1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Questions d'organisation
La classe ouvrière ne doit pas se constituer en parti politique; elle ne doit, sous aucun prétexte, avoir une action politique, car combattre l'État c'est reconnaître l'État ce qui est contraire aux principes éternels [1].
Les travailleurs ne doivent pas faire grève, car dépenser ses forces pour obtenir une augmentation de salaire ou en empêcher l'abaissement, c'est reconnaître le salariat ce qui est en contradiction avec les principes éternels de l'émancipation de la classe ouvrière.
Lorsque, dans la lutte politique contre l'État bourgeois, les ouvriers ne parviennent qu'à arracher des concessions, ils signent des compromis ce qui est contraire aux principes éternels. Il faut donc condamner tout mouvement pacifique tel que les ouvriers anglais et américains ont la méchante habitude de le faire.
Les ouvriers ne doivent pas dépenser leur énergie pour obtenir une limitation légale de la journée de travail, car ce serait signer un compromis avec les patrons qui, à partir de ce moment, ne les exploiteraient plus que dix ou douze heures, au lieu de quatorze ou seize ! Ils ne doivent pas non plus se donner le mal d'interdire légalement l'emploi de fillettes de moins de dix ans dans les fabriques, car cela n'abolit pas encore l'exploitation des garçonnets de moins de dix ans et ce serait donc un nouveau compromis qui porterait atteinte à la pureté des principes éternels.
Les ouvriers doivent encore moins demander comme cela arrive aux États-Unis que l'État, dont le budget s'établit aux frais de la classe ouvrière, assure l'instruction élémentaire des enfants des travailleurs, car l'enseignement élémentaire n'est pas l'enseignement universel. Il est préférable que les ouvriers et les ouvrières ne sachent ni lire, ni écrire, ni compter, plutôt que de recevoir l'enseignement d'un maître d'école de l'État. II vaut mieux que l'ignorance et un travail quotidien de seize heures abrutissent la classe ouvrière, plutôt que les principes éternels soient violés !
Si la lutte politique assume des formes violentes, et si les ouvriers substituent leur dictature révolutionnaire à la dictature de la bourgeoisie, ils commettent le terrible délit de lèse-principe, car, pour satisfaire leurs misérables besoins profanes de tous les jours, pour briser la résistance des classes bourgeoises, ne donnent-ils pas à l'État une forme révolutionnaire et transitoire, au lieu de rendre les armes et d'abolir l'État.
Les ouvriers ne doivent pas former des syndicats de tous les métiers, car ce serait perpétuer la division du travail telle qu'elle existe dans la société bourgeoise, cette division du travail qui morcelle la classe ouvrière ne constitue-t-elle pas le véritable fondement de leur esclavage ?
En un mot, les ouvriers doivent croiser les bras et ne pas dépenser leur temps en agitations politiques et économiques, car elles ne peuvent leur apporter que des résultats immédiats.
À l'instar des bigots des diverses religions, ils doivent, au mépris des besoins quotidiens, s'écrier avec une foi profonde : « Que notre classe soit crucifiée, que notre race périsse, mais que les principes éternels restent immaculés ! » Comme de pieux chrétiens, ils doivent croire en la parole du curé et mépriser les biens de ce monde pour ne penser qu'à gagner le paradis (lisez, au lieu de paradis, la liquidation sociale qui, un beau jour, doit avoir lieu dans un coin du monde personne ne sachant qui la réalisera, ni comme elle se réalisera , et la mystification est en tout et pour tout identique).
Dans l'attente de la fameuse liquidation sociale, la classe ouvrière doit se comporter avec décence, comme un troupeau de moutons gras et bien nourris; elle doit laisser le gouvernement en paix, craindre la police, respecter les lois et servir de chair à canon sans se plaindre.
Dans la vie pratique de tous les jours, les ouvriers doivent être les serviteurs les plus obéissants de l'État. Néanmoins, dans leur for intérieur, ils doivent protester avec la dernière énergie contre son existence et lui attester le profond mépris qu'ils ressentent pour lui en achetant et en lisant des brochures qui traitent de l'abolition de l'État. Ils doivent se garder d'opposer à l'ordre capitaliste d'autre résistance que leurs déclamations sur la société future dans laquelle cet ordre maudit aura cessé d'exister.
Nul ne contestera que si les apôtres de l'indifférence politique s'étaient exprimés de manière aussi claire, la classe ouvrière ne les eût envoyés aussitôt à tous les diables. En effet, elle se serait sentie insultée par des bourgeois doctrinaires et des aristocrates déchus, assez sots et ingénus pour lui interdire tout moyen réel de lutte, alors qu'elle doit prendre dans l'actuelle société même toutes les armes pour son combat, les conditions fatales de lutte ayant le malheur de ne pas cadrer avec les rêveries d'idéologues que nos docteurs en science sociale ont exaltées, jusqu'au séjour des béatitudes, sous le nom de Liberté, Autonomie et Anarchie.
