1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Questions d'organisation

Lutte de Marx-Engels pour le parti social-démocrate interdit


Lettres à divers dirigeants de 1879 à 1881

Le parti a besoin avant tout d'un organe politique [1]. Et Höchberg est en fin de compte, dans le meilleur des cas, un personnage tout à fait non politique, même pas social-démocrate, mais social-philanthrope. Même d'après la lettre de Bernstein, le journal ne serait pas du tout politique, mais simplement de principes socialistes, autrement dit, dans de telles mains, il serait nécessairement une rêverie du socialisme, une continuation de la Zukunft. Un tel journal ne représente qu'un parti qui se réduirait à n'être plus que la queue de Höchberg et de ses amis, les socialistes de la chaire. Si les dirigeants du parti entendent placer ainsi le prolétariat sous la houlette de Höchberg et de ses amis vaseux, on peut concevoir que les ouvriers ne se laisseront pas faire. La désorganisation et les scissions seraient inévitables, et ce seraient Most et les braillards d'ici qui vivraient leur plus grand triomphe.

Dans ces circonstances (que j'ignorais totalement lorsque j'ai écrit ma dernière lettre), nous pensons que Hirsch a tout à fait raison lorsqu'il ne veut pas tremper dans tout cela. La même chose vaut pour Marx et moi. Notre accord de collaboration se rapportait à un véritable organe de parti, et ne pouvait donc s'appliquer qu'à lui, non à un organe privé de Monsieur Höchberg, même s'il est maquillé en organe de parti. Nous n'y collaborerons à aucune condition [2]. Marx et moi, nous vous prions donc expressément de bien vouloir veiller scrupuleusement à ce que nous ne soyons nommés nulle part comme étant des collaborateurs de ce journal.


Meilleurs remerciements pour vos nouvelles ainsi que celles de Fritzsche et de Liebknecht, qui nous permettent enfin d'avoir une claire vision d'ensemble de toute l'affaire [3].

Que d'emblée l'affaire n'ait nullement été aussi simple, c'est ce que démontrent les errements et les confusions à propos de Hirsch. Ils eussent été exclus si les camarades de Leipzig avaient d'emblée mis bon ordre à la prétention des Zurichois d'établir une censure [4]. Si cela avait été fait et si l'on en avait informé Hirsch, tout eût été réglé. Mais comme on ne l'a pas fait, en comparant une nouvelle fois ce qui a été fait et ce qui a été omis, ce qui a été écrit maintenant et ce qui a été écrit auparavant, je ne peux qu'arriver à la conclusion que Höchberg n'avait pas tellement tort lorsqu'il affirmait que les Zurichois ne pensaient à la censure que pour Hirsch, celle-ci étant superflue pour Vollmar.

En ce qui concerne les assises financières du nouvel organe de presse, je ne m'étonne pas que vous preniez les choses autant à la légère : vous en êtes à votre première expérience en la matière. Mais Hirsch avait précisément une telle expérience pratique avec la Laterne, et nous qui avons déjà vu plusieurs fois ces transferts et même les avons faits nous-mêmes, nous ne pouvons que lui donner raison, s'il tient à ce que ce point soit sérieusement jaugé. La Freiheit, malgré toutes les contributions, termine son troisième trimestre avec un déficit de 100 livres sterling, soit 2 000 marks. Je n'ai pas connu un seul journal allemand à l'étranger qui ait pu tenir sans d'importants subsides. Ne vous laissez pas éblouir par les premiers succès. Les véritables difficultés du passage à la presse par contrebande ne se manifestent qu'au bout d'un certain temps, et ne font que croître avec le temps qui passe.

