1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

IV° section : la production de la plus-value relative

Chapitre XV : Machinisme et grande industrie


IV. - La fabrique

Au commencement de ce chapitre nous avons étudié le corps de la fabrique, le machinisme; nous avons montré ensuite comment entre les mains capitalistes il augmente et le matériel humain exploitable et le degré de son exploitation en s'emparant des femmes et des enfants, en confisquant la vie entière de l'ouvrier par la prolongation outre mesure de sa journée et en rendant son travail de plus en plus intense, afin de produire en un temps toujours décroissant une quantité toujours croissante de valeurs. Nous jetterons maintenant un coup d’œil sur l'ensemble de la fabrique dans sa forme la plus élaborée.

Le Dr Ure, le Pindare de la fabrique en donne deux définitions. Il la dépeint d'une part « comme une coopération de plusieurs classes d'ouvriers, adultes et non-adultes, surveillant avec adresse et assiduité un système de mécaniques productives mises continuellement en action par une force centrale, le premier moteur ». Il la dépeint d'autre part comme « un vaste automate composé de nombreux organes mécaniques et intellectuels, qui opèrent de concert et sans interruption, pour produire un même objet, tous ces organes étant subordonnés à une puissance motrice qui se meut d'elle-même ». Ces deux définitions ne sont pas le moins du monde identiques. Dans l'une le travailleur collectif ou le corps de travail social apparaît comme le sujet dominant et l'automate mécanique comme son objet. Dans l'autre, c'est l'automate même qui est le sujet et les travailleurs sont tout simplement adjoints comme organes conscients à ses organes inconscients et avec eux subordonnés à la force motrice centrale. La première définition s'applique à tout emploi possible d'un système de mécaniques; l'autre caractérise son emploi capitaliste et par conséquent la fabrique moderne. Aussi maître Ure se plaît-il à représenter le moteur central, non seulement comme automate, mais encore comme autocrate. « Dans ces vastes ateliers, dit-il, le pouvoir bienfaisant de la peur appelle autour de lui ses myriades de sujets, et assigne à chacun sa tâche obligée [1]. »

Avec l'outil, la virtuosité dans son maniement passe de l'ouvrier à la machine. Le fonctionnement des outils étant désormais émancipé des bornes personnelles de la force humaine, la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d'ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme [2]. A la place des différences artificiellement produites entre les ouvriers parcellaires, les différences naturelles de l'âge et du sexe deviennent prédominantes.

Dans la fabrique automatique la division du travail reparaît tout d'abord comme distribution d'ouvriers entre les machines spécialisées, et de masses d'ouvriers, ne formant pas cependant des groupes organisés, entre les divers départements de la fabrique, où ils travaillent à des machines-outils homogènes et rangées les unes à côté des autres. Il n'existe donc entre eux qu'une coopération simple. Le groupe organisé de la manufacture est remplacé par le lien entre l'ouvrier principal et ses aides, par exemple le fileur et les rattacheurs.

La classification fondamentale devient celle de travailleurs aux machines-outils (y compris quelques ouvriers chargés de chauffer la chaudière à vapeur) et de manœuvres, presque tous enfants, subordonnés aux premiers. Parmi ces manœuvres se rangent plus ou moins tous les « feeders » (alimenteurs) qui fournissent aux machines leur matière première. A côté de ces classes principales prend place un personnel numériquement insignifiant d'ingénieurs, de mécaniciens, de menuisiers, etc., qui surveillent le mécanisme général et pourvoient aux réparations nécessaires. C'est une classe supérieure de travailleurs, les uns formés scientifiquement, les autres ayant un métier placé en dehors du cercle des ouvriers de fabrique auxquels ils ne sont qu'agrégés [3]. Cette division du travail est purement technologique.

