Londres, le 13 décembre [1870].
Cher Kugelmann,
Tu t'expliqueras mon silence quand tu sauras que pendant cette guerre qui a attiré en France la plus grande partie des foreign correspondents du General Council [correspondants étrangers du Conseil Général], je dois assurer presque toute la correspondance internationale, ce qui n'est pas une petite affaire. En outre, avec la « liberté de la poste » qui règne actuellement en Allemagne et particulièrement dans la Confédération de l'Allemagne du Nord, et tout « particulièrement » au Hanovre, il est dangereux pas pour moi, mais pour mes correspondants allemands que je leur donne mes points de vue sur la guerre. Et de quoi d'autre pourrait‑on parier en ce moment ?
Tu souhaites lire, par exemple, notre première Adresse [1] sur la guerre. Je te l'avais envoyée. Elle a manifestement été saisie. Je joins aujourd'hui à ma lettre nos deux Adresses [2] que nous avons réunies en brochure, ainsi que l'article du professeur Beesly, paru dans la Fortnightly Review [3], et le Daily News d'aujourd'hui; comme cette feuille est de nuance prussienne, ces choses passeront probablement. Le professeur Beesly est comtiste [4] et à ce titre obligé d'avancer toutes sortes de crotchets [d'idées saugrenues]; au reste un homme plein de zèle et d'audace. Il est professeur d'histoire à l'Université de Londres.
Il semble qu'on ne se soit pas contenté de garder prisonniers en Allemagne Bonaparte, ses généraux et son armée; on a encore acclimaté l'impérialisme tout entier avec toutes ses tares, au pays des chênes et des tilleuls [5].
Pour ce qui est du bourgeois allemand, son ivresse annexionniste ne m'étonne absolument pas. Primo l'accaparement est le principe vital de toute bourgeoisie, et prendre des provinces étrangères n'en est pas moins « prendre ». De plus, le bourgeois allemand a accepté servilement tant de coups de pied de ses princes, et surtout des Hohenzollern, que ce doit être pour lui une véritable jouissance que de voir, pour changer, ces coups de pied appliqués à l'étranger.
En tout cas, cette guerre nous a délivrés des « républicains bourgeois ». Elle a réservé à cette bande une fin horrible. Et c'est là un résultat important. Elle a fourni à nos professeurs la meilleure occasion de se montrer de serviles pédants aux yeux du monde entier. La situation qui en découlera constituera la meilleure des propagandes en faveur de nos principes.
Ici, en Angleterre, l'opinion publique était ultra‑prussienne au début de la guerre. Maintenant, c'est tout le contraire. Dans les cafés chantants, par exemple, on siffle les chanteurs allemands avec leur Wi-Wa Wacht am Rhein [6], tandis qu'on accompagne les chanteurs français en chantant in choro [en chœur] la Marseillaise. Indépendamment de la sympathie sans équivoque des masses populaires pour la République, du dépit ressenti par la respectability [société bien pensante] à la vue de l'alliance, aujourd'hui évidente, qui lie la Prusse à la Russie et du ton impudent de la diplomatie prussienne depuis les succès militaires, les méthodes de guerre utilisées : système des réquisitions, incendies des villages, exécution des francs‑tireurs, prises d'otages et autres récapitulations de la guerre de Trente ans, ont suscité ici l'indignation générale. Of course [naturellement] les Anglais ont agi de même aux Indes, à la Jamaïque, etc., mais les Français ne sont ni des Hindous, ni des Chinois, ni des nègres et les Prussiens ne sont pas des heavenborn Englishmen [Anglais envoyés de Dieu]. C'est vraiment une idée typiquement hohenzollerienne que d'imputer à crime à un peuple de continuer à se défendre dès, lors que son armée permanente a été anéantie. En fait, la guerre populaire menée en Prusse contre Napoléon I°, empêchait de dormir ce brave Frédéric‑Guillaume III. On peut s'en convaincre en lisant l'histoire de Gneisenau par le professeur Pertz. Gneisenau, dans son ordonnance sur le Landsturm [7], avait érigé en système la guerre de francs‑tireurs. Ce qui travaillait F[rédéric]‑G[uillaume] III c'était de voir le peuple se battre de sa propre initiative et sans ordres supérieurs.
