1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Vers la guerre et la Commune
Citoyens !
C'est avec une grande joie que le Conseil général a reçu votre lettre du 14 décembre. Votre lettre précédente du 30 juillet nous est également parvenue [1]. C'est le citoyen Serraillier, secrétaire pour l'Espagne, qui était chargé de vous transmettre notre réponse. Mais il s'est rendu peu après en France afin de combattre pour la République, et c'est alors qu'il fut pris dans le siège de Paris. Or donc, si vous n'avez pas reçu de réponse à votre lettre du 30 juillet qui se trouve encore entre ses mains, cela est dû aux circonstances. À présent, le Conseil général, dans sa séance du 7, a chargé provisoirement le soussigné F. E. de la correspondance avec l'Espagne et lui a remis votre dernière lettre.
Nous avons reçu régulièrement les journaux ouvriers d'Espagne ‑ La Federacion de Barcelone, La Solidaridad de Madrid (jusqu’à décembre 1870), El Obrero de Palma (jusqu'à son interdiction) et récemment La Revolucion social de Palma (uniquement le n° 1). Ces journaux nous ont tenu au courant des faits du mouvement ouvrier espagnol ; nous avons constaté avec une grande satisfaction que les idées de la révolution sociale étaient de plus en plus le patrimoine commun de la classe ouvrière de votre pays.
Comme vous le dites, il ne fait pas de doute que les creuses déclamations des vieux partis politiques ont orienté trop fortement l'attention du peuple sur eux, et de ce fait sont devenues un grand obstacle pour notre propagande. Il en a été ainsi partout dans les premières années du mouvement ouvrier. En France, en Angleterre, en Allemagne, les socialistes sont aujourd'hui encore obligés de combattre l'activité et l'influence des partis politiques traditionnels, aristocratiques ou bourgeois, monarchistes et même républicains. Partout l'expérience a démontré que le meilleur moyen de libérer les ouvriers de l'emprise des partis traditionnels consiste à créer dans chaque pays un parti du prolétariat ayant une politique propre, une politique qui se distingue clairement de celle de tous les autres partis parce qu'elle doit exprimer les conditions de l'émancipation de la classe ouvrière. Les détails de cette politique peuvent varier selon les circonstances particulières de chaque pays. Cependant, étant donné que les rapports fondamentaux du travail au capital sont partout les mêmes et que le fait de la domination politique des classes possédantes sur les classes exploitées subsiste partout, les principes et le but de la politique prolétarienne sont identiques, du moins dans tous les pays occidentaux.
Les classes possédantes, aristocrates fonciers et bourgeois, tiennent le peuple travailleur en esclavage non seulement par la puissance de leurs richesses et par l'exploitation directe du travail par le capital, mais encore par le pouvoir d'État, l'armée, la bureaucratie et la magistrature. Ce serait sacrifier l'un des moyens d'action les plus puissants ‑ notamment en ce qui concerne l'organisation et la propagande ‑ si nous renoncions à combattre nos ennemis sur le terrain politique. Le suffrage universel nous met en main un excellent moyen d'action. En Allemagne, où les ouvriers sont fortement organisés en parti politique, ils ont réussi à envoyer six députés dans la prétendue représentation nationale. L'opposition que nos camarades Bebel et Liebknecht ont pu y organiser contre la guerre de conquête a servi beaucoup plus efficacement les intérêts de notre mouvement international que des années de propagande par voie de presse et de réunion [2]. En ce moment même, des représentants ouvriers ont été élus en France, et ils proclament à haute voix nos principes. La même chose se passera en Angleterre lors des prochaines élections.
Nous apprenons avec joie que vous avez l'intention de nous transmettre les cotisations des diverses branches de votre organisation en Espagne. Nous les accepterons avec reconnaissance. Veuillez les transférer par chèque à une quelconque banque londonienne, payable à notre trésorier John Weston, ou par lettre recommandée à l'adresse du soussigné, soit 256, High Holborn, Londres (siège de notre Conseil), soit 122, Regent's Park Road (mon adresse privée).
Nous attendons avec grand intérêt la statistique de votre fédération que vous avez promis de nous envoyer.
En ce qui concerne le congrès de l'Internationale, il ne saurait en être question tant que dure l'actuelle guerre. Mais si, comme il est probable, la paix devait être bientôt rétablie, le Conseil se préoccupera aussitôt de cette importante question, et il prendra en considération l'aimable invitation que vous nous avez fait parvenir au sujet de sa tenue à Barcelone.
Nous n'avons pas encore de sections au Portugal. Il vous serait peut-être plus facile qu'à nous d'entamer des relations avec les ouvriers de ce pays. Si vous y réussissez, veuillez nous écrire à ce sujet. De même, nous pensons qu'il vaudrait mieux, pour commencer du moins, que vous entriez en relation avec les imprimeurs de Buenos Aires ; toutefois, vous devrez nous informer ensuite des résultats que vous aurez obtenus. En attendant, vous nous feriez grand plaisir et vous rendriez un bon service à la cause si vous pouviez nous faire parvenir un exemplaire des Anales de la Sociedad tipografica de Buenos Aires afin que nous en prenions connaissance.
