1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


IX. Construction socialiste dans un seul pays ou
révolution socialiste internationale ?


7. Le problème de l'impérialisme.

Les camarades qui ont rédigé les thèses ignorent complètement la réalité de ces derniers soixante ans. Ils nous disent que "Marx et Engels n'ont pu analyser le phénomène de l'impérialisme", et que Lénine ne put voir ni "le recul de la Révolution Prolétarienne dans les pays avancés", ni "la dégénérescence du premier état ouvrier". Mais ce qu'ils ne nous disent pas, c'est ce qui les empêche, eux, de faire cette analyse. Quoique selon ce qu'ils affirment, le marxisme soit "un mode de raisonnement critique par excellence", ils gardent la même perspective que nos maîtres à la fin du XIX° et au début de ce siècle.

C'est pourquoi ils ne font dans leur document que répéter professoralement les prédictions de Marx, Lénine et Trotsky, et de tous les marxistes orthodoxes en général jusqu'en 1917. Cependant, ils le font en omettant, précisément, la conception fondamentale de ces raisonnements.

Cette erreur politique obéit à une raison théorique : les auteurs ne donnent aucune importance à l'existence de l'impérialisme. De là le fait que dans leur document, contre quinze formulations explicites sur la "construction socialiste", on ne rencontre que deux fois le mot impérialisme, qu'on ne nomme jamais en tant que telle la contre-révolution impérialiste, qu'on ne cite le danger d'intervention militaire impérialiste qu'au passage, toujours dans le but de relativiser ou diminuer au maximum son importance. Et c'est encore plus grave si nous considérons quels sont les passages où, par deux uniques fois, l'impérialisme est mentionné. La première fois, c'est pour nous dire que "Marx et Engels ne purent analyser le phénomène de l'impérialisme...". Et la deuxième, en tant qu'argument contre le stalinisme qui "abuse systématiquement des accusations calomnieuses de "collusion avec l'impérialisme"".

Pour nous, l'apparition de l'impérialisme, avec son exploitation des pays arriérés, est un phénomène global qui a affecté le cours de la révolution mondiale et été à l'origine de toutes les "anormalités" non prévues par le marxisme, ni par Lénine et Trotsky. Et c'est ce phénomène nouveau, précisément, qui est directement ou indirectement la cause des autres phénomènes que signale le SU : "le recul de la révolution prolétarienne dans les pays avancés", "la dégénérescence bureaucratique du premier état ouvrier", et de nombreux autres phénomènes que le SU ne signale pas mais qui sont aussi décisifs que les précédant. A savoir : la dégénérescence de la Deuxième et de la Troisième Internationales, le caractère bureaucratique des nouveaux états ouvriers, ainsi que leur isolement. Mais ses deux conséquences les plus spectaculaires ont été jusqu'à présent, précisément, d'une part l'apparition d'une bureaucratie et d'une aristocratie ouvrières, et de l'autre le triomphe de la révolution ouvrière dans les pays arriérés.

Par son exploitation des pays arriérés, le capitalisme dans son stade suprême, l'impérialisme, est parvenu à aristocratiser d'importants secteurs de la classe ouvrière, et à soutenu une forte classe moyenne dans les métropoles. Dit d'une autre manière, il a provoqué une division de la classe ouvrière et des travailleurs du monde entier en deux secteurs clairement différenciés et souvent antagoniques, l'un privilégié, et l'autre étant le plus exploité. Le capitalisme, par son fabuleux enrichissement et par sa domination économique sous l'impérialisme, se retire de la scène de l'histoire comme il y est entré : en gagnant un secteur de la classe ennemie. C'est ce qu'il fit avec le clergé et les seigneurs féodaux dans sa période d'ascension et de lutte pour le pouvoir. Et il le fait aujourd'hui avec la classe ouvrière. Cette division au sein des rangs ouvriers a été la cause sociale de tous les autres phénomènes.

L'autre aspect de cette division de la classe ouvrière est ce qui se passe dans les pays arriérés. Là, la pénétration impérialiste détruit les formes archaïques de production, provoque un développement capitaliste et en même temps le freine et le modèle selon un schéma de distorsion. En fonction de cela, dans les dernières trente ou trente cinq années, des contradictions objectives d'une intensité insupportables se sont produites pour la quasi totalité des travailleurs de ces pays, et ont amené dans plusieurs de ces pays arriérés, une révolution socialiste victorieuse, bien que dirigée par la bureaucratie. Il faut que l'impérialisme exploite plus les ouvriers d'une partie du monde, pour accorder certains avantages aux ouvriers des métropoles. Mais de cette manière, la révolution qu'il a éloignée de ses portes gagne ses fondations.

