Le 8 mai 1870.
Mes plus vifs remerciements, chers Mme et M. Kugelmann pour les beaux cadeaux que vous m'avez envoyés. Je ne sais lesquels me ravissent le plus, les gravures ou les chansons : mes yeux et mes oreilles sont également captivés. Les boutons de manchettes ont fait grand plaisir au Maure, et les fleurs sont vraiment très artistiques. Il est enchanté aussi de la tapisserie de Leibniz [1] et lui a déjà trouvé une place dans son bureau où nous l'avons accrochée au mur au‑dessus de la cheminée. Malheureusement, le papier bleu de la tapisserie a abîmé la belle gravure représentant la mort de César : le bleu a déteint dessus. D'une façon générale, les gravures ont souffert de la façon dont elles ont été emballées; l'histoire de Kaulbach est en partie déchirée. Mais nous espérons que l'encadreur réussira à l'arranger. Le colis n'est arrivé à destination qu'hier après‑midi (samedi) [2] : il a donc dû rester longtemps en route.
Je dois aussi vous remercier, en dernier lieu, mais non moins vivement, de vos aimables lettres et de vos bons souhaits pour mon anniversaire. J'ai été très peinée, cher « Docteur », d'apprendre que vous étiez de nouveau souffrant, et j'espère recevoir bientôt de meilleures nouvelles. Le Maure aussi est loin d'aller bien : il a attrapé un très mauvais rhume. Tous les autres occupants de Modena Villas, y compris quatre chats et un chien, vont bien; mais il y règne une grande agitation depuis dimanche dernier où est arrivée de Paris la nouvelle qu'on avait découvert un complot contre la vie de Bonaparte [3]. Vous avez lu naturellement dans les journaux allemands que ces imbéciles du gouvernement français ont d'abord tenté d'impliquer l'Internationale dans cette affaire et que de nombreux membres des sections parisienne et lyonnaise de l'Internationale ont été arrêtés. Les valets de plume de la presse anglaise et française ont naturellement profité de cette occasion pour se livrer à de furieuses attaques contre l'Internationale et pour exhorter leurs gouvernements respectifs à interdire cette odieuse association, source de tous les maux. Malgré cela, le gouvernement français a tout de même été obligé de déclarer que l'Internationale n'avait rien à faire avec le complot et que ses membres sont seulement poursuivis pour le crime d'appartenir à une « société illégale ».
Le Maure a rédigé une déclaration, adoptée à l'unanimité par le Conseil Général, par laquelle il répudie toute participation de l'Internationale à cette affaire [4].
Selon le gouvernement français, M. Gustave Flourens [5] est sérieusement compromis dans le complot et, comme il est en Angleterre, le gouvernement français a demandé secrètement au gouvernement anglais de le lui livrer; mais M. Gladstone, qui sait fort bien qu'une telle action lui coûterait sa situation de Premier ministre (comme cela arriva à Palmerston dans l'affaire Simon Bernard) [6], déclare que le ministère ne peut rien faire en l'occurrence sans preuves supplémentaires de la culpabilité de M. Flourens. En réalité, le gouvernement français ne possède aucune preuve contre M. Flourens. En admettant, en effet, qu'on puisse prouver qu'il a envoyé de l'argent à Paris dans le dessein d'armer la population, de la pourvoir de bombes en cas d'insurrection, cela n'implique nullement qu'il ait eu quoi que ce soit à voir dans le projet d'assassiner l'empereur. Dimanche dernier (mon anniversaire), quand la nouvelle de la découverte du complot * nous est parvenue, M. Flourens était chez nous : vous pouvez donc imaginer que mon anniversaire n'a été rien moins que tranquille ou joyeux. Nous ne savions pas à ce moment‑là si M. Flourens n'allait pas être arrêté d'un instant à l'autre. C'est le fils du célèbre naturaliste du même nom, et il a lui‑même écrit un livre d'ethnographie et fait des conférences au Collège de France. C'est un mélange tout à fait extraordinaire de savant et d'homme d'action.
Un résultat heureux du complot, c'est qu'il a forcé l'homme de Décembre [7] à jeter bas son masque de libéralisme et à se montrer sous son vrai visage. Un régime de blanche terreur règne à Paris; hier tous les journaux de l'opposition ont été saisis; on pousse les gens aux solutions extrêmes. On ne peut savoir ce qui se passera aujourd'hui !
Je continue à écrire pour La Marseillaise [8] : plusieurs de mes lettres ont été citées par l'Irishman, le journal national irlandais. J'attends à présent des nouvelles d'Irlande sur le sort des prisonniers politiques. Si je tarde à recevoir une réponse, je commencerai à croire que la lettre que j'ai écrite aux femmes des prisonniers a été interceptée par le gouvernement britannique. J'ai malheureusement signé de mon vrai nom ! ‑ C'est l'heure du courrier, embrassez ma chère Françoise pour moi, ma chère Trautchen, et, avec tous mes remerciements pour votre gentillesse,
Croyez‑moi, affectueusement vôtre.
Jenny.
[En marge] : Maman et Tussy vous envoient leurs meilleures salutations. J'ai oublié de vous dire que le docteur Gans nous a rendu visite à trois reprises. Il nous a envoyé des places pour plusieurs opéras.
Notes
[1] Kugelmann avait fait présent à Marx pour son anniversaire, de deux morceaux de la tapisserie du cabinet de travail de Leibniz, dont la maison de Hanovre était démolie. Marx avait une grande admiration pour Leibniz (voir la lettre de Marx à Engels du 10 mai 1870).
[2] C'est‑à‑dire le 7 mai. L'anniversaire de Marx tombait le 5 mai.
[3] Le 29 avril la police annonçait l'arrestation d'un certain Beaury, venant de Londres et porteur d'une lettre de Flourens. Elle dénonçait un projet d'attentat contre la vie de Napoléon III. En réalité, ce complot, découvert peu avant le plébiscite du 8 mai, allait servir de prétexte à l'arrestation de membres de l'Internationale à Paris, Marseille et Lyon.
[4] La déclaration du Conseil Général de l'Internationale, votée dans la séance du 3 niai, fut reproduite dans La Marseillaise n° 138 du 7 mai 1870 (p. I/V). Le journal gouvernemental L'opinion nationale l'avait publiée la veille en la faisant suivre d'un commentaire tendancieux.
[5] Gustave Flourens (1838‑1871) : révolutionnaire blanquiste, membre de l'Internationale. Collaborateur de La Marseillaise ; fréquenta la maison de Marx pendant son exil londonien. Il fut tué pendant la Commune au cours de laquelle il s'était battu courageusement. Marx lui consacra un très émouvant article qui parut dans le Volksstaat (15 avril 1871).
[6] Le médecin Simon Bernard, qui avait pris part à la révolution de 1848 et s'était réfugié à Londres, avait été impliqué par Bonaparte dans l'attentat d'Orsini en 1858. Voir à ce sujet la lettre de Marx à EngeIs du 7 mai 1870.
[7] Napoléon III. Allusion à son coup dÉtat du 2 décembre 1851 par lequel il s'empara du pouvoir.
[8] Sous la signature de J. Williams, Jenny avait, en étroite collaboration avec Marx, écrit une série d'articles sur la question irlandaise qui parurent dans La Marseillaise entre le 1° mars et le 24 avril 1870.
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.