1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie
« Ces derniers temps, notamment en janvier de cette année, on a pu lire à plusieurs reprises dans le Sozialdemokrat des attaques ouvertes et voilées contre la fraction sociale-démocrate du Reichstag allemand [1]. Ces attaques émanaient en partie de la rédaction, en partie de correspondants du journal. Elles visaient essentiellement l'attitude des membres sociaux-démocrates du Reichstag dans l'affaire de la subvention maritime. Il y a, en outre, une résolution des camarades de Zürich qui ont pris position contre l'attitude de la majorité de la fraction dans cette affaire. Cette résolution a été publiée non seulement dans l'organe du parti, mais a encore été diffusée comme texte à part en Allemagne dans l'intention manifeste de susciter une sorte de « Mouvement d'indignation » contre les décisions de la fraction. Bien que la fraction sociale-démocrate du Reichstag sache fort bien que sa position ne puisse être ébranlée par de telles attaques, elle considère néanmoins que de tels procédés sont absolument inconvenants. Elle ne dénie pas du tout à la rédaction et aux correspondants de l'organe du parti le droit d'une critique indépendante, mais considère que c'est léser gravement les intérêts du parti de discuter les décisions des parlementaires de façon à diminuer la fraction aux yeux des militants plus éloignes du parti. Le sens du parti auquel nous appelons nos camarades doit leur dire qu'un tel procédé est propre à diminuer la capacité d'action du parti et, dans, les moments importants, de la paralyser même. Au lieu de rendre par là encore plus difficile la dure lutte [sic] des représentants élus de la cause ouvrière contre des ennemis disposant de forces supérieures, chaque militant du parti devrait s'efforcer d'étouffer les germes de discorde et nouer de plus en plus solidement les liens de la concorde. Il est du devoir particulier de la rédaction du Sozialdemokrat d'agir dans cet esprit et de ne jamais oublier que l'organe du parti ne doit en aucune circonstance entrer en opposition avec la fraction qui porte la responsabilité morale pour le contenu du journal.
Ce n'est pas au journal de déterminer la position de la fraction, mais c'est à la fraction de contrôler la position du journal.
En conséquence, la fraction attend que de telles attaques cessent à l'avenir et que la rédaction évite tout ce qui pourrait être contraire à l'esprit de la déclaration ci-dessus.
Berlin, le 20 mars 1885.
La fraction sociale-démocrate du Reichstag. »
Ces messieurs de la majorité de la fraction parlementaire veulent donc se constituer en « puissance », à en juger par leur déclaration dans le Sozialdemokrat d'aujourd'hui. Par elle-même, la tentative est molle et c'est au fond un brevet d'indigence : nous rageons contre l'attitude du journal qui est à l'opposé de la nôtre, nous voulons être responsables du contraire de ce que nous pensons... et nous ne savons pas comment remédier à cette situation - qu'on nous plaigne !
Mais c'est en même temps le premier pas vers la constitution de l'élément petit-bourgeois en cercle dirigeant et officiel dans le parti et vers l'évincement de l'élément prolétarien qui est tout juste toléré, il faut évidemment voir jusqu'où ils oseront se risquer dans cette voie. S'ils s'emparent du Sozialdemokrat, il me sera impossible de continuer à l'étranger de défendre le parti presque sans condition quoi qu'il arrive, comme je l'ai fait jusqu'ici. Et votre commission d'enquête semble manifester des velléités de s'emparer de l'organe. Au reste, le mécontentement semble provenir essentiellement de ce qu'on les a forcés tout de même à voter contre le projet de subventions à la navigation à vapeur, auquel ils tenaient au fond dé leur âme...