D'ores et déjà, le mouvement de la classe ouvrière est si puissant que ces sectaires philanthropes n'ont plus le courage de répéter pour la lutte économique les grandes vérités qu'ils ne cessent de proclamer sur le plan politique. Ils sont trop pusillanimes pour les appliquer aux grèves, aux coalitions, aux syndicats, aux lois réglementant le travail des femmes et des enfants ou limitant la journée de travail, etc.
Voyons maintenant dans quelle mesure ils peuvent en appeler aux vieilles traditions, à l'honneur, à la probité et aux principes éternels.
À une époque où les rapports sociaux n'étaient pas encore assez développés pour permettre à la classe ouvrière de se constituer en parti politique, les premiers socialistes (Fourier, Owen, Saint-Simon, etc.) ont dû fatalement se borner, à imaginer une société modèle de l'avenir, et condamner toutes les tentatives entreprises par les ouvriers en vue améliorer leur situation actuelle : grèves, coalitions, actions politiques [2]. Même s'il ne nous est pas permis de renier ces patriarches du socialisme, comme il n'est pas permis aux chimistes de renier leurs pères, les alchimistes, nous devons nous garder de retomber dans les erreurs qu'ils ont commises et que nous serions impardonnables de renouveler.
Toutefois, très vite en 1839 , lorsque la lutte politique et économique de la classe ouvrière prit un caractère déjà tranché en Angleterre, Bray l'un des disciples d'Owen et l'un de ceux qui, bien avant Proudhon, avaient découvert le mutualisme publia un livre : Labour's Wrongs and Labour's Remedy (« Les Maux du travail et les remèdes du travail »).
Dans l'un des chapitres sur l'inefficacité de tous les remèdes que l'on veut obtenir par la lutte actuelle, il fit une amère critique de toutes les agitations économiques aussi bien que politiques de la classe ouvrière anglaise. Il condamna l'agitation politique, les grèves, la limitation des heures de travail, la réglementation du travail des femmes et des enfants dans les fabriques, parce que tout cela à ses yeux , au lieu de faire sortir des conditions actuelles de la société, nous y entraîne et en rend les antagonismes encore plus intenses.
Et maintenant, venons-en à, l'oracle de nos docteurs en science sociale, à Proudhon. Alors que le maître avait le courage de se prononcer avec énergie contre tous les mouvements économiques (grèves, coalitions, etc.) qui étaient contraires aux théories rédemptrices de son mutualisme, il encourageait par ses écrits et son action personnelle la lutte politique de la classe ouvrière [3]. En revanche, ses disciples n'osèrent pas se prononcer ouvertement contre le mouvement. Dès 1847, lorsque apparut la grande œuvre du maître, Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, j'ai réfuté ses sophismes contre le mouvement ouvrier. Toutefois, en 1864, après la loi Ollivier qui accordait aux ouvriers français si chichement le droit de coalition, Proudhon revint à la charge dans son livre De la capacité politique des classes ouvrières, qui fut publié quelques jours après sa mort.
Les attaques du maître plurent tellement à la bourgeoisie que le Times, lors de la grande grève des tailleurs de Londres en 1866, fit à Proudhon l'honneur de le traduire afin de condamner les grévistes par les propres paroles de Proudhon. En voici quelques exemples. Les mineurs de Rives-de-Gier s'étant mis en grève, on fit appel à la troupe pour leur faire entendre raison, et Proudhon de s'écrier : « L'autorité qui fit fusiller les mineurs de Rives-de-Gier se trouvait dans une situation malheureuse. Mais elle agit comme le vieux Brutus qui, partagé entre ses sentiments de père et son devoir de consul, dut sacrifier ses enfants pour sauver la République. Brutus n'hésita pas et la société n'a pas osé le condamner [4]. »
De mémoire de prolétaire on ne se souvient pas qu'un bourgeois ait hésité à sacrifier ses ouvriers pour sauver ses intérêts. Quels Brutus que ces bourgeois !
« Non, il n'existe pas plus un droit de coalition qu'il n'y a un droit d'exaction, de brigandage, de rapine, un droit d'inceste, d'adultère [5]. »
Mais quels sont les principes éternels au nom desquels le maître lance ses abracadabrants anathèmes ?
Premier principe éternel : « Le taux de salaire détermine le prix des marchandises. »
Même ceux qui n'ont aucune notion d'économie politique et ne savent pas que le grand économiste bourgeois Ricardo, dans son livre, Principes d'économie politique, paru en 1817, a réfuté une fois pour toutes cette erreur commune, même ceux-là sont au courant du fait que l'industrie anglaise peut donner à ses produits un prix plus bas que n'importe quel autre pays, bien que les salaire soient relativement plus élevés en Angleterre que dans aucun autre pays d'Europe.
