1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


IV. Qui prend le pouvoir et pourquoi faire ?


7. L'avenir des soviets et des partis.

Pour les camarades de la majorité du SU, il n'y a pas le moindre doute qu'aussitôt après la prise du pouvoir par les travailleurs, il se produira trois phénomènes étroitement liés : "la dictature du prolétariat commencera à dépérir pratiquement dès sa naissance" ; la transformation des soviets en gigantesques mouvements populaires dans lesquels interviendra toute la population ; et enfin, "On peut prédire avec assurance que sous une véritable démocratie ouvrière, les partis politiques prendront un contenu beaucoup plus riche et plus large, et conduiront des luttes idéologiques de masse d'ampleur et avec une participation de masse infiniment supérieures à tout ce qu'on a connu sous les formes les plus avancées de la démocratie bourgeoise." ( SU, 1977) [17].

C'est-à-dire que pour la majorité du SU il y aura un processus d'ensemble qui inclura le dépérissement de l'état prolétarien, le développement spectaculaire des soviets populaires et des partis politiques. Même si elle semble extravagante, cette conception a une certaine similitude avec la conception stalinienne critiquée par Trotsky, et ce n'est pas par hasard. C'est Staline qui disait que le régime soviétique et le socialisme se développaient dans le même sens, et Trotsky qui insistait sur le fait que si le système soviétique se développait, le socialisme ne pouvait pas se développer, et inversement. Et il donnait une explication simple : si le socialisme se développe, les classes commencent à disparaître, si les classes commencent à disparaître, l'état commence à dépérir, et s'il dépérit la même chose se produit avec cette forme étatique qu'est le régime soviétique. Si les soviets se développent et se consolident, il est certain qu'un type d'état, différent de l'état bourgeois mais quand même un état, se consolide. C'est la même chose avec les partis politiques : s'ils sont toujours plus forts, c'est parce qu'il y a une lutte économique, politique toujours plus importante, pour le contrôle du pouvoir et la répartition du surproduit.

La Troisième Internationale vota une résolution qui va explicitement contre l'opinion actuelle du SU sur le renforcement des partis politiques et des soviets, et dans laquelle il est expliqué comment, à mesure que disparaissent les classes et l'état, disparaissent non seulement les partis politiques, mais toutes les organisations ouvrières : "La nécessité d'un parti politique du prolétariat ne disparaît qu'avec les classes sociales. Dans la marche du communisme vers la victoire définitive, il est possible que le rapport spécifique qui existe entre les trois formes essentielles de l'organisation prolétarienne contemporaine (Partis, Soviets, Syndicats d'industrie) soit modifié et qu'un type unique, synthétique d'organisation ouvrière se cristallise peu à peu. Mais le Parti Communiste ne se résoudra complètement au sein de la classe ouvrière que lorsque le communisme cessera d'être l'enjeu de la lutte sociale, lorsque la classe ouvrière sera, toute entière, devenue communiste" (IC, 1920) [18].

C'est pourquoi affirmer "avec assurance" que "les partis politiques prendront un contenu beaucoup plus riche et plus large", sous une "dictature du prolétariat (qui) commence à dépérir", est d'un point de vue marxiste, absurde. A mesure que l'état disparaîtra - et le SU dit que cela se passera à peine après la prise du pouvoir -, les partis politiques disparaîtront, parce que leur raison d'être, la possession de l'état, disparaîtra. Le SU confond l'existence de courants idéologiques culturels plus ou moins organisés avec les partis politiques. C'est ainsi qu'ils écrivent que "les partis politiques conduiront... des luttes idéologiques de masse". Mais une lutte idéologique, pour qu'elle soit menée par un parti politique, doit être assujettie à la lutte politique pour le pouvoir d'état, car sinon, ce n'est pas une lutte politique idéologique, mais une lutte idéologique culturelle.