Kautsky vient tout juste d'arriver avec une longue lettre de Bernstein sur le conflit qui l'oppose à la fraction. Je lui ai dit qu'à mon avis Bernstein avait aussi le devoir de donner dans le journal la parole à la base du parti, et que la fraction parlementaire n'a aucun droit de l'en empêcher. S'il se place sur ce terrain, la fraction ne pourra rien contre lui. Deuxièmement, il ne doit pas se laisser pousser par la fraction à poser la question de son maintien au journal, car ces gens veulent précisément se débarrasser de lui et il ne faut pas leur faire ce grand plaisir. Troisièmement, il ne doit pas prendre à son compte la responsabilité pour les articles des autres, sans avoir le droit de les nommer. Tu sais à qui je fais allusion [2] : celui qui a écrit le plus d'articles dans l'histoire de la subvention maritime et a tant mis en émoi la majorité de la fraction. Il semble que Bernstein en ait endossé personnellement la responsabilité. Depuis longtemps déjà il a été amené à engager la lutte contre la section petite-bourgeoise : celle-ci vient simplement de revêtir une autre forme, mais l'objet en reste le même. Je pense comme toi que ces messieurs ne voudront pas pousser l'affaire jusqu'à l'extrême, quoiqu'ils veuillent exploiter au maximum la position que leur donne la loi antisocialiste, sous le régime de laquelle leurs électeurs ne peuvent se déclarer officiellement et authentiquement contre eux et au-dessus d'eux.
A mon avis, l'affaire se déroulerait encore mieux, si le Sozialdemokrat cessait de porter la marque officielle qu'on lui colle dessus. A l'époque c'était très bien, mais cela ne sert plus à rien maintenant. Tu sais mieux que moi-même, si c'est faisable et comment.
Déjà 25 placards (sur 38) du Capital, livre II sont imprimés. Le livre III est en chantier. Il est absolument brillant. Ce renversement total de la vieille économie politique est véritablement inouï. Ce n'est qu'à cela que notre théorie doit que sa base est inébranlable, et que nous sommes en mesure de faire victorieusement front aux assauts d'où qu'ils viennent. Lorsque tout cela sera publié le philistinisme dans le parti recevra, lui aussi de nouveau un bon coup, et il s'en souviendra. En effet, grâce à ces textes, les questions générales d'économie apparaîtront de nouveau au premier plan.
Il faut tout de même que je t'envoie de nouveau quelques lignes, car sinon tu deviendrais par trop mélancolique. Kautsky et toi vous semblez trop pleurer misère et on pourrait en faire tout un concert en mode mineur - c'est tout à fait comme la trompette chez Wagner qui retentit aussitôt que survient une mauvaise nouvelle. Alors vous oubliez toujours le vieux dicton : on ne mange pas la soupe aussi chaude qu'on l'a cuite.
L'impression faite sur tout le monde par la collision entre la fraction parlementaire et la rédaction du Sozialdemokrat est immanquablement que la fraction s'est discréditée et ridiculisée. Et si cette dernière tient à récidiver, il ne faut pas l'en empêcher. Si tu avais imprimé leur première brille [3] comme ils le réclamaient, ils se seraient encore ridiculisés davantage, et la « tempête d'indignation » aurait gagné tout le pays. Certes il était difficile de te demander cela tout au début, mais il n'est pas de notre intérêt d'empêcher que la fraction parlementaire se manifeste telle qu'elle est. Au point où en sont les choses maintenant, la fraction et la rédaction se font face - pour le public - comme des puissances ayant les mêmes droits. C'est le résultat de là dernière longue proclamation de compromis, il faut donc attendre la suite.
J'ai eu la visite de Singer dimanche dernier, et j'ai coupé court à tous ses discours : la première déclaration de la fraction, disait-il, n'aurait pas été dirigée tant contre l'article du journal que contre la (prétendue) tentative de susciter une vague d'indignation contre la fraction parlementaire. Cela, dis-je, le public ne peut le savoir. Si vous faites une déclaration publique, elle ne peut que se rapporter à des faits qui sont de notoriété publique. Mais s'ils commencent à s'en prendre au journal pour des choses qui n'y ont même pas été reproduites, le public dira avec raison : que veulent donc ces messieurs, si ce n'est réprimer les manifestations de la libre opinion ? C'est ce qu'il dut reconnaître. Je dis alors qu'à en juger à un style que je connais bien, la plupart des articles qui avaient déplu, étaient de la plume de Liebknecht. Et Singer de répondre : tout à fait juste, et nous l'avons aussi dit vertement à Liebknecht dans la fraction.. - Moi : il n'est pas bon d'adresser des reproches publics à un journal qui imprime des données provenant de la fraction elle-même. Vous auriez dû arranger cela entre vous. Au lieu de cela, vous attaquez la rédaction publiquement pour des affaires qui sont purement internes à la fraction parlementaire. Sur quoi la rédaction doit-elle s'appuyer dès lors ? Il ne put rien rétorquer. Bref, ils se sont couverts de ridicule dans cette démarche inconsidérée, et c'est la rédaction qui a remporté la victoire aux yeux du public. C'est ce qu'il dut aussi reconnaître indirectement. Comme je ne m'en tins qu'aux points essentiels et écartai tous les racontars personnels dans lesquels il se complaisait, les choses furent réglées en dix minutes.