Au reste, le mouvement international continue de progresser, en dépit de tous les obstacles. En Angleterre, les conseils centraux des syndicats (Trades' Councils) de Birmingham et Manchester, et avec eux les ouvriers des deux centres industriels les plus grands du pays, viennent d'adhérer directement à notre association.
En Allemagne, le gouvernement persécute les nôtres, tout comme Louis Bonaparte le faisait en France il y a un an. Nos amis allemands, dont plus de cinquante sont en prison, souffrent littéralement pour la cause internationale : ils ont été poursuivis et arrêtés parce qu'ils se sont opposés de toutes leurs forces à la politique de conquête et ont demandé que le peuple allemand fraternise avec le peuple français. En Autriche aussi, beaucoup de nos amis sont emprisonnés, tandis que le mouvement progresse néanmoins. En France, nos sections ont été partout le centre et l'âme de la résistance contre l'invasion ; dans les grandes villes du Midi, ils se sont emparés du pouvoir local, et si Lyon, Marseille, Bordeaux et Toulouse ont déployé une énergie inconnue jusqu'ici, c'est uniquement grâce aux efforts des membres de l'Internationale. En Belgique, notre organisation est puissante, et nos sections belges viennent tout récemment de tenir leur sixième congrès national. En Suisse, il semble que les divergences de vues qui se sont manifestées depuis quelque temps dans nos sections soient en train de se réduire. D'Amérique, on nous annonce l'adhésion de nouvelles sections françaises, allemandes et tchèques (de Bohème) ; en outre, nous continuons d'entretenir des relations fraternelles avec la grande organisation, des ouvriers américains, la Labor League [3].
Dans l'espoir de recevoir bientôt de nouveau de vos nouvelles, nous vous envoyons nos salutations fraternelles.
Pour le Conseil général de l'Association
internationale des travailleurs :
F. E.
Notes
[1] Cf. Engels, 13 février 1871.
Cette lettre est un exemple significatif des
relations entre le Conseil général et ce que l'on pourrait
appeler les sections nationales. Le centre y donne des conseils
en même temps qu'il incite à des activités de propagande et
d'organisation en utilisant au maximum les capacités
d'initiative locales. Il resserre ainsi la liaison
internationale à tous les niveaux.
[2] Engels considère manifestement la
propagande comme l'activité du parti à l'extérieur. Dès
lors, c'est tout simplement l'autre face,
l'application, dans des conditions données, de son
programme et de ses principes. Rien n'est plus significatif
que l’action de propagande des partis politiques.
C'est là où se manifeste le plus souvent la coupure entre
l'organisation et ses mandants ou les masses. Étant devenu
une entité particulière, ayant sa propre vie et ses propres
intérêts, le parti n'effectue plus dès lors la propagation
des principes des masses dans leur intérêt, mais utilise les
masses, par le moyen de sa propagande, pour ses intérêts
particuliers. Dans La Dialectique du concret (Maspero,
1971 p. 49), Karel Kosik montre comment la propagande des
partis officiels relève de la manipulation des masses, qui ne
sont plus sujets actifs, mais objets passifs, et en fin de
compte relève de la conception générale bourgeoise qui n'a
d'yeux que pour la technique, c'est-à-dire de
l'exploitation matérielle d'objets.
Dans la conception marxiste, la propagande est
l'intervention concentrée de toutes les forces mobilisables
sur un point, considéré comme fondamental ‑ ce qui
caractérise donc le parti ‑pour le devenir de la classe.
Les sujets de propagande doivent donc exprimer non pas les
caprices, la mode, mais les besoins vitaux et généraux de la
classe. C'est alors que les masses se sensibilisent et
interviennent, en prenant conscience du mouvement et de
l'action historiques. La paix ou la guerre, avec
l'alternative : pouvoir bourgeois ou prolétarien, faute de
quoi on abandonne le point de vue de classe, est l'un de
ces moments critiques qui mettent en jeu le sort des masses
pour des décennies.
[3] La National Labor Union des États-Unis fut fondée en août 1866 au Congrès de Baltimore. Le dirigeant ouvrier bien connu William H. Sylvis y prit une part très active. Bientôt la Ligue entra en contact avec l'Internationale. Elle joua un rôle important dans la lutte pour une politique autonome des organisations ouvrières aux États-Unis, pour la solidarité entre travailleurs de couleur et travailleurs blancs, pour la journée de huit heures et pour les droits des ouvrières. Un délégué de la Labor Union, Cameron, participa en 1869 aux dernières séances du Congrès de Bâle. En août 1870, le Congrès de Cincinnati adopta une résolution selon laquelle, la Labor Union « adhérait aux principes de l'Association internationale des travailleurs, et espérait s'affilier directement dans un délai rapproché ». Cette résolution ne fut pas appliquée, les éléments petits-bourgeois ayant fini par prendre la direction de l'organisation. Celle-ci se préoccupa alors de plans utopiques, par exemple une réforme monétaire tendant à éliminer le système bancaire et à accorder un crédit bon marché par l'intermédiaire de l'État. On adopta une résolution selon laquelle la Labor Union cessa pratiquement d'exister en 1872.