Tout enfant apprend très facilement à adapter ses mouvements au mouvement continu et uniforme de l'automate. Là, où le mécanisme constitue un système gradué de machines parcellaires, combinées entre elles et fonctionnant de concert, la coopération, fondée sur ce système, exige une distribution des ouvriers entre les machines ou groupes de machines parcellaires. Mais il n'y a plus nécessité de consolider cette distribution en enchaînant, comme dans les manufactures, pour toujours le même ouvrier à la même besogne [4]. Puisque le mouvement d'ensemble de la fabrique procède de la machine et non de l'ouvrier, un changement continuel du personnel n'amènerait aucune interruption dans le procès de travail. La preuve incontestable en a été donnée par le système de relais dont se servirent les fabricants anglais pendant leur révolte de 1848-50. Enfin la rapidité avec laquelle les enfants apprennent le travail à la machine, supprime radicalement la nécessité de le convertir en vocation exclusive d'une classe particulière de travailleurs [5]. Quant aux services rendus dans la fabrique par les simples manœuvres, la machine peut les suppléer en grande partie, et en raison de leur simplicité, ces services permettent le changement périodique et rapide des personnes chargées de leur exécution [6].

Bien qu'au point de vue technique le système mécanique mette fin à l'ancien système de la division du travail, celui-ci se maintient néanmoins dans la fabrique, et tout d'abord comme tradition léguée par la manufacture; puis le capital s'en empare pour le consolider et le reproduire sous une forme encore plus repoussante, comme moyen systématique d'exploitation. La spécialité qui consistait à manier pendant toute sa vie un outil parcellaire devient la spécialité de servir sa vie durant une machine parcellaire. On abuse du mécanisme pour transformer l'ouvrier dès sa plus tendre enfance en parcelle d'une machine qui fait elle-même partie d'une autre [7]. Non seulement les frais qu'exige sa reproduction se trouvent ainsi considérablement diminués, mais sa dépendance absolue de la fabrique et par cela même du capital est consommée. Ici comme partout il faut distinguer entre le surcroît de productivité dû au développement du procès de travail social et celui qui provient de son exploitation capitaliste.

Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l'instrument de travail part de lui; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux.

« La fastidieuse uniformité d'un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique, toujours le même, ressemble au supplice de Sisyphe; comme le rocher le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé [8]. »

En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l'esprit [9]. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l'ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu'elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l'ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c'est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l'ouvrier pendant le procès de travail même sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.

La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu'elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces natu­relles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître. Dans le cerveau de ce maître, son monopole sur les machines se confond avec l’existence des machines. En cas de conflit avec ses bras il leur jette à la face ces paroles dédaigneuses :

« Les ouvriers de fabrique feraient très bien de se souvenir que leur travail est des plus inférieurs; qu'il n'en est pas de plus facile à apprendre et de mieux payé, vu sa qualité, car il suffit du moindre temps et du moindre apprentissage pour y acquérir toute l'adresse voulue. Les machines du maître jouent en fait un rôle bien plus important dans la production que le travail et l'habileté de l'ouvrier qui ne réclament qu'une éducation de six mois, et qu'un simple laboureur peut apprendre [10]. »

La subordination technique de l'ouvrier à la marche uniforme du moyen de travail et la composition particulière du travailleur collectif d'individus des deux sexes et de tout âge créent une discipline de caserne, parfaitement élaborée dans le régime de fabrique. Là, le soi-disant travail de surveillance et la division des ouvriers en simples soldats et sous-officiers industriels, sont poussés à leur dernier degré de développement.