Cela ne met certes pas encore un point final à l'affaire. Mais nous connaissons maintenant le point faible de ces messieurs. Si j'étais à la tête du Sozialdemokrat, je ne mêlerais pas la rédaction aux affaires de la fraction qui pourrait faire comme il lui plait au Reichstag; je laisserais le soin de la critique aux camarades du parti, par le truchement de l' « expression de la libre opinion » que l'on aime tant, et je déclarerai une fois pour toutes à Liebknecht qu'il est lui-même responsable de ses articles vis-à-vis de la fraction, dont il fait partie, afin qu'au moins il cesse son double jeu. Tout ce qu'il nous faut par ailleurs, c'est que le journal continue d'être rédigé dans la même direction énergique. Étant donné toutes les salades que publie notre presse en Allemagne, il importe avant tout de préserver les principes dans le Sozialdemokrat, plutôt que de critiquer les façons de faire de la fraction. Les élus ne se chargent-ils pas eux-mêmes d'éclairer l'électeur sur ce que vaut leur élu ? Et pour le reste, on trouve assez d'occasions dans les faits quotidiens pour mettre en évidence la position du parti, même si on abandonne la fraction à elle-même et aux camarades du parti. En effet, ce qui les fait le plus enrager, ce sont précisément les principes, et ceux-là, ils ne se permettent pas de les attaquer publiquement.
Le Reichstag va bientôt se séparer. Dans l'intervalle, ces messieurs - bien qu'ils soient presque tous des protectionnistes inavoués - ont pu voir comment fonctionnait le protectionnisme. C'est déjà une première déception, et ils en subiront encore quelques autres. Cela ne change rien à leur caractère philistin, mais doit leur faire perdre un peu de leur assurance dans leurs interventions et provoquer une scission parmi eux dans les questions qui touchent à la petite bourgeoisie, si bien qu'ils seront obligés de prendre position pour ou contre. Il suffit que des gens de cette espèce disposent d'une petite marge de liberté pour qu'ils se rendent mutuellement inoffensifs.
En somme et à mon avis, notre politique est de temporiser. Ils ont la loi anti-socialiste pour eux, et si pendant sa durée d'application, ils trouvent simplement l'occasion de montrer ce qu'ils sont, nous avons tout ce qu'il faut pour la suite. Jusque - là nous devons, surtout dans la presse, affirmer jusqu'au bout toutes nos positions, ce qui suscite toujours une opposition directe. Contourner un obstacle est également un moyen utilisé par la défensive accompagnée de coups offensifs en retour. Pour le moment, nous en avons beaucoup contre nous. Bebel est malade et, à ce qu'il semble, découragé. Il ne m'est pas possible non plus d'apporter mon aide comme je le voudrais, tant que je n'en aurai pas fini avec les manuscrits de Marx. Dans ces conditions, le poids de la lutte retombe sur toi et Kautsky. Mais n'oublie pas la vieille règle : ne pas oublier l'avenir du mouvement dans le mouvement et le combat actuels - et l'avenir nous appartiendra [4]. D'un seul coup le troisième livre du Capital pulvérise tous ces gaillards.
Ton F. E.