Ce que vous dites de l'attitude des députés et des chefs du parti en général à propos de la question des taxes douanières ne fait que confirmer chaque mot de notre lettre. Il était déjà assez grave que le parti, qui se vanta tant d'être supérieur aux bourgeois dans le domaine économique, se divise à ce point dès la première épreuve économique. Il n'en sait pas plus long sur ce sujet que les nationaux-libéraux qui, eux, pour leur lamentable effondrement, avaient du moins l'excuse qu'il s'agissait ici de véritables intérêts bourgeois. Mais c'est encore plus grave d'avoir laissé apparaître cette scission que d'être intervenu avec hésitation. S'il n'était pas possible de faire l'unanimité, il ne restait plus qu'une issue : déclarer que cette affaire était purement bourgeoise   ce qu'elle est au reste   et refuser de voter [5]. Ce que l'on fait de pire, c'est de permettre à Kayser de tenir son lamentable discours et de voter pour le projet de loi en première lecture. C'est après ce vote seulement que Hirsch attaqua Kayser, et lorsque Kayser vota ensuite contre cette même loi en troisième lecture, cela n'arrangea pas les affaires pour lui, au contraire.

La résolution du congrès n'est pas une excuse [6]. Si le parti entend se laisser lier encore par toutes les résolutions de congrès prises dans le bon vieux temps où régnait la paix, il ne fait que se charger lui-même de chaînes. Le terrain juridique sur lequel un parti vivant évolue ne doit pas seulement être créé par le parti lui-même, il doit encore pouvoir être modifié de temps à autre. En rendant impossibles tous les congrès, donc la modification de toutes les vieilles résolutions de congrès, la loi antisocialiste détruit également toute force contraignante de ces résolutions. Un parti auquel on enlève la possibilité de prendre des résolutions ayant force d'obligation dans ses congrès n'a plus d'autre ressource que de chercher ses lois dans ses besoins vivants, toujours changeants. Mais s'il veut subordonner ces besoins aux résolutions antérieures, il creusera sa propre tombe.

Tel est l'aspect formel. Or, le contenu de cette résolution la rend plus caduque encore. Il est en contradiction, premièrement, avec le programme, puisqu'il permet d'accorder au gouvernement des impôts indirects, et deuxièmement, avec la tactique irréfragable du parti, puisqu'il permet d'accorder des rentrées fiscales à l'actuel gouvernement. Qui plus est, troisièmement, il signifie en clair : le congrès avoue qu'il n'est pas suffisamment éclairé sur la question du protectionnisme pour pouvoir prendre une résolution pour ou contre. Il se déclare donc incompétent et se borne, pour l'amour du cher public, à formuler des lieux communs qui ou bien ne veulent rien dire, ou bien se contredisent entre eux, ou enfin s'opposent au programme du parti   et avec cela il est tout heureux de s'être débarrassé de l'affaire.

Et voilà que cette déclaration d'incompétence, avec laquelle, au temps de la paix sociale, on renvoyait à plus tard le règlement d'une question alors purement académique, devrait   aujourd'hui où nous sommes en guerre ouverte, où la question est devenue brûlante   avoir encore force contraignante pour tout le parti, jusqu'à ce qu'elle ait été abolie juridiquement par une résolution nouvelle, rendue aujourd'hui impossible ?

En tout cas, ce qui est sûr, c'est : quelle que soit l'impression que l'attaque de Hirsch contre Kayser ait pu produire sur les députés, ces attaques reflètent l'impression que l'intervention irresponsable de Kayser a faite sur les social-démocrates d'Allemagne aussi bien que de l'étranger. Et il faudrait tout de même se rendre compte enfin que l'on n'a pas seulement à défendre la réputation du parti à l'intérieur de ses quatre poteaux frontières, mais encore devant l'Europe et l'Amérique.