Cependant tout n'est pas encore fini. La guerre en France peut encore prendre une tournure très désagréable. La résistance de l'armée de la Loire ne figurait pas dans les plans [8] et la dispersion à droite et à gauche des forces allemandes est, dit‑on, destinée à intimider les populations; mais elle n'a en fait d'autre résultat que de susciter des actions défensives sur tous les points et d'affaiblir la force offensive de l'armée allemande. Le bombardement dont on menace Paris est lui aussi un simple truc. Selon toutes probabilités, il ne peut produire aucun effet sérieux sur la ville elle‑même. Que l'on abatte quelques ouvrages avancés, que l'on fasse une brèche, à quoi cela sert‑il quand le nombre des assiégés est plus élevé que celui des assiégeants ? Et quand les rôles sont renversés et que les assiégés se battent exceptionnellement bien dans les sorties, tandis que les assiégeants se défendent à l'abri des enrenchments [retranchements], comme cela s'est produit d'abord ?
Affamer Paris est le seul moyen réel. Mais si le temps nécessaire se prolonge suffisamment pour que des armées arrivent à se constituer et que la guerre populaire s'organise en province, on n'aura fait que déplacer le centre de gravité. En outre, même après sa capitulation, Paris, qui ne saurait être occupé et tenu en respect par une poignée d'hommes, immobiliserait une grande partie des invaders [envahisseurs].
Mais quelle que soit l'issue de la guerre, elle a exercé le prolétariat français à l'usage des armes; et c'est là la meilleure garantie pour l'avenir.
Le ton impudent que la Russie et la Prusse adoptent à l'égard de l'Angleterre pourrait aboutir à des conséquences tout à fait inattendues et fort désagréables pour elles. Voici sur quoi se fonde cette hypothèse : par le traité de Paris de 1856, l'Angleterre s'est désarmée elle‑même. C'est une puissance maritime et, face aux grandes puissances militaires du continent, elle ne peut jeter dans la balance que les moyens employés dans une guerre navale. Le moyen infaillible dont elle dispose consiste à interdire ‑ ou à arrêter ‑ temporairement le commerce maritime des puissances continentales. Principalement par l'application du principe qui permet de saisir des marchandises ennemies sur des navires neutres. Les Anglais ont renoncé à ce maritime right [droit maritime] (comme à d'autres rights [droits] semblables) par la déclaration annexée au traité de Paris. Clarendon le fit sur ordre secret du Russe Palmerston. Mais cette déclaration ne constitue pas une partie inhérente au traité; elle n'a jamais été légalement ratifiée en Angleterre. Messieurs les Russes et Messieurs les Prussiens se fourrent le doigt dans l'œil, s'ils se figurent que l'influence de la reine [9] qui, par family interest [intérêt familial], est liée à la Prusse et l'imbécillité bourgeoise d'un Gladstone empêcheront, au moment décisif, John Bull de jeter par‑dessus bord le « doux obstacle » qu'il a lui‑même créé. Et alors il lui suffit de quelques semaines pour donner le coup de grâce au commerce maritime de la Russie et de la Prusse. Nous aurons alors l'occasion d'étudier les mines allongées des diplomates de Pétersbourg et de Berlin et celles, plus longues encore, de nos « patriotards ». Qui vivra verra.
My best compliments to [Mes meilleurs compliments à] Madame la comtesse et à Françoise.
Ton K. M.
A propos : Peux‑tu me faire parvenir les différents discours de Windthorst au Reichstag ?
Notes
[1] On trouvera ce texte dans La Guerre civile en France, Édit. soc., pp. 26‑31.
[2] Deuxième adresse, ibidem, pp. 32‑40.
[3] Cet article paru le 1° novembre avait été écrit sur la suggestion de Marx. Voir La Guerre civile en France p. 108 et également M.E.W., t. 18, pp. 89‑92 et pp. 108‑115.
[4] Disciple d'Auguste Comte.
[5] C'est‑à‑dire l'Allemagne.
[6] Voir ci‑dessus p. 173, note 6.
[7] Ordonnance du 21 avril 1813 qui prévoyait l'appel sous lu drapeaux de toute la population masculine en état de porter la armes. Celle‑ci constituait le Landsturm, appelé à soutenir, par des actions de guérilla, l'armée régulière. Cet édit fut abrogé dès l'été 1813.
[8] Cette armée avait été constituée à la mi‑novembre et placée sous le commandement du général d'Aurelle de Paladines. Bien que composée de troupes peu ou mal entraînées, elle remporta plusieurs succès contre les forces allemandes.
[9] Victoria.
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.