1865

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 3 : Loi tendancielle de la baisse du taux de profit


Chapître XIV : Facteurs antagonistes

Lorsque l'on compare le développement énorme de la productivité du travail social, même en ne considérant que ces trente dernières années, à la productivité des périodes antérieures, lorsque l'on considère notamment la masse énorme de capital fixe que la production sociale absorbe en dehors de ce qui est représenté par l'outillage proprement dit, on voit qu'il ne s'agit plus seulement de résoudre la difficulté qui a occupé les économistes et qui consiste à déterminer la cause de la baisse du taux du profit, mais qu'il importe bien plus d'expliquer pourquoi cette baisse n'est pas plus grande, ni plus rapide. Des facteurs antagonistes interviennent pour paralyser l'action de la loi générale et la ramener à une simple influence tendancielle, ce qui nous a amené à parler non pas de la baisse mais de la tendance à la baisse du taux général du profit. Parmi ces facteurs antagonistes les plus importants sont les suivants :

  1. L'accroissement de l'exploitation du travail

Pour exploiter davantage le travail, pour s'approprier plus de surtravail et de plus-value, le capitaliste prolonge la journée de travail et intensifie celui-ci. Nous avons étudié longuement ces deux questions en nous occupant, dans notre premier volume, des plus-values absolue et relative. Souvent l'intensification du travail est réalisée par un accroissement du capital constant par rapport au capital variable, par conséquent au prix d'une baisse du taux du profit; tel est le cas lorsqu'on augmente le nombre des machines-outils ou des métiers conduits par chaque ouvrier. On constate alors le fait qui accompagne généralement la production de la plus-value relative, c'est-à-dire que les causes qui font hausser le taux de la plus-value provoquent une réduction de la masse de plus-value rapportée à l'ensemble du capital engagé. Le travail peut aussi être rendu plus intense par d'autres procédés, notamment une accélération de la marche des machines, leur permettant de mettre en œuvre pendant le même temps une plus grande quantité de matières premières, ce qui il est vrai hâte leur usure, mais n'affecte pas le rapport entre leur valeur et le salaire des travailleurs qui les conduisent. Mais c'est la prolongation de la journée de travail, cette invention de l'industrie moderne, qui est avant tout l'arme dont se sert le capitaliste, parce qu'elle lui permet de s'approprier une plus grande quantité de surtravail, tout en ne modifiant que fort peu le rapport entre le travail en action et le capital constant en mouvement, et en diminuant en réalité la valeur relative de ce dernier. Nous avons démontré - et c'est là le vrai mystère de la baisse du taux du profit - que tous les procédés pour produire la plus-value relative tendent d'une part à retirer d'une quantité donnée de travail le plus de plus-value possible, d'autre part à faire correspondre le moins de travail possible à une avance donnée de capital; de telle sorte que les mêmes causes interviennent pour augmenter le degré d'exploitation du travail et diminuer la quantité de travail mise en activité par un même capital. Tels sont les facteurs antagonistes qui, tout en augmentant le taux de la plus-value, réduisent la quantité de plus-value produite par un capital déterminé et réduisent par conséquent le taux du profit. A côté d'eux, il convient de citer encore l'emploi en masse de femmes et d'enfants, car la famille entière doit venir grossir le tribut de surtravail à payer au capital, dût-il en résulter, ce qui cependant n'est pas généralement le cas, une augmentation du total de salaires qui lui est alloué. Tout ce qui augmente la plus-value relative par un simple perfectionnement des procédés et sans accroissement du capital engagé, tend au même but, même lorsque ce perfectionnement ne se traduit pas, comme c'est le cas dans l'agriculture, par une extension du capital constant par rapport au capital variable et s'affirme uniquement par un accroissement du produit par rapport à la force de travail mise en œuvre. Enfin le même effet est atteint lorsque la force de travail (qu'elle produise des objets de consommation ou des moyens de production) est affranchie des obstacles qui en contrarient la circulation, des entraves et des atteintes qui en restreignent le libre fonctionnement, à condition toutefois qu'il n'en résulte aucune modification du rapport entre le capital constant et le capital variable.

Il faut également comprendre parmi les influences accélérant la baisse du taux du profit, les augmentations passagères de la plus-value qui se produisent continuellement, tantôt dans une branche, tantôt dans une autre, parce que des capitalistes mettent en application des inventions avant qu'elles ne soient tombées dans le domaine public.