Cela m'amène au compte rendu d'activité. Le début en est bon, la suite habile   si l'on veut   en ce qui concerne le rapport sur les débats relatifs au protectionnisme, la dernière partie renferme de très désagréables concessions aux philistins allemands. Pourquoi toute cette partie   tout à fait inutile   sur la « guerre civile », pourquoi cette révérence devant l'« opinion publique » qui, en Allemagne, est toujours celle du buveur de bière petit-bourgeois ? Pourquoi effacer ici entièrement le caractère de classe du mouvement ? Pourquoi faire cette joie aux anarchistes ? Et, par-dessus le marché, toutes ces concessions sont parfaitement inutiles. Le philistin allemand est l'incarnation même de la lâcheté, il ne respecte que ce qui lui inspire frayeur [7]. Or, il tient pour son semblable celui qui veut se faire passer auprès de lui pour un agneau, et ne le respecte pas plus qu'il ne respecte ses semblables, autrement dit pas du tout. Or donc, maintenant que la tempête d'indignation des buveurs de bière philistins   autrement dit de l'opinion publique   s'est calmée comme chacun s'accorde à le reconnaître, et que la pression fiscale rend ces gens moroses, à quoi bon toute cette campagne à la guimauve ? Dommage que vous ne vous rendiez pas compte de son effet à l'étranger ! C'est une excellente chose que l'organe du parti soit rédigé par des camarades qui sont au milieu de l'action du parti. Cependant, s'ils vivaient seulement six mois à l'étranger, ils verraient d'un tout autre œil toute cette inutile humiliation de soi-même des députés du parti devant le philistin. La tempête qui submergea les socialistes français après la Commune était tout de même autrement grave que les clameurs qui se sont élevées autour de l'affaire Nobiling [8] en Allemagne. Et avec quelle fierté et quelle assurance les ouvriers français ont-ils réagi ! Vous n'y trouverez pas de telles faiblesses et de telles complaisances avec l'adversaire. Lorsqu'ils ne pouvaient pas s'exprimer librement, ils se taisaient, laissant les philistins hurler tout leur soûl. Ne savaient-ils pas que leur temps reviendrait bientôt   et aujourd'hui il est là.

Ce que vous dites à propos de Höchberg [9], je veux bien le croire. Je n'ai absolument rien contre sa personne et sa vie privée. Je crois aussi que c'est seulement à la suite de la chasse contre les socialistes qu'il s'est rendu compte de ce qu'il ressentait au fond du cœur. Que cela soit bourgeois, et non prolétarien, c'est ce que j'ai   sans doute vainement   essayé de vous démontrer. Mais à présent qu'il s'est donné un programme, il faudrait vraiment admettre qu'il a la faiblesse d'un philistin allemand pour croire qu'il ne cherchera pas à le faire reconnaître aussi... Höchberg avant et Höchberg après son article, ce sont deux hommes différents, du moins pour le parti.

Or voilà que je trouve dans le n° 5 du Sozial-demokrat une correspondance en provenance « de la Basse-Elbe », dans laquelle Auer prend ma lettre comme prétexte pour m'accuser   sans toutefois me nommer   de « semer la méfiance contre les camarades les plus éprouvés », autrement dit de les calomnier (car s'il ne s'agissait pas de calomnies, ce que je dis serait justifié). Non content de cela, il avance des mensonges aussi niais que sots sur des choses qui ne se trouvaient même pas dans ma lettre. À ce qu'il semble, Auer se figure que je veux quelque chose du parti. Or, vous savez bien que ce n'est pas moi, mais au contraire le parti qui réclame quelque chose de moi. Vous et Liebknecht, vous le savez : tout ce que j'ai demandé au parti, c'est de me laisser tranquille, afin que je puisse mener à terme mes travaux théoriques. Vous savez que, depuis les années 1860, on n'a cessé de me solliciter néanmoins d'écrire pour les organes du parti, et c'est aussi ce que j'ai fait, en écrivant toute une série d'articles et des brochures entières à la demande expresse de Liebknecht   par exemple, La Question du logement et l'Anti-Dühring. Je ne veux pas entrer dans les détails de toutes les amabilités que j'ai reçues, en échange, du parti   par exemple, les agréables débats du congrès à cause de Dühring [10]. Vous savez également que, Marx et moi, nous avons de notre propre chef pris en charge la défense du parti contre les adversaires de l'extérieur depuis que le parti existe, et tout ce que nous avons demandé en échange, c'est que le parti ne devienne pas infidèle à lui-même.