S'il est certain qu'à l'échelle mondiale, toutes ces révolutions ne font que rentrer dans le cadre global de la révolution socialiste contre l'impérialisme, d'un autre côté, c'est l'impérialisme lui-même qui les provoque en détruisant les formes archaïques de production, en accélérant le processus de production capitaliste des pays arriérés et, en même temps, en freinant le développement accéléré et constant du développement capitaliste d'ensemble lui-même. En effet l'impérialisme exporte vers les pays dépendants non seulement ses capitaux et ses marchandises, mais aussi ses crises capitalistes, transformant en crises chroniques celles des pays arriérés.

C'est ainsi que se produisirent les grandes révolutions coloniales de cette après-guerre, qui se transformèrent en révolutions socialistes. Mais ces avantages des pays arriérés, dès que s'imposent des dictatures prolétariennes, deviennent des inconvénients. La contradiction la plus grave se rapporte à l'état national. L'indépendance et l'unification de l'état national d'un pays arriéré est un grand progrès historique, un triomphe démocratique anti-impérialiste. Il permet à ce pays d'atteindre rapidement le niveau des grands pays capitalistes qui l'ont atteint il y a un, deux ou trois siècles. Mais dès que cet objectif est atteint à travers la révolution ouvrière, il commence à être un obstacle, puisque même si le prolétariat gouverne, l'état national reste une institution bourgeoise. Progressive jusqu'au XIX° siècle, progressive pour un moment par rapport à l'impérialisme, mais en dernière instance réactionnaire par rapport aux besoins du développement mondial des forces productives. Cette conquête démocratique-bourgeoise devient une camisole de force imposée par le régime capitaliste mondial au prolétariat de ce pays. Le grand défenseur de cette camisole de force est l'aristocratie ouvrière, qui grâce au contrôle de l'état national tend à augmenter ses privilèges. Et son autre grand défenseur est l'impérialisme, qui sait que l'état national arriéré, même ouvrier, lui permet de manoeuvrer et de continuer à dominer la politique et l'économie mondiales.

Prenons un exemple, l'analyse de la dégénérescence de l'URSS, où ces deux phénomènes se combinent avec la plus grande clarté. Que s'est-il passé avec la Révolution Russe ? La cause fondamentale de sa dégénérescence fut le recul de la révolution mondiale, qui permit que le monopole du pouvoir tombe aux mains de la bureaucratie et de l'aristocratie ouvrières ; en fonction de cela, les différences entre l'aristocratie et la base ouvrière ont augmenté dans les cadres nationaux de l'URSS, par rapport aux pays capitalistes, parce qu'en Russie ces secteurs privilégiés ont utilisé leur domination étatique pour s'autoprivilégier. De là la position de Trotsky consistant à demander le pouvoir uniquement pour la base ouvrière de l'Union Soviétique, à exiger l'expulsion d'un secteur important de la classe ouvrière, la bureaucratie et l'aristocratie, des Soviets révolutionnaires. Cette différenciation entre deux secteurs du prolétariat est à ce point brutale et antagonique qu'elle justifie l'appel à une révolution violente, politique, d'un secteur ouvrier, le plus misérable, contre un autre de cette même classe, privilégié. Le SU semble ne pas comprendre cet aspect de la révolution politique. Elle est précisément politique, parce qu'elle n'est pas une révolution sociale d'une classe - ouvrière - contre une autre classe - bourgeoise, mais une révolution d'un secteur ouvrier contre un autre secteur ouvrier.

L'existence de l'impérialisme fait que toute la dynamique de la révolution mondiale a changé, puisque la défaite d'une bourgeoisie ou d'un régime capitaliste national, malgré toute son importance, ne signifie pas une défaite à l'échelle mondiale de l'impérialisme. Il subsiste et reste dominant, ce qui signifie que reste posée la tâche historique de le mettre en déroute, en tant que seul moyen de déraciner la principale source d'exploitation de classe dans le monde.


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