1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

2
Sous le régime de la loi anti-socialiste


La création d'un organe révolutionnaire : le Sozialdemokrat


Engels à Bernstein, 26 juin 1879.

Lorsqu'on m'a sollicité avec insistance et que je me suis décidé à prendre en main cette casserole de Dühring [1], Liebknecht m'a déclaré expressément que c'était la dernière fois que l'on me demanderait d'interrompre mes travaux les plus importants pour une activité journalistique, a moins que des événements politiques le réclament absolument - ce dont je serai seul juge. L'expérience de ces neuf dernières années m'a appris qu'il n'était pas possible de mener à terme des travaux assez importants et d'être en même temps actif dans l'agitation pratique. Et puis avec le temps je prends de l'âge et je dois une fois pour toutes me cantonner dans un secteur déterminé, si je veux mener à terme un travail quelconque. C'est ce que j'ai écrit également à monsieur Wiede lors de la création de la Neue Gesellschaft.

Pour ce qui concerne monsieur Höchberg [2], vous vous trompez si vous pensez que j'avais une quelconque « répulsion » à son égard. Lorsque Monsieur Höchberg créa la Zukunft, nous avons reçu une offre - signée de la rédaction - d'y collaborer. A moins que je ne me trompe beaucoup, le nom même de monsieur Höchberg nous était alors inconnu, et il allait de soi que nous n'étions pas intéressés par ce genre d'invitations anonymes. Là dessus monsieur Höchberg publia son programme dans la Zukunft : le socialisme devait reposer sur la notion de « Justice ». Ce programme excluait d'emblée tous ceux pour lesquels le socialisme ne se déduit pas en dernière instance comme conclusion de quelconques idées ou de principes, par exemple de justice, etc., mais est le produit idéal d'un processus économique matériel, celui de la production sociale à un certain niveau. Ce faisant, monsieur Höchberg avait donc lui-même exclu toute collaboration de notre part. En dehors de ce programme cependant, je n'ai rien reçu jusqu'ici qui me permette de me faire un jugement motivé sur les conceptions philosophiques de Monsieur Höchberg. Tout cela n'est pas une raison pour avoir une quelconque « répulsion » pour lui, ou un préjugé contre toute entreprise littéraire de sa part. Ma position à son égard est la même que celle que j'ai à l'égard de toute autre publication socialiste nouvelle : tant que je ne sais pas ce qu'elle contient, j'attends avec sympathie.

Cependant, tout cela n'est qu'accessoire, l'essentiel est que je dois m'interdire toute collaboration à des revues, si je veux arriver au terme de mes travaux, qui sont bien plus importants pour l'ensemble du mouvement que quelques articles de journaux. Et vous avez constaté que j'ai suivi cette règle depuis quelques années contre tous et de manière égale.

Dans ce que vous me rapportez, je retiens que l'on chuchote que Marx et moi nous étions « entièrement d'accord » avec les positions défendues par la Freiheit de Londres [3]. Or c'est précisément le contraire qui est vrai. Nous n'avons plus vu Monsieur Most depuis qu'il a lancé ses attaques contre les parlementaires sociaux-démocrates. Pour ce qui est de notre jugement sur cette affaire, il n'a pu l'apprendre qu'au milieu du mois, lorsque j'ai répondu au secrétaire de l'Association ouvrière, qui m'avait demandé d'y faire un exposé. J'ai refusé carrément, parce qu'en Allemagne etc, on aurait dû en conclure que je suis d'accord avec la sorte de polémique que la Freiheit a ouverte contre les parlementaire sociaux-démocrates, et ce publiquement; ce n'est aucunement le cas, si peu que j'apprécie et approuve certaines interventions au Reichstag.

Comme on nous a communiqué par ailleurs aussi de semblables informations, nous souhaiterions être mis en état de mettre fin une fois pour toutes à ces insinuations. On pourrait le faire le plus simplement, si vous aviez la bonté de nous communiquer par écrit les passages de lettres en question, afin que nous sachions exactement ce que l'on a dit de nous de sorte que nous puissions y répondre comme il convient. Il va de soi que votre allusion ne pouvait être que de nature générale, mais c'est précisément pour cela qu'elle appelle des informations précises, pour que je puisse intervenir directement. Le tapage révolutionnaire n'est rien de neuf pour nous depuis près de 40 ans.

Si monsieur Most devait tomber dans les bras des anarchistes et même de Russes comme Tkatchov, ce serait un malheur pour lui tout au plus. Ces gens sombrent dans l'anarchie qu'ils ont creusée eux-mêmes sous leurs pieds. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas de temps en temps leur donner un coup sur la tête.


Fr. Engels à J.-Ph. Becker, 8 septembre 1879.