Notes
[1]
La polémique engagée par Bernstein dans le
Sozialdemokrat avec l'appui d'Engels est en quelque sorte le
rebondissement de l'affaire Kayser, député
social-démocrate qui s'était déclaré
favorable au projet de loi de Bismarck, tendant à taxer
fortement les importations de fer, de bois, de céréales
et de bétail. En 1879, Engels avait dénoncé
Kayser qui voulait voter « de l'argent à Bismarck comme
pour le remercier de la loi anti-socialiste ». L'affaire des
subventions maritimes était plus grave encore. Premièrement,
la fraction parlementaire social-démocrate commençait
à s'engager dans une politique de collaboration avec l'État
existant et effectuait ainsi ses premiers pas dans la voie d'une
politique de réformes. Deuxièmement, avec les
subventions à la navigation à vapeur pour des lignes
transocéaniques, la bourgeoisie nationale se lançait
dans la politique impérialiste et jetait les bases d'un
immense Empire colonial. En effet, Bismarck projetait rien moins que
la création de lignes de liaison maritimes avec les
territoires d'outre-mer au moyen de subventions de l'État. La
majorité opportuniste se préparait donc à
soutenir par ce biais l'expansion coloniale de sa bourgeoisie, et la
fraction parlementaire eut le front, à l'occasion de cette
affaire, de vouloir contrôler la politique du parti tout
entier. Les menaces de scission au sein de la social-démocratie
avaient à présent un fondement politique de première
importance.
Lors du premier débat, le député
social-démocrate Blos avait déclaré que son
groupe voterait pour le projet gouvernemental à condition
qu'en soient exclues les lignes avec l'Afrique et Samoa et que pour
toutes les autres (vers l'Asie orientale et l'Australie) les grands
navires soient strictement construits par les chantiers allemands et
des mains... allemandes. Bebel se trouva en minorité dans la
fraction. Le reste du groupe parlementaire, conduit pas Dietz,
Frohme, Grillenberger etc. avait l'intention de voter pour le projet
de subvention parce qu'il développait les relations
internationales (?!?!). Sous leur pression, le groupe adopta une
résolution selon laquelle la question des subventions n'était
pas une question de principe, si bien que chaque membre de la
fraction pouvait voter à sa guise.
Engels dut intervenir pour soutenir Bebel et
la rédaction du Sozialdemokrat. Celui-ci publia
pendant des semaines des lettres et résolutions émanant
de militants de la base contre l'opportunisme des parlementaires
sociaux-démocrates. et leur prétention de sériger
en puissance dominante dans le parti. Finalement. toute la fraction
vota unanimement contre le projet de subvention maritime, et les
protestations de la base aboutirent à faire reconnaître
par tous que le Sozialdemokrat était l' « organe
de tout le parti ». Nous traduisons la déclaration des
députés parlementaires fidèlement, dans le
style qui leur est propre.
[2]
La plupart des articles provenaient de Liebknecht.
A propos de son attitude dans l'affaire de la
subvention maritime, Engels écrit à Lafargue dans sa
lettre du 19 mai 1885 (non reproduite dans la Correspondance
publiée par les Editions Sociales) : « S'il
n'y avait pas de loi anti-socialiste, je serais pour une scission
ouverte. Mais tant qu'elle est en vigueur, elle nous prive de toutes
les armes et procure au groupe petit bourgeois du parti tous les
avantages - et finalement ce n'est pas notre affaire de provoquer la
scission. L'affaire était inévitable et devait arriver
tôt ou tard, mais elle serait arrivée plus tard et dans
des conditions plus favorables si Liebknecht n'avait pas fait des
bêtises aussi incroyables. Non seulement il louvoya entre les
deux groupes et favorisa sans cesse les petits bourgeois, mais il
était plusieurs fois prêt à sacrifier le
caractère prolétarien du parti pour une unité
apparente à laquelle nul ne croit. Il semble que ses propres
protégés - les représentants de la tendance
petite-bourgeoise - en avaient maintenant assez de son double jeu.
Liebknecht croit toujours à ce qu'il dit au moment où
il le dit - mais à chaque fois qu'il parle à un autre
il dit quelque chose de différent. Ici il est totalement pour
la révolution, là totalement pour des ménagements.
»
[3] Engels fait allusion au texte primitif de la déclaration du 2 avril 1885 de la fraction parlementaire au Sozialdemokrat. La fraction parlementaire y affirmait péremptoirement qu'elle portait la « pleine responsabilité du contenu du journal ». Bernstein en ayant douté, s'adressa à W. Liebknecht, qui introduisit quelques modifications dans la déclaration primitive.
[4] Engels réfute à l'avance à l'intention de Bernstein lui-même la fameuse formule qui fonde tout son révisionnisme : « le mouvement est tout et celui-ci dicte les directives au parti ».