« La principale difficulté ne consistait pas autant dans l'invention d'un mécanisme automatique... la difficulté consistait surtout dans la discipline nécessaire, pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand automate. Mais inventer et mettre en vigueur avec succès un code de discipline manufacturière convenable aux besoins et à la célérité du système automatique, voilà une entreprise digne d'Hercule, voilà le noble ouvrage d’Arkwright ! Même aujourd'hui que ce système est organisé dans toute sa perfection, il est presque impossible, parmi les ouvriers qui ont passé l'âge de puberté, de lui trouver d'utiles auxiliaires [11]. »

Jetant aux orties la division des pouvoirs d'ailleurs si prônée par la bourgeoisie et le système représentatif dont elle raffole, le capitaliste formule en législateur privé et d'après son bon plaisir son pouvoir autocratique sur ses bras dans son code de fabrique. Ce code n'est du reste qu'une caricature de la régulation sociale, telle que l'exigent la coopération en grand, et l’emploi de moyens de travail communs, surtout des machines. Ici, le fouet du conducteur d'esclaves est remplacé par le livre de punitions du contremaître. Toutes ces punitions se résolvent naturellement en amendes et en retenues sur le salaire, et l'esprit retors des Lycurgues de fabrique fait en sorte qu'ils profitent encore plus de la violation que de l'observation de leurs lois [12].

Nous ne nous arrêterons pas ici aux conditions matérielles dans lesquelles le travail de fabrique s'accomplit. Tous les sens sont affectés à la fois par l'élévation artificielle de la température, par une atmosphère imprégnée de particules de matières premières, par le bruit assourdissant des machines, sans parler des dangers encourus au milieu d'un mécanisme terrible vous enveloppant de tous côtés et fournissant, avec la régularité des saisons, son bulletin de mutilations et d'homicides industriels [13]. L'économie des moyens collectifs de travail, activée et mûrie comme en serre chaude par le système de fabrique, devient entre les mains du capital un système de vols commis sur les conditions vitales de l'ouvrier pendant son travail, sur l'espace, l'air, la lumière et les mesures de protection personnelle contre les circonstances dangereuses et insalubres du procès de production, pour ne pas mentionner les arrangements que le confort et la commodité de l'ouvrier réclamaient [14]. Fourier a-t-il donc tort de nommer les fabriques des bagnes modérés [15] ?


Notes

[1] Ure, l.c., p.19, 20, 26.

[2] L.c., p.31. - Karl Marx, l.c., p.140, 141.

[3] La législation de fabrique anglaise exclut expressément de son cercle d'action les travailleurs mentionnés les derniers dans le texte comme n'étant pas des ouvriers de fabrique, mais les « Returns » publiés par le Parlement comprennent expressément aussi dans la catégorie des ouvriers de fabrique non seulement les ingénieurs, les mécaniciens, etc., mais encore les directeurs, les commis, les inspecteurs de dépôts, les garçons qui font les courses, les emballeurs, etc.; en un mot tous les gens à l'exception du fabricant - tout cela pour grossir le nombre apparent des ouvriers occupés par les machines.

[4] Ure en convient lui-même. Après avoir dit que les ouvriers, en cas d'urgence peuvent passer d'une machine à l'autre à la volonté du directeur, il s'écrie d'un ton de triomphe : « De telles mutations sont en contradiction flagrante avec l'ancienne routine qui divise le travail et assigne à tel ouvrier la tâche de façonner la tête d'une épingle et à tel autre celle d'en aiguiser la pointe. » Il aurait du bien plutôt se demander pourquoi dans la fabrique automatique cette « ancienne routine » n'est abandonnée qu'en « cas d'urgence ».

[5] En cas d'urgence comme par exemple pendant la guerre civile américaine, l'ouvrier de fabrique est employé par le bourgeois aux travaux les plus grossiers, tels que construction de routes, etc. Les ateliers nationaux anglais de 1862 et des années suivantes pour les ouvriers de fabrique en chômage se distinguent des ateliers nationaux français de 1848 en ce que dans ceux-ci les ouvriers avaient à exécuter des travaux improductifs aux frais de l'État tandis que dans ceux-là ils exécutaient des travaux productifs au bénéfice des municipalités et de plus à meilleur marché que les ouvriers réguliers avec lesquels on les mettait ainsi en concurrence. « L'apparence physique des ouvriers des fabriques de coton s'est améliorée. J'attribue cela... pour ce qui est des hommes à ce qu'ils sont employés à l'air libre à des travaux publics. » (Il s'agit ici des ouvriers de Preston que l'on faisait travailler à l'assainissement des marais de cette ville.) (Rep. of Insp. of Fact., oct. 1865, p.59.)