Or, lorsque le parti me demande de collaborer à son nouvel organe   le Sozial-demokrat  , il va de soi qu'il a pour le moins à faire en sorte qu'au cours des tractations je ne sois pas diffamé comme calomniateur dans ce même organe, et ce par l'un des copropriétaires de ce journal par-dessus le marché. Je ne connais pas de code de l'honneur littéraire ou d'autre chose avec lequel cela serait compatible; je crois que même un reptile [11] ne le souffrirait pas. Je me vois donc obligé de vous demander :

  1. Quelle satisfaction pouvez-vous me donner pour cette basse insulte que je n'ai en rien provoquée ?
  2. Quelle garantie pouvez-vous m'offrir pour que cela ne se répète pas ?

Au reste, je veux simplement faire remarquer encore à propos des insinuations d'Auer que nous ne sous-estimons ici ni les difficultés avec lesquelles le parti doit lutter en Allemagne, ni l'importance des succès remportés malgré cela, ni l'attitude parfaitement exemplaire jusqu'ici de la masse du parti. Il va de soi que toute victoire remportée en Allemagne nous réjouit autant qu'une victoire remportée dans un autre pays, voire davantage, car le parti allemand ne s'est-il pas développé dès le début en s'appuyant sur nos conceptions théoriques ? Mais c'est pour cela aussi qu'il nous importe tant que l'attitude pratique du parti allemand, et notamment les manifestations publiques de la direction du parti, demeure en harmonie avec la théorie générale.

Certes, notre critique n'est pas agréable pour certains; mais elle est préférable à tous les compliments faits sans aucun esprit critique; en effet, le parti ne trouve-t-il pas un avantage à ce qu'il y ait à l'étranger quelques hommes qui, en dehors de l'influence des conditions locales et des détails embrouillés, puissent confronter de temps à autre ce qui se passe et se dit avec les principes théoriques valables pour tout le mouvement prolétarien moderne, afin de lui retransmettre l'impression que son action suscite à l'étranger ?


En ce qui concerne la question du protectionnisme douanier, votre lettre confirme exactement ce que j'avais dit [12]. Si les opinions étaient partagées, comme c'était le cas, il fallait précisément s'abstenir si l'on voulait tenir compte du fait que cette opinion était divisée. Sinon, on ne tenait compte que de l'opinion d'une fraction. Je ne vois pas pour quelles raisons vous avez préféré la fraction protectionniste à la fraction libre-échangiste. Vous dites qu'au Parlement on ne peut se cantonner dans une position purement négative. Or, en votant tous finalement contre la loi, vous aviez pourtant bien une attitude purement négative. Tout ce que je dis, c'est que l'on aurait dû savoir à l'avance ce qu'il fallait faire. On aurait dû agir en accord avec le vote final.

Les questions dans lesquelles les députés social-démocrates peuvent sortir d'une position purement négative sont extrêmement limitées. Ce ne sont que des questions dans lesquelles le rapport entre ouvriers et capitalistes est directement en jeu : législation de fabrique, journée de travail normale, responsabilité légale, paiement des salaires en marchandises, etc. Puis, en tout cas aussi, des améliorations en sens bourgeois qui représentent un progrès positif : unité de monnaie et de poids, système libéral, extension des libertés personnelles, etc. Mais on ne vous ennuiera certainement pas avec cela pour l'instant. Dans toutes les autres questions économiques, telles que protectionnisme, étatisation des chemins de fer, des assurances, etc., les députés social-démocrates devront toujours mettre en relief le point de vue décisif : ne rien voter qui puisse renforcer la puissance du gouvernement vis-à-vis du peuple. Or, cela sera d'autant plus facile à réaliser que les avis seront régulièrement partagés dans le parti, de sorte que l'abstention s'impose d'elle-même.

