1942 |
Un article inédit de Jean Malaquais, sur Marseille, 1940-1942. Première mise en ligne par Philippe Bourrinet |
Il est doux, étant homme, de participer au destin des hommes. Il est doux, la guerre étant, de payer chacun sa pinte de bon sang vermeil. Loin d’être un mythe démocratique, «la loi égale pour tous», quand bien même elle consisterait à trépasser de peste écarlate, tient aux sources mêmes des rapports sociaux. Mourir sous les décombres de sa maison ou sur le versant d’une tranchée ou encore sous les douze balles d’un peloton d’exécution, l’acceptation en somme passive d’un destin qui tout à l’heure sera peut-être celui de Pierre, de Paul, implique pour une grande part un ineffable sentiment de justice - affect hors de tout rapport avec le code criminel ou la peur du gendarme. Parce que si indiciblement misérable que soit le lot de la femme, de l’enfant, dont la vie saigne sur le noir tranchant d’un éclat d’obus, ce lot est tout de même à la mesure de notre destin, puisque aussi bien les hommes n’ont pas encore appris à fonder une humanité ; parce que quel que soit le rôle de l’individu dans la hiérarchie sociale, celui-ci se sent avant tout membre de la Cité, solidaire des autres membres de son groupe, responsable des lois qui régissent le monde.
Nul n’a vraiment le désir d’échapper à la loi commune, nul n’en a en tout cas le pouvoir, et aussi iniques que soient les souffrances, toujours elles sont à l’échelle de l’homme si l’homme y reconnaît une part de douleur commune à tous. Hors cette identification, hors la Cité, la vie n’est ni possible, ni pensable. Tomber, l’écume aux lèvres, est la loi de la guerre. Nous sommes dans la loi. Aussi il n’est pas de cruauté plus raffinée que celle qui s’emploie à faire déchoir l’individu de ses prérogatives de membre de la tribu. Et les gens à qui l’on ôte le droit de crever fraternellement sous les décombres de la maison commune et que l’on met au ban de la Cité et que l’on met hors la loi, hors l’espérance, hors la mort - que veut-on qu’ils deviennent sinon le remords, sinon le cilice de l’humanité ?
Ces déracinés, ces extirpés de leur lieu natal, traînant chacun son fardeau de conscience universelle, ces hommes de rien ont pourtant fait la gloire de l’Europe. Savants austères, peintres de talent, médecins fameux, poètes de génie, ce que des millénaires de culture et de sélection ont produit de plus noble, les voici donc frappant aux portes des Etats-Unis comme une cohorte de damnés au guichet de St Pierre. Ils étaient professeurs de neurologie à Vienne, astronomes à Varsovie, metteurs en scène à Berlin, physiciens à Amsterdam, ils cultivaient les sciences et les arts et les métaphysiques avec un amour et une piété sans égal, et maintenant ils sont là, debout dans un méchant veston, faisant la queue devant le consulat américain, eux dont la pensée et les spéculations et le verbe sont connus de milliers et de milliers d’Américains. Ils sont là, seuls mais très grands dans leur solitude, seuls et sans pays et sans toit, avec plus rien dans leurs mains parce qu’un immense ouragan a démoli les quatre murs de la raison, parce qu’on leur trouve le crâne de l’homo palestinus, la dentition de l’australopithecus africanus.
Ils sont là, debout sous la hampe du drapeau américain, légion d’excommuniés par-delà même l’enfer, combattants de l’intelligence, combattants des armées, hier encore au faîte des honneurs, aujourd’hui souillés dans leur dignité qui est notre dignité, dans leur âme qui est notre âme. Mais Marseille a beau être l’ultime bouée qui surnage dans les eaux folles du continent, le superlatif absolu qui seul encore permette d’imaginer une levée d’ancre à destination de l’Amérique, le chemin reste long et dur qui mène aux débarcadères des E.U ; des Etats-Unis parce que jamais terre n’a symbolisé avec pareille intensité un idéal de liberté, jamais, pas même aux yeux des pionniers aventureux des siècles perdus. De Portland à Galveston, de San Diego à Seattle, tout au long de l’axe du 40ème parallèle qui depuis New-York traverse d’outre en outre les E.U., la grande République de Franklin et de Lincoln est devenue le point de mire de l’apatride humanité.
A tort ou à raison, tous ceux que les événements ont ravalés à l’état de parias y tournent le visage, espérant que là-bas est la délivrance, là-bas le refuge. Car si pour l’émigrant de jadis l’Amérique signifiait richesse, pour l’émigrant d’aujourd’hui elle concrétise un bien autrement précieux que l’or : la solidarité humaine. Et, de fait, le sauvetage a lieu. Oh, sans doute bien lentement au gré de ceux que la détresse empoigne à la gorge, mais c’est que l’entreprise on l’imagine difficile. La tempête fait rage, le canot des rescapés ballotte sur la vague, les câbles de transbordement se rompent qui ont été amorcés du navire U.S.A. au radeau des survivants. Des organisations comme The Emergency Rescue Committee, la HIAS - JCA Emigration Association, la YMCA, The Unitarian Service Committee, les Quakers, etc., se dépensent sans limite, soutenus dans leur effort par de nombreuses personnes dont on ne saura jamais le désintéressement.
Et devant le gris immeuble du consulat des E.U. à Marseille, silencieuse et grave, patiente, une foule que chaque jour qui se couche sur la vaste terre enlise un peu davantage dans l’irréparable, dans l’irrémédiable, une foule depuis longtemps privée de sol et d’air et d’espace. Il faut vaincre quels obstacles, traverser quels purgatoires pour avoir raison des affidavits, des visas d’entrée, des visas de sortie, des visas de transit, des visas - des visas - des visas !