[6] Exemple : Les nombreux appareils mécaniques qui ont été introduits dans la fabrique de laine depuis la loi de 1844 pour remplacer le travail des enfants. Dès que les enfants des fabricants eux-mêmes auront à faire leur école comme manœuvres cette partie a peine encore explorée de la mécanique prendra aussitôt un merveilleux essor.

« Les mules automatiques sont des machines des plus dangereuses. La plupart des accidents frappent les petits enfants rampant à terre au-dessous des mules en mouvement pour balayer le plancher... L'invention d'un balayeur automatique quelle heureuse contribution ne serait-elle à nos mesures protectrices ! » (Rep. of lnsp. of Fact., for 31 st. oct. 1866, p.63.)

[7] Après cela on pourra apprécier l'idée ingénieuse de Proudhon qui voit dans la machine une synthèse non des instruments de travail, mais « une manière de réunir diverses particules du travail, que la division avait séparées. » Il fait en outre cette découverte aussi historique que prodigieuse que « la période des machines se distingue par un caractère particulier, c'est le salariat ».

[8] F. Engels, l.c., p. 217. Même un libre-échangiste des plus ordinaires et optimiste par vocation, M. Molinari, fait cette remarque : « Un homme s'use plus vite en surveillant quinze heures par jour l'évolution d'un mécanisme, qu'en exerçant dans le même espace de temps sa force physique. Ce travail de surveillance, qui servirait peut-être d'utile gymnastique à l'intelligence, s'il n'était pas trop prolongé, détruit à la longue, par son excès, et l'intelligence et le corps même. » (G. de Molinari : Etudes économiques. Paris, 1846.)

[9]F. Engels, l.c., p. 216.

[10] « The Master Spinners' and Manufacturers' Defence Fund. Report of the Committee. Manchester 1854 », p. 17. On verra plus tard que le « Maître » chante sur un autre ton, dès qu'il est menacé de perdre ses automates « vivants ».

[11] Ure, l.c., p. 22, 23. Celui qui connaît la vie d'Arkwright ne s'avisera jamais de lancer l'épithète de « noble » à la tête de cet ingénieux barbier. De tous les grands inventeurs du XVIII° siècle, il est sans contredit le plus grand voleur des inventions d'autrui.