La disparition de la politique, qui sera la conséquence de la disparition de l'exploitation, de la misère, de la faim, des guerres, etc., enrichira la vie et les discussions au sein de la société. Il y aura des polémiques, avec une participation massive, jamais vue auparavant, des citoyens socialistes, sur des questions pédagogiques, scientifiques, sportives, artistiques, sociales, c'est-à-dire "idéologique", comme disent les camarades du SU, mais pas politiques. Les hommes se regrouperont pour défendre mieux leurs idées, et comme ils seront beaucoup plus lucides que les auteurs de la résolution ils diront grâce au fait qu'il n'y ait plus de partis politiques, nous pouvons nous organiser librement pour discuter tout cela. Si les partis politiques et l'état existaient, nous serions sous la contrainte de ce monstre de la société de classe, la politique, à savoir l'administration des hommes au moyen de la violence.

Il se produit quelque chose de semblable avec les rapports entre démocratie directe et démocratie indirecte. Pour les camarades de la majorité du SU, la gigantesque expansion des partis politiques n'est pas contradictoire avec le développement de la démocratie directe. Il n'y a rien de plus éloigné de la réalité. L'expansion des partis politiques est un phénomène contraire à la démocratie directe, bien que pendant la dictature révolutionnaire du prolétariat ces deux pôles antagoniques et contradictoires puissent se développer de concert jusqu'à un certain point, critique, à partir duquel le développement de l'un doit commencer à mettre en cause celui de l'autre. Et cela parce que les partis politiques constituent la plus haute expression de la démocratie indirecte. L'existence des partis implique qu'ils médiatisent l'initiative des masses, qu'ils aient une discipline propre, qu'ils freinent, canalisent et dévient l'activité immédiate et autodéterminée du mouvement ouvrier et de masse. La démocratie directe implique de réaliser au moment-même ce qui a été résolu par tous, sans déléguer ces tâches à aucun organisme, et encore moins à des partis. L'apparition de l'état constitue la négation la plus absolue de cette démocratie directe, dans la mesure où tout le monde reste contraint d'agir par et à travers l'état, y compris la classe dominante elle-même, qui doit utiliser comme intermédiaire la bureaucratie étatique pour parvenir à ses fins. L'existence des partis n'est que la conséquence de l'existence de l'état, et c'est pourquoi les partis sont centralistes.

La démocratie directe pourra devenir dominante à mesure que disparaîtra l'état, ou alors, se développera conjointement à la consolidation de la dictature du prolétariat et des partis ouvriers, mais comme un pôle antagonique, contradictoire. Ce seront deux pôles, qui se développeront, établiront des liens, mais à des moments déterminés entreront en contradiction. Pendant l'étape de transition du capitalisme au socialisme, le développement de la démocratie directe ne peut que commencer, mais combiné au développement et à l'épanouissement de la démocratie indirecte, le régime soviétique, les syndicats et les partis. La démocratie directe deviendra dominante à mesure que les classes, l'impérialisme, l'état et les partis commenceront à disparaître, et que les producteurs et consommateurs socialistes pourront y compris réaliser des expériences antagoniques, contradictoires, sans devoir se soumettre à aucune discipline, pas même à celle du vote majoritaire ; chaque groupe social pourra faire ce qu'il veut, grâce à l'énorme richesse existante. C'est pourquoi nous ne pouvons signaler qu'une seule loi absolue : autant se développe la démocratie directe, autant les partis politiques ont tendance à disparaître.

