Nous déclarons ouvertement aux paysans qu'ils doivent choisir : ou bien le pouvoir des bolchéviks, et alors nous ferons toutes les concessions possibles, dans la mesure où le maintien du pouvoir le permet, et ensuite nous les conduirons au socialisme; ou bien le pouvoir de la bourgeoisie. Tout le reste n'est que duperie, démagogie pure. Une lutte sans merci doit être engagée contre cette duperie, contre cette démagogie. Notre point de vue est celui ci : pour l'instant, grandes concessions et prudence extrême, justement parce qu'il existe un certain équilibre, que nous sommes plus faibles que nos adversaires réunis, que notre base économique est trop fragile et que nous avons besoin d'une base économique plus solide.
Voilà ce que j'ai voulu dire aux camarades sur notre tactique, sur la tactique du Parti communiste de Russie. (Applaudissements prolongés.)
Notes
[1] Le Vorwärts dont il est question ici est le journal de la gauche social-démocrate autrichienne, qui parût à partir de 1911, et fût interdit en 1914-18. Après la guerre, il devient lorgane de la section allemande du P.C. tchécoslovaque.