[12] « L'esclavage auquel la bourgeoisie a soumis le prolétariat, se présente sous son vrai jour dans le système de la fabrique. Ici toute liberté cesse de fait et de droit. L'ouvrier doit être le matin dans la fabrique à 5 h 30; s'il vient deux minutes trop tard, il encourt une amende; s'il est en retard de dix minutes, on ne le laisse entrer qu'après le déjeuner, et il perd le quart de son salaire journalier. Il lui faut manger, boire et dormir sur commande... La cloche despotique lui fait interrompre son sommeil et ses repas. Et comment se passent les choses à l'intérieur de la fabrique ? Ici le fabricant est législateur absolu. Il fait des règlements, comme l'idée lui en vient, modifie et amplifie son code suivant son bon plaisir, et s'il y introduit l'arbitraire le plus extravagant, les tribunaux disent aux travailleurs : Puisque vous avez accepté volontairement ce contrat, il faut vous y soumettre... Ces travailleurs sont condamnés à. être ainsi tourmentés physiquement et moralement depuis leur neuvième année jusqu'à leur mort. » (Fr. Engels, l.c., p. 227 et suiv.) Prenons deux cas pour exemples de ce que « disent les tribunaux ». Le premier se passe à Sheffield, fin de 1866. Là un ouvrier s'était loué pour deux ans dans une fabrique métallurgique. A Ia suite d'une querelle avec le fabricant, il quitta la fabrique et déclara qu'il ne voulait plus y rentrer à aucune condition. Accusé de rupture de contrat, il est condamné à deux mois de prison. (Si le fabricant lui-même viole le contrat, il ne peut être traduit que devant les tribunaux civils et ne risque qu'une amende.) Les deux mois finis, le même fabricant lui intime l'ordre de rentrer dans la fabrique d'après l'ancien contrat. L'ouvrier s'y refuse alléguant qu'il a purgé sa peine. Traduit de nouveau en justice, il est de nouveau condamné par le tribunal, quoique l'un des juges, M. Shee, déclare publiquement que c'est une énormité juridique, qu'un homme puisse être condamné périodiquement pendant toute sa vie pour le même crime ou délit. Ce jugement fut prononcé non par les « Great Unpaid », les Ruraux provinciaux, mais par une des plus hautes cours de justice de Londres. - Le second cas se passe dans le Wiltshire, fin novembre 1863. Environ trente tisseuses au métier à vapeur occupées par un certain Harrupp, fabricant de draps de Leower's Mill, Westbury Leigh, se mettaient en grève parce que le susdit Harrup avait l'agréable habitude de faire une retenue sur leur salaire pour chaque retard le matin. Il retenait six pence pour deux minutes, un shilling pour trois minutes et un shilling six pence pour dix minutes. Cela fait à douze francs un cinquième de centime par heure, cent douze francs cinquante centimes par jour, tandis que leur salaire en moyenne annuelle ne dépassait jamais douze à quatorze francs par semaine. Harrupp avait aposté un jeune garçon pour sonner l'heure de la fabrique. C'est ce dont celui-ci s'acquittait parfois avant 6 heures du matin, et dès qu'il avait cessé, les portes étaient fermées et toutes les ouvrières qui étaient dehors subissaient une amende. Comme il n'y avait pas d'horloge dans cet établissement, les malheureuses étaient à la merci du petit drôle inspiré par le maître. Les mères de famille et les jeunes filles comprises dans la grève déclarèrent qu'elles se remettraient à l'ouvrage dès que le sonneur serait remplacé par une horloge et que le tarif des amendes serait plus rationnel. Harrupp cita dix-neuf femmes et filles devant les magistrats, pour rupture de contrat. Elles furent condamnées chacune à six pence d'amende et à deux shillings pour les frais, à la grande stupéfaction de l'auditoire. Harrupp, au sortir du tribunal, fut salué des sifflets de la foule.

- Une opération favorite des fabricants consiste à punir leurs ouvriers des défauts du matériel qu'ils leur livrent en faisant des retenues sur leur salaire. Cette méthode provoqua en 1866 une grève générale dans les poteries anglaises. Les rapports de la « Child. Employm. Commiss. » (1863-1866) citent des cas où l'ouvrier, au lieu de recevoir un salaire, devient par son travail et en vertu des punitions réglementaires, le débiteur de son bienfaisant maître. La dernière disette de coton a fourni nombre de traits édifiants de l'ingéniosité des philanthropes de fabrique en matière de retenues sur le salaire. « J'ai eu moi-même tout récemment, dit l'inspecteur de fabrique R. Baker, à faire poursuivre juridiquement un fabricant de coton parce que, dans ces temps difficiles et malheureux, il retenait à quelques jeunes garçons (au-dessus de treize ans) dix pence pour le certificat d'âge du médecin, lequel ne lui coûte que six pence et sur lequel la loi ne permet de retenir que trois pence, l'usage étant même de ne faire aucune retenue... Un autre fabricant, pour atteindre le même but, sans entrer en conflit avec la loi, fait payer un shilling à chacun des pauvres enfants qui travaillent pour lui, à titre de frais d'apprentissage du mystérieux art de filer, dès que le témoignage du médecin les déclare mûrs pour cette occupation. Il est, comme on le voit, bien des détails cachés qu'il faut connaître pour se rendre compte de phénomènes aussi extraordinaires que les grèves par le temps qui court (il s'agit d'une grève dans la fabrique de Darwen, juin 1863, parmi les tisseurs à la mécanique). » Reports of Insp. of Fact., for 30 th. april 1863. (Les rapports de fabrique s'étendent toujours au-delà de leur date officielle.)