Deuxième principe éternel : « La loi qui autorise les coalitions est tout à fait illégale, anti-économique et est en contradiction avec tout ordre et toute société. » En un mot, « elle s'oppose au droit économique de la libre concurrence ».
Si le maître avait été moins chauvin, il se serait demandé comment il se fait qu'il y a quarante ans déjà on ait promulgué en Angleterre une loi sur les fabriques si contraire aux droits économiques de la libre concurrence, et qu'à mesure que se développe l'industrie, et avec elle la libre concurrence, cette loi destructrice de tout ordre et de toute société s'impose à tous les États bourgeois comme une nécessité inéluctable. Il aurait peut-être découvert que le Droit (avec un grand D) n'existe que dans les manuels d'économie rédigés par ses frères ignorantins de l'économie politique, manuels qui contiennent des perles comme celle-ci : « La propriété est le fruit du travail »... des autres, oublient-ils d'ajouter.
Troisième principe éternel : Sous prétexte d'élever la classe ouvrière au-dessus de sa prétendue infériorité sociale, on va diffamer en bloc toute une classe de citoyens : la classe des patrons, des entrepreneurs, des usiniers et des bourgeois. On portera aux nues la démocratie des travailleurs manuels et on lui demandera sa mésestime et sa haine pour ces alliés indignes de la classe moyenne. À la contrainte légale, on préférera la guerre dans le commerce et l'industrie; à la police d'État, on préférera l'antagonisme des classes [6].
Pour empêcher la classe ouvrière de sortir de la prétendue humiliation sociale, le maître condamne les coalitions qui constituent la classe ouvrière en classe antagoniste face à la respectable catégorie des patrons, des entrepreneurs et des bourgeois qui certes préfèrent, comme Proudhon, la police d'État à l'antagonisme des classes. Pour éviter tout ennui à cette respectable classe, notre bon Proudhon conseille aux ouvriers, en attendant l'avènement de la société mutualiste, le régime de « la liberté ou de la concurrence » qui, malgré « ses graves inconvénients », demeure pourtant e notre unique garantie [7] ».
Le maître prêchait l'indifférence en matière économique pour sauvegarder la liberté ou la concurrence bourgeoise, « notre unique garantie »; les disciples prêchent l'indifférence en matière politique pour sauvegarder la liberté bourgeoise, leur unique garantie. Les premiers chrétiens, qui prêchaient aussi l'indifférence politique, n'en eurent pas moins besoin du bras puissant de l'empereur pour se transformer de persécutés en persécuteurs. Quant aux apôtres modernes de l'indifférence politique, ils ne croient pas que leurs principes éternels leur imposent aussi de renoncer aux biens de ce monde et aux privilèges temporels de la société bourgeoise. Quoi qu'il en soit, il faut bien reconnaître qu'ils supportent, avec un stoïcisme digne des martyrs chrétiens, que les ouvriers endurent des journées de travail de quatorze à seize heures dans les fabriques.
Notes
[1] Cf.
Marx, Almanacco republicano per l'anno 1874. Traduit de
l'italien. Ce texte, ainsi que le suivant, est extrait de
MARX-ENGELS, Scritti italiani, Edizioni Avanti, 1955, p.
98-104, p. 93-97. Toute une série d'articles de Marx-Engels
furent publiés par le groupe de socialistes réunis
autour de La Plebe pour contrecarrer l'influence des
anarchistes et pour affirmer les positions marxistes sur l'activité
politique et l’autorité dans la révolution et le
parti politique.
Le texte d'Engels plus général est complété
par celui de Marx sur l'autorité. Tous deux parlent pour
ainsi dire au bon sens, en puisant des exemples dans la vie
quotidienne. La démonstration n'en demeure pas moins, dans
les deux cas, historique, utilisant la dialectique pour montrer
l'évolution des notions justifiées à tel
moment, dépassées ensuite, et carrément
réactionnaires enfin.
[2] Marx aborde maintenant le problème sous l'angle de son évolution historique, en comparant les diverses questions non seulement dans leur ordre chronologique successif, mais encore logique, avec la position des classes opprimées dans une forme sociale antérieure. En utilisant cette méthode, il répond d'avance à nos syndicalistes révolutionnaires modernes qui rejettent l'action politique proprement dite, et n'admettent que l'action économique « révolutionnaire », c'est-à-dire l'action politique subversive dans la sphère économique.
[3] En renversant la position, c'est-à-dire en rejetant la politique dans son domaine spécifique, pour n'admettre qu'une action économique « révolutionnaire », les modernes syndicalistes révolutionnaires ou partisans d'une pure action de conseils ouvriers sont tout aussi éloignés de la position marxiste que Proudhon qui rejetait les grèves et syndicats, mais prônait l'action politique.
[4] Cf. P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, 1868, p 327. (Note de Marx.)
[5] Op. cit., p. 333. (Note de Marx.)
[6] Op. cit., p. 337-338. (Note de Marx.)
[7] Op. cit., p. 334.