1870-71 |
Marx et Engels face au premier gouvernement ouvrier de l'histoire... |
La Commune de 1871
Combats d'arrière-garde
Londres (vers le 10 avril) 1871
Cher Wilhelm
En toute hâte: deux nouvelles seulement, que tu pourras sans doute utiliser pour le Volksstaat:
Ainsi, j'ai été obligé de démentir dans le Times divers mensonges de Paris-Journal, du Gaulois, etc., car ces imbécillités étaient transmises par télégraphe aux feuilles anglaises. Le tout dernier vient du Soir (journal d'About, partisan bien connu de Plon-PIon) que la Commune vient tout récemment d'interdire. Du Soir, elle est passée dans toutes les feuilles réactionnaires de province. De Laura (à propos, Lafargue est en ce moment à Paris comme délégué de Bordeaux) je reçois aujourd'hui, par exemple, l'extrait suivant du journal la Province (hier, j'ai eu le même, d'un journal clérical belge):
« Paris. 2 avril. Une découverte en provenance d'Allemagne a fait sensation ici. On a constaté de manière authentique maintenant que Karl Marx, l'un des chefs les plus influents de l'Internationale a été le secrétaire privé du comte de Bismarck en 1857 et n'a cessé depuis lors de rester en relations avec son ancien patron. » *
Ce Stieber devient vraiment « terrible ».
Salut.
Ton K. M.
Londres, le 16 juin 1871
Chère mère,
En ce qui concerne ma visite, c'est une chose délicate. Comme tu le sais, depuis l'affaire de Paris, on nous fait, à nous les « Internationaux », une chasse systématique. N'avons-nous pas fomenté toute cette révolution depuis Londres, ce qui est aussi vrai que si l'on disait que j'ai semé la zizanie entre mes frères, et Adolphe. Quoi qu'il en soit, les choses en sont là et nous savons de source sûre que Marx, qui devait aller à Hanovre, devait y être arrêté. Certes, on ne, pourrait rien me faire de bien grave, mais il pourrait toujours y avoir de petits heurts. Or, pour rien au monde, je ne voudrais que cela se passe sous ton toit. De plus, ces misérables Belges réclament toujours des visas. Je crois donc qu'il vaut mieux attendre que les choses se tassent un peu, jusqu'à ce que la police et les philistins se soient de nouveau calmés...
Salue tout le monde bien cordialement,
ton fils fidèlement attaché
Frédéric
Londres, le 21 octobre 1871
Chère mère,
Si je ne t'ai pas écrit depuis si longtemps, c'est que je désire répondre à tes dernières observations sur mon activité politique d'une façon qui ne te choque point. En effet, quand je lisais encore et encore les mensonges infâmes de la Gazette de Cologne, en particulier les bassesses de ce voyou de Wachenhusen, quand je voyais comment ceux-là mêmes qui, pendant toute la guerre, ne voyaient que mensonge dans toute presse française, claironnent en Allemagne, comme parole d'Évangile, chaque invention de la police, chaque calomnie de la feuille de chou la plus vénale de Paris contre la Commune, tout cela ne me mettait pas dans des dispositions qui me préparaient à t'écrire. On a fait grand bruit autour de quelques otages qui ont été fusillés selon le modèle prussien, autour de quelques palais qui ont été brûlés, toujours selon le modèle prussien: tout le reste est mensonge. Mais, personne ne souffle mot des 40 000 hommes, femmes et enfants que les Versaillais ont massacrés et passés par les armes, après qu'ils eurent été désarmés. Bien sûr, vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous en êtes réduits à la lecture de la Gazette de Cologne et du Journal d'Elberfeld, qui vous bourrent la tête de leurs mensonges. Pourtant, au cours de ta vie, tu as déjà entendu traiter certaines gens de véritables mangeurs d'hommes les gens du Tugendbund sous le vieux Napoléon, les Démagogues de 1817 à 1831, les gens de 1848, alors qu'il s'est toujours trouvé par la suite qu'ils n'étaient pas si terribles, une rage intéressée de persécution leur ayant attribué depuis le début toutes ces horreurs qui, par la suite, se sont envolées en fumée. J'espère, chère mère, que tu y penseras et que tu en feras bénéficier aussi les gens de 1871, lorsqu'il sera question à leur sujet de semblables forfaits imaginaires.