La Freiheit ne passera certainement pas le cap de la nouvelle année, si l'on ne fait pas de bêtises de J'autre côté en lui donnant une importance nouvelle. On veut fonder un organe officiel du parti à Zürich - le Sozialdemokrat - et la direction sous le très haut contrôle de ceux de Leipzig, doit en être confiée aux Allemands de Zürich (Höchberg, Bernstein et Schramm), dont je ne peux vraiment pas dire qu'ils m'inspirent confiance [4]. En effet, ne trouve-t-on pas de fort curieuses choses dans la revue sociale et scientifique du Jahrbuch [5] édité par Höchberg qui fait partie de ces, Allemands. D'après ce qu'on y lit, le parti aurait eu tort de se présenter comme un parti ouvrier, se serait attiré lui-même la loi anti-socialiste en raison de ses attaques inutiles contre la bourgeoisie; en outre, il ne s'agit pas de faire la révolution, mais de suivre un long processus pacifique, etc. Ces lâchetés absurdes apportent évidemment de l'eau au moulin de Most, et il se met en devoir de les exploiter, comme tu as pu le voir dans les derniers numéros de la Freiheit.

Ceux de Leipzig nous ont demandé de collaborer au nouvel organe, et nous avions effectivement accepté; mais lorsque nous avons appris à qui devait en revenir la direction immédiate, nous avons décliné leur offre - et depuis ce Jahrbuch nous avons complètement coupé nos relations avec ces gens qui veulent introduire de telles niaiseries et de telles méthodes de lèche-cul dans le parti: Höchberg et ses compères. Ceux de Leipzig ne tarderont pas à remarquer quels alliés ils se sont dégotés là. De toute façon, il va bientôt être temps d'intervenir contre ces philanthropiques grands et petits bourgeois, ces étudiants et docteurs, qui se faufilent dans le parti allemand et qui veulent diluer la lutte de classe du prolétariat contre ses oppresseurs en une institution générale de fraternisation entre les hommes - et ce, au moment même où les bourgeois, avec lesquels on voudrait que nous fraternisions, nous déclarent hors la loi, anéantissent notre presse, dispersent nos réunions et nous livrent à l'arbitraire policier sans phrase. Il n'est pas concevable que les ouvriers allemands marchent dans ce genre d'affaire.

Nos gens ont obtenu une grande victoire en Russie [6] : ils ont fait sauter l'alliance russo-allemande. S'ils n'avaient pas jeté le gouvernement russe dans cette terreur sans issue par leur action inflexible, le gouvernement aurait trouvé la force de surmonter l'apathie intérieure de la noblesse et de la bourgeoisie devant l'interdiction anglaise d'entrer dans la ville ouverte de Constantinople et de prévenir ainsi la défaite diplomatique de Berlin qui s'en suivit [7]. Dans ces conditions, les Russes cherchent maintenant à mettre ces défaites au compte de l'étranger, de la Prusse. Certes, l'oncle et le neveu ont rafistolé la félure tant bien que mal à Alexandrovo, mais elle n'est plus réparable. Et si la catastrophe ne se produit pas très bientôt en Russie, il y aura la guerre entre la Russie et la Prusse que le Conseil général de l'Internationale avait prévue comme conséquence inévitable du conflit prusso-français, guerre qui fut évitée à grand peine en 1873 [8].


Notes

[1] Non sans raison Engels se plaint de ce que Liebknecht lui impose des polémiques contre de pseudo-socialistes qu'il a lui-même élevé par ses complaisances vis-à-vis des éléments « cultivés » prétendument attirés par le socialisme.
Sous le régime de la loi anti-socialiste, les erreurs politiques des dirigeants deviennent plus lourdes de conséquences, trouvant en Bismarck quelqu'un qui transformait tous les dévoiements « théoriques » en impasses réelles dans lesquelles s'engageait le mouvement ouvrier révolutionnaire, du fait qu'il réprimait tous les éléments révolutionnaires et donnait libre cours à toits les éléments petits bourgeois dans le parti qui s'agitaient sur l'avant-scène sous l’œil bienveillant des autorités officielles.

[2] Hochberg Karl (pseudonyme pour Dr. Ludwig Richter) financera l'organe illégal du parti, le Sozialdemokrat, qui parut en Suisse sous la loi anti-socialiste et, sous l'influence d'Engels, finit par défendre les principes révolutionnaires.
Bien que sans préventions contre Höchberg, Engels sera amené par ses prises de position capitulardes à s'opposer à son patronage que les dirigeants sociaux-démocrates finirent tout de même par imposer. Toute l'affaire du Sozialdemokrat est de première importance. Après la défaillance lors de la promulgation de la loi anti-socialiste, il s'agissait de réorienter le parti vers une politique révolutionnaire et de déterminer la juste tactique à adopter sous le régime de la loi anti-socialiste. Comme l'épisode de Dühring l'avait montré, la diffusion du marxisme restait encore à faire en Allemagne, et il importait au mouvement révolutionnaire de disposer, face aux idéologues socialistes petits bourgeois, d'un organe politique et théorique.