Ce que vous me dites de Kayser rend cette affaire encore plus grave. S'il se déclare en général pour le protectionnisme, alors pourquoi donc vote-t-il contre ? Mais s'il a étudié avec grand zèle ce sujet, comment peut-il voter en faveur de droits douaniers sur le fer ? Si ces études valent deux sous, elles auraient dû lui apprendre qu'il y a deux firmes sidérurgiques en Allemagne, la Dortmunder Union et la Königs- und Laurahütte, dont chacune est en mesure de couvrir tous les besoins intérieurs; à côté d'eux, il existe encore de nombreuses petites firmes. Il est donc clair que le protectionnisme est pure absurdité dans ces conditions. La seule issue, c'est la conquête du marché extérieur, autrement dit : liberté absolue du commerce ou banqueroute. Les maîtres de forge ne peuvent souhaiter le protectionnisme que dans la mesure où, groupés en union, en conjuration, ils imposent des prix de monopole au marché intérieur, afin de jeter sur le marché extérieur le reste de leur production à des prix de dumping, comme ils le font au reste déjà à l'heure actuelle. C'est dans l'intérêt de ce cartel, de cette conjuration de monopolistes, que Kayser a parlé, et lorsqu'il a voté pour des droits douaniers sur le fer, il a voté aussi pour Hansemann de la Dortmunder Union et Bleichröder de la Königs- und Laurahütte, et ceux-ci rient sous cape en pensant à ce stupide social-démocrate, qui prétend en plus avoir étudié la question avec grand zèle.

Vous devez absolument vous procurer le livre de Rudolph Meyer, Politische Gründer in Deutschland. Vous ne pouvez vous faire un jugement sur les actuelles conditions de l'Allemagne si vous ne connaissez pas la documentation qui s'y trouve sur les escroqueries, le krach et la corruption politique de ces dernières années. Comment se fait-il que vous n'ayez pas exploité cette véritable mine pour notre presse à l'époque ? Cet ouvrage est naturellement interdit.

Voici les passages du compte rendu d'activité auxquels je pense surtout : 1. Celui où vous attribuez tant d'importance à la conquête de l'opinion publique   quiconque aurait ce facteur contre lui serait paralysé, ce serait une question vitale que de transformer cette haine en SYMPATHIE. Comme s'il y avait un intérêt quelconque à avoir la sympathie de gens qui viennent de se conduire en lâches au moment de la « terreur [13] ». On n'a vraiment pas besoin d'aller si loin, surtout lorsque la terreur est passée depuis longtemps. 2. Celui où le parti, condamnant la guerre sous toutes ses formes (par conséquent aussi celle qu'il doit mener lui-même, et qu'il mène qu'il le veuille ou non), prétend avoir pour objectif la fraternité universelle des hommes (ce qu'affirment en paroles tous les partis, mais ne pratiquent jamais dans la réalité immédiate, puisque nous-mêmes nous ne voulons pas de fraternisation avec les bourgeois tant qu'ils veulent rester des bourgeois), et ne veut pas la guerre civile (donc pas même le cas où la guerre civile est le seul moyen d'atteindre cet objectif !).

Cette phrase peut également être interprétée comme si le parti condamnait toute effusion de sang quelle qu'elle soit, de sorte qu'il rejette toute prise de sang, toute amputation d'un membre gangreneux ou toute vivisection scientifique. Mais qu'est-ce donc que de pareils discours ! Je ne demande pas que vous parliez « scientifiquement », je ne reproche pas non plus à votre compte rendu d'être trop peu parlant   au contraire : il dit trop de choses qu'il eût mieux valu laisser de côté. La partie qui suit est bien meilleure...

La venue des petits-bourgeois et des paysans est certes le signe d'un progrès gigantesque du mouvement, mais aussi un danger pour lui, dès lors que l'on oublie que ces gens sont obligés de venir, et ne viennent que parce qu'ils sont obligés. Leur venue est la preuve que le prolétariat est en réalité devenu la classe dirigeante. Mais comme ils viennent avec des conceptions et des revendications petites-bourgeoises et paysannes, il ne faut pas oublier que le prolétariat galvauderait son rôle historique dirigeant s'il faisait des concessions à ces idées et à ces revendications.