[13] « Les lois pour protéger les ouvriers contre les machines dangereuses n'ont pas été sans résultats utiles.

« Mais il existe maintenant de nouvelles sources d'accidents inconnus il y a vingt ans, surtout la vélocité augmentée des machines. Roues, cylindres, broches et métiers à tisser sont chassés par une force d'impulsion toujours croissante; les doigts doivent saisir les filés cassés avec plus de rapidité et d'assurance; s'il y a hésitation ou imprévoyance, ils sont sacrifiés... Un grand nombre d'accidents est occasionné par l'empressement des ouvriers à exécuter leur besogne aussi vite que possible. Il faut se rappeler qu'il est de la plus haute importance pour les fabricants de faire fonctionner leurs machines sans interruption, c'est-à-dire de produire des filés et des tissus. L'arrêt d’une minute n'est pas seulement une perte en force motrice, mais aussi en production. Les surveillants, ayant un intérêt monétaire dans la quantité du produit, excitent les ouvriers à faire vite et ceux-ci, payés d'après le poids livré ou à la pièce n'y sont pas moins intéressés. Quoique formellement interdite dans la plupart des fabriques, la pratique de nettoyer des machines en mouvement est générale. Cette seule cause a produit pendant les derniers six mois, neuf cent six accidents funestes. Il est vrai qu'on nettoye tous les jours, mais le vendredi et surtout le samedi sont plus particulièrement fixés pour cette opération qui s'exécute presque toujours durant le fonctionnement des machines... Comme c'est une opération qui n'est pas payée, les ouvriers sont empressés d'en finir. Aussi, comparés aux accidents des jours précédents, ceux du vendredi donnent un surcroît moyen de douze pour cent, ceux du samedi un surcroît de vingt-cinq et même de plus de cinquante pour cent, si on met en ligne de compte que le travail ne dure le samedi que sept heures et demie. » (Reports of Insp. of Fact. for 31 st. oct. London 1867, p.9, 15, 16, 17.)

[14] Dans le premier chapitre du livre III je rendrai compte d'une campagne d'entrepreneurs anglais contre les articles de la loi de fabrique relatifs à la protection des ouvriers contre les machines. Contentons-nous d'emprunter ici une citation d'un rapport officiel de l'inspecteur Leonhard Horner : « J'ai entendu des fabricants parler avec une frivolité inexcusable de quelques-uns des accidents, dire par exemple que la perte d'un doigt est une bagatelle. La vie et les chances de l'ouvrier dépendent tellement de ses doigts qu'une telle perte a pour lui les conséquences les plus fatales. Quand j'entends de pareilles absurdités, je pose immédiatement cette question : Supposons que vous ayez besoin d'un ouvrier supplémentaire et qu'il s'en présente deux également habiles sous tous les rapports, lequel choisiriez-vous ? Ils n'hésitaient pas un instant à se décider pour celui dont la main est intacte... Ces messieurs les fabricants ont des faux préjugés contre ce qu'ils appellent une législation pseudo-philanthropique. » (Reports of Insp. of Fact for 31 st. oct. 1855.) Ces fabricants sont de madrés compères et ce n'est pas pour des prunes qu'ils acclamèrent avec exaltation la révolte des esclavagistes américains.

[15] Cependant dans les établissements soumis le plus longtemps à la loi de fabrique, bien des abus anciens ont disparu. Arrive à un certain point le perfectionnement ultérieur du système mécanique exige lui-même une construction perfectionnée des bâtiments de fabrique laquelle profite aux ouvriers. (V. Report. etc. for 31 st oct. 1863, p.109.)


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