[3] Les concessions parlementaires de Liebknecht à Bismarck auront un double effet néfaste sur la social-démocratie allemande : d'une part, elles renforceront les tendances capitulardes petites bourgeoises dans le parti et notamment la fraction parlementaire, d'autre part, elles apporteront de l'eau au moulin des éléments « anarchisants » - Most dans son journal Freiheit - qui se gargariseront de grands mots révolutionnaires en préconisant des méthodes stériles d'agitation.

[4] Après l'interdiction de l'organe central du parti social-démocrate , le Vorwärts, le parti mit en oeuvre la publication d'un journal illégal, le Sozialdemokrat. En été 1879, Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl August Schramm et d'autres forces opportunistes tentèrent de mettre la main sur la direction de ce journal. De juillet à septembre 1879, il y eut un important échange de correspondance entre Leipzig (A. Bebel, W. Liebknecht et L. Viereck), Paris (Carl Hirsch, que Marx-Engels eussent voulu voir à la tête du journal), Zürich (Bernstein, Höchberg et Schramm) et Londres (Marx- Engels) sur la question d'un organe central de la social-démocratie, à l'abri de la loi anti-socialiste. Bien qu'ils ne parvinrent pas à imposer leur candidat à la direction du journal, Marx-Engels purent néanmoins, par leurs critiques d'abord, et leurs conseils et leur collaboration ensuite (à partir de 1881), mettre le journal dans la bonne voie révolutionnaire.

[5] Le premier numéro du Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik parut en août 1879 à Zürich sous le patronage de Karl Höchberg (sous le pseudonyme de Dr. Ludwig Richter).
Höchberg, Bernstein et Schramm y publièrent leur programme opportuniste dans I'article intitulé Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne, où ils attaquaient ouvertement le caractère révolutionnaire du parti et demandaient sa transformation en parti réformiste démocratique et petit bourgeois. Cf. la critique de cet article dans Marx-Engels, Le Parti de classe, III, pp. 134-142.

[6] L'attentat de Véra Zassoulitch contre le commandant de la ville de Pétersbourg, Trépoff, le 2 février 1878 et son acquittement par un tribunal de jurés firent sensation dans toute l'Europe. Le 16 août 1868, Kravchintsky tua d'un coup de poignard le commandant de gendarmerie Mézensoff. Est-il besoin de dire que Marx-Engels n'étaient pas opposés par principe aux attentats individuels (qui sont des actes sociaux de politique, et non privés), comme il ressort par exemple de la citation suivante - « En Russie le meurtre politique est le seul moyen dont disposent des hommes, intelligents, convenables et ayant du caractère pour se défendre contre les agents d'un despotisme inouï » (Engels, lettre à Bignami du 21 mars 1879).

[7] Lors de la guerre russo-turque de 1877-78, le gouvernement britannique empêcha les troupes russes d'exploiter leur victoire et de faire leur entrée à Constantinople, en menaçant la Russie d'une rupture des relations diplomatiques. Les 7 et 8 février, le parlement anglais vota des crédits de guerre pour l'éventualité d'une entrée en guerre de l'Angleterre aux côtés de la Turquie. Dans ces conditions, le gouvernement tsariste renonça à son but séculaire : occuper Constantinople, cf. Marx-Engels, La Russie; Éd. 10-18, pp. 116-131; à propos de la guerre russo-turque, cf. Marx-Engels, Écrits militaires, Éd. L'Herne, pp. 605-609.

[8] Cf. La seconde Adresse du Conseil général sur la Guerre franco - allemande, in Marx-Engels : la Guerre civile en France, . Dès la fin de la guerre franco-prussienne, Marx prévoyait d'après le nouveau rapport de forces qui s'était instauré à la suite de ce conflit, quel serait l'aboutissement final du cycle historique ouvert en 1871 et appelé classiquement la « phase idyllique du développement capitaliste » : « Quiconque n'est pas complètement étourdi par les clameurs du moment et n'a pas intérêt à égarer le peuple allemand comprendra qu'une guerre entre l'Allemagne et la Russie doit naître de la guerre de 1870 aussi fatalement que la guerre de 1870 elle-même est née de la guerre de 1866. Je dis fatalement, sauf le cas peu probable où une révolution éclaterait auparavant en Russie. En dehors de ce cas peu probable, la guerre entre l'Allemagne et la Russie, peut, d'ores et déjà, être considérée comme un fait accompli » (Lettre de Marx au Comité directeur de la social-démocratie allemande de Brunswick, fin août-début septembre 1870). Cette perspective a été sans cesse répétée de 1870 à 1895, date de la mort d'Engels, et, ce seul fait devrait convaincre de mensonge tous ceux qui affirment que Marx-Engels avaient abandonné la « vision catastrophique » de la guerre et de la révolution dans la dernière phase de leur vie.


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