La quantité de plus-value produite par un capital déterminé est le produit de deux facteurs : le taux de la plus-value et le nombre d'ouvriers occupés, c'est-à-dire la quantité absolue de capital variable. Or les causes qui font monter le taux de la plus-value relative font diminuer en général la quantité de force de travail mise en œuvre; mais ces mouvements opposés ne se font pas toujours dans la même mesure, et la tendance à la baisse du taux du profit est souvent enrayée, notamment par la hausse du taux de la plus-value résultant de la prolongation de la journée de travail.

Nous avons vu qu'un accroissement du capital total engagé, tout en déterminant la baisse du taux du profit, provoque une augmentation de la masse de celui-ci, et que pour un même capital variable, la plus-value est égale au profit. Nous avons vu également que la masse et le taux de la plus-value augmentent parallèlement, la société ayant une tendance à mettre en œuvre une quantité de plus en plus grande de force de travail (ce qui augmente la masse de, la plus-value) et à rendre de plus en plus intense le degré d'exploitation des travailleurs (ce qui en augmente le taux). Cependant quand on considère un capital déterminé, il peut arriver que la plus-value hausse comme taux alors qu'elle baisse comme quantité, ce qui provient de ce que le taux résulte de la mise en valeur du capital variable, tandis que la quantité dépend du rapport entre le capital variable et le capital total.

Le taux de la plus-value augmente alors que le capital constant ne croit pas ou ne croit guère par rapport au capital variable; il en résulte qu'il détermine directement la masse de la plus-value et, par conséquent, le taux du profit. Ce fait n'infirme pas la loi générale, mais a pour conséquence de lui assigner une action tendancielle, que des facteurs antagonistes peuvent affaiblir, ralentir et même arrêter. Mais comme les causes qui augmentent le taux de la plus-value (même la prolongation du travail est un résultat de la grande industrie) sont les mêmes que celles qui tendent à réduire la quantité de force de travail mise en œuvre par un capital déterminé, les mêmes influences interviennent pour accélérer et pour retarder la diminution du taux du profit. Lorsqu'un ouvrier est astreint à faire le travail de deux, dans des circonstances où ces deux occupés rationnellement pourraient faire le travail de trois, il fournira autant de plus-value que les deux (d'où une augmentation du taux de celle-ci), mais moins de plus-value que les trois. Dans ce dernier cas, la plus-value aura diminué comme quantité et augmenté comme taux. Lorsque le taux de la plus-value augmente pour toute la population occupée, il y a accroissement de la quantité de plus-value, bien que la population reste stationnaire. Cet accroissement est plus rapide lorsque la population augmente, bien que dans ce cas il y ait une diminution du rapport du capital total au nombre d'ouvriers occupés.

Avant de nous éloigner de ce point, insistons encore sur ce fait que pour un capital déterminé, le taux de la plus-value peut augmenter, alors que la quantité diminue et inversement. La quantité est égale, il est vrai, au taux multiplié par le nombre d'ouvriers; mais le taux est calculé non d'après le capital total, mais d'après le capital variable, c'est-à-dire par journée de travail. Au contraire, pour un capital déterminé le taux du profit ne peut varier que pour autant que la quanlité de plus-value varie, et il varie dans le même sens que cette dernière.

  1. La réduction du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail.

Nous ne faisons que mentionner ce facteur qui, de même que beaucoup d'autres, n'a rien à voir avec l'analyse générale du capital et doit être étudié dans le chapitre de la concurrence, dont nous ne nous occupons pas dans cet ouvrage. Il figure cependant parmi ceux dont l'action est la plus énergique pour enrayer la tendance à la baisse du taux du profit.

  1. La dépréciation des éléments du capital constant.

Tout ce qui a été dit, dans la première partie de ce volume, des causes qui augmentent le taux du profit indépendamment du taux de la plus-value s'applique ici, notamment que le capital constant augmente moins rapidement en valeur qu'en importance matérielle. C'est ainsi que la quantité de coton qu'un ouvrier fileur met journellement en œuvre dans une fabrique moderne est incomparablement plus considérable que celle que le fileur du siècle dernier travaillait au rouet, alors que la valeur du coton est loin d'avoir augmenté dans la même mesure. Il en est de même des machines et de tout le capital fixe.

L'évolution qui pousse à l'augmentation du capital constant par rapport au capital variable tend à faire baisser, par la productivité croissante du travail, la valeur des éléments qui le constituent et à empêcher que sa valeur absolue augmente aussi rapidement que son importance matérielle. Il peut même arriver que la masse des éléments du capital constant s'accroisse alors que sa valeur reste invariable ou même diminue.