Dans le n°10 du Sozial-demokrat se trouve une « Rétrospective historique de la presse », dont l'auteur est indubitablement l'une de nos trois étoiles [14]. On y lit : ce ne peut être qu'un honneur pour les social-démocrates d'être comparés à de fins littérateurs tels que Gutzkow et Laube, c'est-à-dire des gens qui, bien avant 1848, ont enterré le dernier reste de leur caractère politique, s'ils n'en ont jamais eu un. En outre : « Les événements de 1848 devaient arriver ou bien avec toutes les bénédictions de la paix, si les gouvernements avaient tenu compte des revendications formulées par la génération d'alors, ou bien   étant donné qu'ils ne le firent pas   il ne restait, HÉLAS, aucune autre issue que la révolution violente. »

Il n'y a pas de place pour nous dans un journal où il est possible de regretter littéralement la révolution de 1848, qui en fait ouvrit la voie à la social-démocratie. Il ressort clairement de cet article et de la lettre de Höchberg que la triade élève la prétention de mettre leurs conceptions socialistes petites-bourgeoises, clairement formulées pour la première fois dans les Annales, sur un pied d'égalité avec la théorie prolétarienne dans le Sozial-demokrat qu'ils dirigent. Et je ne vois pas comment, vous autres de Leipzig, vous pouvez l'empêcher sans une rupture formelle, maintenant que les choses sont à ce point engagées sur cette pente. Vous reconnaissez, avant comme après, ces gens comme vos camarades de parti. Nous ne le pouvons pas. L'article des Annales nous sépare de manière tranchée et absolue de ces gens-là. Nous ne pouvons même pas négocier avec eux, tant qu'ils prétendent appartenir au même parti que nous. Les points dont il s'agit ici sont des points sur lesquels il n'y a plus à discuter dans un parti prolétarien. Les mettre en discussion au sein du parti signifie remettre en question tout le socialisme prolétarien.

En fait, il vaut mieux aussi que nous ne collaborions pas dans ces circonstances. Nous ne cesserions d'élever des protestations et serions obligés, d'ici quelques semaines, de déclarer publiquement notre départ.

Cela nous fait beaucoup de peine que nous ne puissions être à vos côtés de manière inconditionnelle à l'heure de la répression. Aussi longtemps que le parti est resté fidèle à son caractère prolétarien, nous avons laissé de côté toutes les autres considérations. Mais il n'en est plus de même à présent que les éléments petits-bourgeois que l'on a accueillis affirment clairement leurs positions [15]. Dès lors qu'on leur permet d'introduire en contrebande dans l'organe du parti allemand leurs idées petites-bourgeoises, on nous barre tout simplement l'accès à cet organe [16].


Notes

[1] Cf. Engels à August Bebel, 4 août 1879.

[2] Dans le brouillon, Engels avait poursuivi : « Nous restons en correspondance avec C. Hirsch et nous verrons ce que nous ferons dans l'éventualité où la rédaction lui serait confiée. Dans les circonstances présentes, de tous les rédacteurs possibles, il est le seul en qui nous puissions avoir une confiance suffisante. »

[3] Cf. Engels à August Bebel, 14 novembre 1879. Les réponses de Fritzsche et de Liebknecht permirent d'arrêter en gros la polémique mais elles ne donnaient pas satisfaction à Marx-Engels sur les points précis.

[4] La lettre continue comme suit dans le brouillon : « Si les trois Zurichois n'ont jamais eu un droit de censure, pourquoi Leipzig n'a-t-il pas alors repoussé aussitôt la prétention qu'ils ont affichée de manière si pressante et si bruyante ? Pour inciter Hirsch à venir à Zurich, il lui fallait deux choses : 1. qu'il soit informé de la situation telle qu'elle se présentait véritablement; 2. qu'il soit assuré de ce que nous, les camarades de Leipzig, avons écrit aux Zurichois afin qu'ils ne s'immiscent pas dans les affaires de la rédaction, et s'ils le font néanmoins, que tu n'aies pas à t’en soucier, car tu n'es responsable que devant nous. »

[5] Dans le manuscrit, Engels avait continué en se référant au point du programme qui rejette tous les impôts indirects, ainsi qu'à la tactique qui interdit d'accorder tout impôt à ce gouvernement, bref l’abstention de vote était la seule ligne de conduite dans ce cas.