Il faut dire que les camarades du SU ont raison en un sens : pendant les premières étapes de la dictature révolutionnaire du prolétariat, il y aura un épanouissement des soviets et de la démocratie révolutionnaire, et surgiront même d'autres formes d'organisation des masses (y compris différents partis politiques soviétiques, reflétant les différents secteurs de la classe ouvrière et des masses mobilisées). Ceci sera la conséquence de l'appel de la dictature révolutionnaire à la mobilisation permanente des travailleurs, pour se consolider et pouvoir affronter l'impérialisme à l'échelle mondiale et ses influences à l'échelle nationale, engageant une lutte qui ne pourra que se développer et élargir la démocratie révolutionnaire jusqu'à des sommets jamais atteints. C'est-à-dire qu'il faut consolider la révolution, et pour cela mobiliser les masses pour consolider la dictature révolutionnaire de l'état prolétarien, et donc la démocratie révolutionnaire. C'est justement cette dialectique que les camarades du SU ne comprennent pas, parce qu'ils ne comprennent pas l'étape actuelle de la dictature du prolétariat. Du fait de l'existence de l'impérialisme, le prolétariat ne prend pas réellement le pouvoir, il doit consolider sa dictature révolutionnaire en étendant et approfondissant la révolution, et pour cela doit consolider son état, à savoir ses soviets, et la démocratie révolutionnaire, comme toutes les formes d'organisation qui vont dans le sens du développement de la révolution et de la consolidation de la dictature révolutionnaire. Pour le futur immédiat, les dictatures révolutionnaires du prolétariat n'ayant même pas commencé à surgir, cette perspective est certaine. Mais pour le moment, ce n'est que de la poésie futuriste. Ces futurs partis seront unis par un lien commun, la défense de la révolution socialiste, bien qu'ils expriment des points de vue et des intérêts différents. Avant de disparaître, les partis vont se développer, plus que jamais, de même que l'état.

Mais ce qui nous intéresse, ce sont les rapports des soviets et de la dictature révolutionnaire du prolétariat avec les partis ouvriers d'aujourd'hui, staliniens, social-démocrates, trotskystes, c'est-à dire les rapports entre les partis opportunistes agents de l'impérialisme, avec le seul parti révolutionnaire conséquent, la IV° Internationale et ses partis trotskystes.

Et nous devons dire clairement que nous ne voyons pas la possibilité que ces partis ouvriers opportunistes, ceux qui existent aujourd'hui, fassent un saut spectaculaire au point de devenir révolutionnaires.

Ils continuent malheureusement à être opportunistes et contre-révolutionnaires, et en tant que tels ennemis mortels des partis trotskystes des soviets et de la dictature révolutionnaire du prolétariat.


Notes

[1] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 3.

[2] "¿ Puede reemplazar la democracia parlementaria a los soviets ?", Escritos, Tomo I, vol.1I, p. 69.

[3] Les leçons d'Octobre, p. 47.

[4] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 3.

[5] Les leçons d'Octobre, p. 12.

[6] "A los camaradas búlgaros", Escritos, Tomo II, vol. 1, p. 63.

[7] "The ILP and the fourth international", Writings (1935-36), p. 147.

[8] "L'Internationale Communiste après Lénine, p. 182-183.

[9] "Problemas del desarrollo de la URSS", Escritos, Tomo II, Vol. 2, p. 309.

[10] "A los camaradas búlgaros", Escritos, Tomo II, vol. I, p. 64.

[11] "Problemas del desarrollo de la URSS", Escritos, Tomo II, Vol. 2, p. 309.

[12] "Beaucoup de bruit autour de Kronstadt", La lutte contre le stalinisme, p. 192.

[13] "On the policy of the KPD", The Five First Years of the IC, vol. 2, p. 308.

[14] "Carta abierta al Partido Communista de la URSS", Escritos, Tomo I, Vol. 3, p. 787.

[15] Les leçons d'Octobre, p. 48-49.

[16] "Report on the Fourth World Congress", The Five First Years of the IC, vol. 2, p. 308.

[17] "Démocratie socialiste et dictature du prolétariat", p. 6.

[18] "Résolution sur le rôle du Parti Communiste dans la révolution prolétarienne", Manifestes, thèses et Résolutions des Quatre Premiers Congrès Mondiaux de l'Internationale Communiste, p. 51.


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