La dépréciation des éléments matériels du capital sous l'action du développement de l'industrie est également un des facteurs qui agissent sans cesse pour contrarier la baisse du taux du profit, bien qu'elle puisse aussi diminuer dans certaines circonstances la masse de profit, notamment lorsqu'elle a pour effet de réduire l'importance du capital engagé. Une fois de plus nous constatons que les mêmes causes provoquent et enraient la baisse du taux du profit.

  1. La surpopulation relative

La formation d'une surpopulation relative est activée par le développement de la productivité du travail et la baisse du taux du profit qui le caractérise. Elle est cause que dans nombre de branches de production le travail reste plus ou moins subordonné au capital et que cette subordination persiste plus longtemps que ne le comporte, à première vue, le degré général du développement; il en est ainsi à cause de l'avilissement du prix et de l'augmentation croissante de la force de travail disponible ainsi que de la résistance qu'opposent certaines branches de production à la substitution des machines au travail manuel.

Mais, d'autre part, cette surpopulation relative devenue inoccupée à cause de la prépondérance prise par le capital constant dans certaines branches de production, pousse à la création de nouvelles industries, surtout dans le domaine de la consommation de luxe. Dans les deux cas, le capital variable constitue une partie considérable du capital total et le salaire reste au-dessous de la moyenne, de sorte que dans ces branches de production la plus-value est exceptionnellement élevée comme taux et comme quantité. Comme le taux général du profit résulte du nivellement des taux de profit dans les différentes industries, nous constatons de nouveau que la cause qui provoque la tendance à la baisse du taux du profit paralyse en même temps son effet.

  1. Le commerce international.

Le commerce international, en diminuant le prix des éléments du capital constant et des aliments pour lesquels est dépensé le capital variable, fait hausser à la fois le taux de la plus-value et le taux du profit. D'autre part, en poussant à l'agrandissement de l'échelle de la production, en accélérant l'accumulation, il provoque une diminution de l'importance du capital variable par rapport au capital constant et par conséquent la baisse du taux du profit. De même, le commerce international qui était un facteur de la production capitaliste lorsqu'elle commençait à se développer, en devient un produit dès qu'un marché international est indispensable pour l'écoulement des marchandises. (Cet aspect double du commerce international a complètement échappé à Ricardo).

Ici se pose une question qui à proprement parler sort du cadre de nos recherches : Le taux de profit plus élevé que réalisent les capitaux engagés dans le commerce international et surtout dans le commerce colonial, a-t-il pour conséquence l'augmentation du taux général du profit ?

Le commerce international rapporte un profit dont le taux est plus élevé parce qu'il offre des marchandises à des pays moins avancés au point de vue des procédés de fabrication et qu'il peut, tout en les leur cédant à un prix inférieur au leur, les vendre au-dessus de leur valeur. Le travail des pays avancés compte dans ce cas comme travail d'un poids spécifique plus élevé et est porté en compte comme travail de qualité supérieure, bien qu'il ne soit pas payé comme tel; d'où nécessairement une hausse du taux du profit. Ce qui n'empêche pas que le produit soit fourni au pays dans lequel on l'exporte à un prix moins élevé que celui auquel ce dernier pourrait le produire, la quantité de travail qui y est incorporé par le pays exportateur étant beaucoup moindre que celle que le pays moins avancé devrait y consacrer; de même un fabricant qui applique une nouvelle invention avant qu'elle soit généralisée, peut profiter de la productivité spécifique plus élevée du travail qu'il met en œuvre et réaliser un surprofit en vendant ses marchandises moins cher que ses concurrents, bien qu'à un prix qui en dépasse notablement la valeur.

D'autre part, les capitaux engagés dans les colonies rapportent des profits d'un taux plus élevé, parce que telle est la règle dans les pays peu avancés au point de vue économique, où l'on fait travailler des esclaves et des coolies et où l'on exploite le travail avec plus d'âpreté. A moins que des monopoles ne fassent sentir leur influence, rien ne s'oppose sous un régime de libre concurrence à ce que ces taux plus élevés contribuent à une majoration du taux général du profit [1]. Cependant Ricardo n'est pas de cet avis. D'après lui l'argent des marchandises vendues aux pays étrangers sert à importer des marchandises provenant de ces pays et qui, vendues dans les pays qui les importent, rapportent tout au plus un bénéfice exceptionnel et passager aux producteurs qui ont été les points de départ de l'échange. L'erreur de Ricardo apparaît dès qu'on fait abstraction de la monnaie. Le pays qui expédie aux colonies échange moins de travail contre plus de travail, bien que la différence, comme dans tout échange entre le capital et le travail, ne profite qu'à une classe. Mais le taux du profit est plus élevé dans les colonies, ce qui, dans des conditions naturelles défavorables, correspond à une dépréciation de la valeur des marchandises; par conséquent s'il y a compensation, elle n'a pas lieu au niveau primitif, comme le croit Ricardo.