Tu sais fort bien que je n'ai pas changé d'opinions, d'autant qu'elles sont miennes depuis quelque trente ans. Il faut donc t'attendre à ce que non seulement je les défende, mais encore que je les exécute dûment, sitôt que les circonstances m'y poussent. Tu aurais, bien plutôt, à avoir honte de moi, si je n'agissais pas ainsi. Si Marx n'était pas ici, voire s'il n'existait pas du tout, cela n'aurait rien changé à l'affaire. Il est donc parfaitement injuste de l'en charger. Au reste, je me souviens de ce qu'autrefois la famille de Marx prétendait que c'était moi qui l'avais perverti...
De tout mon cœur, ton Frédéric
Notes
[1] La rédaction du Volksstaat fit précéder cette nouvelle du commentaire suivant: « Les camarades qui nous ont reproché de ne pas mentionner les articles de Vogt contre l'annexion de l'Alsace-Lorraine et qui n'étaient pas convaincus par la brochure de Marx, Herr Vogt, seront maintenant satisfaits. Nous prions nos camarades parisiens de nous envoyer toute la liste, car nous sommes persuadés que nous y trouverons quelques connaissances, qui se firent les comparses de Vogt au service du bonapartisme et qui, aujourd'hui, pour les mêmes motivations et avec un même enthousiasme, jouent les patriotes aux côtés de Bismarck. »
*
Dans sa lettre du 3 août 1870, Marx avait
confié à Engels que c'est d'abord dans l'Internationale qu'on avait commencé à
le faire passer pour un agent prussien: « Lopatine a quitté Brighton où il
mourait d'ennui pour aller s'installer à Londres. C'est l'unique Russe « solide
» que j'aie connu jusqu'ici, et j'aurai tôt fait de lui enlever ce qui lui reste
de préjugé national. J'ai appris de lui que
Bakounine répand la rumeur selon laquelle je suis un
normal'>agent de Bismarck : chose étonnante à dire ! C'est vraiment drôle,
le même soir (mardi dernier), Serraillier me communiquait que Chatelain, membre
de la Branche française et ami particulier de Pyat, avait informé la Branche
française, réunie en assemblée générale, du montant
que Bismarck m'avait payé, rien moins que 250 000 francs ! Si l'on
considère, d'une part, l'idée que l'on se fait en France d'une telle somme et,
d'autre part, le radinisme prussien, c'est pour le moins une estimation de
qualité ! » (1)
(1) Engels affirme à diverses reprises que l'organisation politique ouvrière n'est pas imperméable
aux influences bourgeoises (cf. pp. 217, 220): elle peut même dégénérer tout
entière et passer aux côtés de la bourgeoisie. C'est au sein même de
l'Internationale, dès 1870, que Marx fut accusé d'être au service de Bismarck,
et les journaux bourgeois répandirent la nouvelle en 1871. Marx mit toujours
les ouvriers en garde contre les renégats et les chefs corrompus et vendus à la
bourgeoisie.
Dans sa lettre du 5 octobre 1872 à Serge, Engels écrivit: « Hales a entrepris ici une
vaste campagne de diffamation, qui se retourne contre lui, sans que nous ayons
à lever le petit doigt. Le prétexte en est que Marx a dénoncé la corruption des
chefs ouvriers anglais.
« Ici toute la masse des dirigeants ouvriers achetés par la bourgeoisie, notamment
par Samuel Morley, veulent à toute force être choisis par les bourgeois pour se faire élire au
parlement comme candidats des ouvriers. Mais,
ils n'y arriveront probablement pas, encore que je souhaiterais vivement que
toute la bande y entre... car ils s'y discréditeraient » (Engels à W.
Liebknecht, le 27 janvier 1874).