[6] Dans sa lettre du 23 octobre 1879, Bebel s'était référé à la résolution suivante des Congrès de Gotha de 1876 et 1877 : « La question du protectionnisme ou du libre-échange n'est pas du domaine des principes pour la social-démocratie; le congrès laisse donc le soin aux membres du parti de prendre position sur cette question, selon leur conception subjective. » Et Bebel d'ajouter que le congrès avait pris cette résolution parce que les députés aussi bien que le « parti en général » étaient divisés sur le point de savoir si le libre-échange, ou le protectionnisme, était nécessaire à l'industrie dans les conditions données. Citant la même résolution, Fritzsche et Liebknecht poursuivaient dans leur lettre à Engels : « Chacun peut penser ce qu'il veut de cette résolution, il n'en reste pas moins qu'elle demeure pour le moment encore en vigueur. Kayser agit conformément à cette résolution (sic), et C. Hirsch devait le savoir. »
Le crétinisme parlementaire se meut évidemment le mieux là où, en politique, il n'y a pas de règle de conduite, là où le parti ne sait pas quoi faire ! Là, il agit conformément aux « décisions » du congrès, avec un formalisme et un cérémonial d'autant plus solennels que vides de tout sens. Il s'épanouit là où le parti abdique ses fonctions et devoirs.

[7] Dans le brouillon de la lettre, Engels poursuivait : « Bismarck le traite comme il le mérite, à savoir à coups de pied, et c'est bel et bien la raison pour laquelle il divinise Bismarck. »

[8] Engels fait allusion a l'attentat perpétré par l'anarchiste Nobiling en 1878 contre l'empereur Guillaume, attentat qui servit de prétexte à Bismarck pour promulguer la loi antisocialiste.

[9] Dans sa lettre du 23 octobre 1879, Bebel écrit à Engels que Karl Höchberg, « malgré les sacrifices vraiment magnifiques qu'il a apportés financièrement au parti, n'a jamais fait la moindre tentative pour réclamer une influence correspondante ». Et de poursuivre qu’à cause de « ce désintéressement si extraordinaire », lui, Bebel, lui avait passé mainte faute !

[10] Au Congrès de Gotha, divers délégués tentèrent, à la séance du 29 mai 1877, de faire interdire la poursuite de la publication de l'Anti-Dühring. Johann Most déposa une motion en ce sens, et Bebel ne put que lui opposer une motion de compromis. Liebknecht appuya cette dernière motion, en la modifiant dans un sens plus favorable à Engels. La seconde et troisième section de l'Anti-Dühring furent publiées dans le supplément scientifique du Vorwärts.

[11] Nom donné aux journalistes et à la presse qui étaient à la solde de Bismarck. Dans son discours du 30 janvier 1869 au Parlement prussien, Bismark avait traité de ce nom les adversaires du gouvernement. Mais, dans la bouche populaire, ce nom fut retourné aux journalistes et aux feuilles payés pour répandre la parole de Bismarck grâce aux fonds accordés par celui-ci à la presse (fonds des reptiles).

[12] Cf. Engels à August Bebel, 24 novembre 1879.

[13] Le compte rendu de la fraction avait défini l’époque entre la dissolution du Reichstag en mai 1878 et les nouvelles élections du 30 juillet 1878 voire la promulgation de la loi antisocialiste, comme une « époque de terreur ». Ô crétinisme parlementaire !

[14] Cf. Engels à August Bebel, 16 décembre 1879.
Engels fait allusion à Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl August Schramm, qui formaient le trio installé à la tête du Sozial-demokrat réfugié à Zurich.

[15] Dans le brouillon de sa lettre, Engels poursuivait : « [...] Et prétendent faire valoir au sein du parti leurs réticences et mesquineries petites-bourgeoises. Nous n'appartenons pas au même parti qu'eux. Nous ne pouvons même pas négocier avec ces gens tant qu'ils ne se sont pas constitués en fraction de parti socialiste petit-bourgeois ou en organisation, autrement dit tant qu'ils prétendent appartenir au même parti. »

[16] Dans le brouillon, Engels poursuivait : « Nous ne pouvons pas tirer à la même corde que les socialistes petits-bourgeois. »


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