D'un côté, le commerce international développe la production capitaliste et, par conséquent, la diminution du capital variable par rapport au capital constant; d'autre part, en exagérant les besoins de l'étranger, il provoque la surproduction et entraîne ainsi à la longue un effet opposé.

Nous voyons donc qu'en général les causes qui déterminent la baisse du taux général du profit mettent en jeu des facteurs antagonistes, qui retardent, ralentissent et paralysent en partie cette chute, qui ne suppriment pas la loi, mais en affaiblissent l'action, si bien que celle-ci ne frappe les yeux que dans des circonstances spéciales et lorsqu'on l'observe pendant une période de longue durée.

Avant d'aller plus loin et afin d'éviter tout malentendu, nous énoncerons de nouveau deux principes que nous avons déjà mis en évidence à plusieurs reprises :

Primo. - Le même procès, qui au cours du développement de la production capitaliste détermine la baisse des prix des marchandises, entraîne la modification de la composition organique du capital productif de la société et, par conséquent, la baisse du taux du profit. La diminution du coût relatif de chaque marchandise, même en y comprenant l'usure de l'outillage, ne doit donc pas être identifiée avec l'augmentation de la valeur du capital constant par rapport à celle du capital variable, bien que toute diminution du coût relatif du capital constant, l'importance de ses éléments matériels restant invariable ou augmentant, entraîne la baisse du taux du profit, c'est-à-dire une diminution de la valeur du capital constant par rapport à celle du capital variable.

Secundo. - De ce que le travail vivant contenu dans les différentes marchandises représentant le produit du capital diminue de plus en plus par rapport aux matières et aux moyens de production qui y sont incorporés, il ne résulte nullement que le travail non payé qu'elles contiennent diminue relativement au travail payé. Le contraire est vrai; la partie non payée augmente par rapport à la partie payée, par suite de la diminution soit absolue, soit relative de cette dernière, par suite de l'accroissement de la plus-value absolue ou relative. A la tendance à la baisse du taux du profit se rattache une tendance à la hausse du taux de la plus-value, c'est à-dire du degré d'exploitation du travail. Rien de plus absurde donc que d'expliquer la baisse du taux du profit par une hausse du taux des salaires, bien que le fait puisse se présenter exceptionnellement. La statistique ne parvient à analyser d'une manière intelligente les salaires aux différentes époques et dans les différents pays que si elle part d'une saine compréhension des rapports qui déterminent le taux du profit. Celui-ci baisse, non parce que le travail devient moins productif, mais parce que sa productivité augmente; la baisse du taux de la plus-value et celle du taux du profit ne sont que des expressions capitalistes de l'accroissement de la productivité du travail.

  1. L'accroissement du capital par actions.

Aux cinq facteurs dont nous venons d'analyser l'influence, il convient d'ajouter le suivant sur lequel nous ne nous appesantirons guère pour le moment. A mesure que la production capitaliste et l'accumulation du capital se développent, une partie de ce dernier n'est utilisée que pour produire des intérêts; non pas des intérêts comme ceux qui accompagnent les prêts d'argent et qui n'ont rien à voir avec le taux général du profit, qui part de l'expression : intérêt + profits de toute nature + rente; mais des dividendes comme ceux qu'abandonnent, déduction faite de tous les frais, grands et petits, les capitaux engagés dans les grandes entreprises industrielles, telles que les chemins de fer, etc. Bien que ces capitaux ne contribuent pas à l'égalisation des taux de profit, puisqu'ils donnent un profit inférieur à la moyenne, on peut cependant les faire entrer théoriquement en ligne de compte pour le calcul du taux général. Celui-ci, devient alors plus petit que celui qui existe en apparence et qui attire les capitalistes, car c'est précisément dans ces entreprises que le capital constant est le plus grand par rapport au capital variable.


[1] Dans le passage suivant où il vise surtout A. Smith, Ricardo a tort : « Nous ne différons qu'en ceci : ils prétendent que la hausse générale des profits doit en amener l'égalité; et moi, je soutiens que les profits de la branche de commerce favorisée doivent retomber promptement au niveau général ». Ricardo, œuvres complètes, p. 101. Edit. Guillaumin, 1847.


Archives K. Marx
Début Retour Sommaire Début de page Suite Fin
Archive Lénine