1978
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"Le titre du livre synthétise ma position :
à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du
prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire
revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par
Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une
dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la
"démocratie socialiste" immédiatement."
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Nahuel Moreno
La dictature révolutionnaire du prolétariat
Introduction
Quand les principaux partis communistes occidentaux, français, espagnol et
italien, retirèrent de leur programme le mot d'ordre de "dictature du
prolétariat", on vit se généraliser une discussion sur le phénomène auquel on
a donné le nom d'"eurocommunisme", et qui implique un abandon de la
conception marxiste-léniniste de l'état, conjointement à une légère critique
des pires caractéristiques des bureaucraties staliniennes gouvernantes.
Dans cette discussion, comme dans toutes les grandes polémiques
antérieures, sont en jeu tous les enseignements du marxisme, confirmés ou
enrichis par plus d'un siècle d'expérience révolutionnaire.
Pour défendre ces enseignements apparut l'an dernier une résolution du
Secrétariat Unifié de la IV° Internationale. Cette résolution s'intitule
"Démocratie Socialiste et Dictature du Prolétariat" ; en même
temps que sa publication, les auteurs appelèrent à un débat public sur ce
thème, ce qui fut une réussite dans la mesure où cette question passionne
toute la gauche européenne et occidentale.
Et ce n'est pas un hasard, puisque les PCs retirent ce mot d'ordre juste
au moment où l'Europe connaît une montée ouvrière qui s'est étendue à
l'Amérique Latine, aux Etats-Unis, et aux masses coloniales d'Afrique et
d'Asie.
En réalité, il ne font ainsi qu'accorder la théorie à leur pratique
quotidienne déjà ancienne : l'abandon de la lutte de classes et
de sa conclusion, la dictature du prolétariat. Et ils le font au moment même
où leurs impérialismes respectifs intensifient leur pression sur les partis
communistes et socialistes, pour qu'ils acceptent les plans d'austérité.
Les partis communistes les plus puissants d'Europe occidentale se trouvent
soumis aux pressions de deux forces: l'offensive de leur impérialisme contre
le niveau de vie et l'emploi de la classe ouvrière, et la résistance de cette
dernière, qui refuse de payer la crise du régime capitaliste.
L'impérialisme - européen, yankee ou japonais -,
pour affronter la résistance des travailleurs, fait appel à leurs
préjugés démocratiques-bourgeois. A travers ses fantastiques moyens
d'information, il soumet en permanence les masses de ces pays à une campagne
d'exaltation de la démocratie bourgeoise et de ses libertés, et de critique,
sous cet aspect, des Etats ouvriers. Au lieu de comparer les formidables
conquêtes de la classe ouvrière, comme l'expropriation de la bourgeoisie, la
planification, le droit au travail pour toute la population, etc., qui
feraient pencher la balance en faveur des Etats ouvriers, il compare
les libertés formelles et attaque le caractère totalitaire, répressif,
de ces pays. Depuis les moyens de diffusion, il provoque quotidiennement les
partis de gauche et les travailleurs avec l'argument suivant :
"Nous vous accordons les plus larges libertés pour nous combattre.
Nous ne vous réprimons que si vous vous soulevez contre la constitution
démocratique nationale ; par exemple, si vous menez des grèves
sauvages ou des actions terroristes, ou si vous tentez d'imposer votre
volonté sans attendre le résultat des élections, sans accepter les décisions
du parlement librement élu. Au contraire, dans les Etats ouvriers, il y a des
camps de concentration, et chaque citoyen doit penser comme l'exige le parti
communiste dominant, sinon il va en prison ou dans une clinique
psychiatrique. Quant à nous, nous sommes démocratiques : nous
vous donnons la liberté de penser et d'écrire ce que vous voulez, de vous
présentez aux élections et même, si vous les gagnez, de prendre le pouvoir.
Le choix est le suivant : pour les libertés des pays
capitalistes, ou pour le totalitarisme des dictatures prolétariennes.
Assurément, pour maintenir ce régime, il faut se sacrifier en
travaillant plus et en gagnant moins. Choisissez donc :
libertés ou totalitarisme ?".
Ces questions visent exactement les préjugés démocratiques-bourgeois des
travailleurs occidentaux. Quiconque a milité parmi les étudiants ou les
ouvriers des pays avancés connaît ce sentiment, qui fondamentalement consiste
à croire que sous le capitalisme, malgré tous les problèmes qu'il occasionne,
on peut tout choisir (où vivre, où travailler, quelles études faire, etc.),
- sans remarquer le caractère relatif de ces privilèges. Et,
plus grave, sans comprendre que le peu que l'on possède provient de
l'appartenance à des pays riches, qui exploitent toute l'humanité. Les partis
communistes ont contribué au développement de ces préjugés, eux qui, depuis
des dizaines d'années, se sont joints aux sociaux-démocrates pour revendiquer
ces sentiments. Ce développement a été favorisé par le boom économique, qui a
permis l'amélioration du niveau de vie de la classe ouvrière et de la
nouvelle classe moyenne, par le spectacle tragique des régimes
bureaucratiques des pays ouvriers de l'Europe de l'Est, principalement
l'URSS ; par la terrible expérience vécue sous les régimes
fascistes totalitaires et, enfin, par la lutte triomphante contre les
colonels grecs, le salazarisme et le franquisme, qui a ouvert pour les masses
une période de bienfaits démocratiques, qu'elle ne veut pas perdre.
Ne voulant pas en rester là, chaque impérialisme pose aux partis ouvriers
de son pays, principalement aux partis communistes, les questions suivantes:
"Etes-vous disposés à nous aider à surmonter la crise de l'économie
nationale, à sauvegarder les libertés démocratiques et le système
parlementaire ? Vous comporterez-vous en politiciens sérieux,
dignes de confiance, convaincrez-vous la classe ouvrière de la nécessité de
se sacrifier sur l'autel du développement de l'économie nationale ?
Etes-vous pour la patrie nationale et le développement de son
économie, ou pour la défense de l'URSS et des intérêts sectoriels des
travailleurs ?".
A l'heure actuelle, de nombreux partis communistes sont exempts de ce type
de demandes. A cause de leur faiblesse, de leur absence des postes
parlementaires importants, de la faiblesse de leur implantation dans
l'appareil étatique et dans les appareils, syndicaux de leurs pays, ils
continuent à dépendre de l'aide de Moscou, pour l'existence de leur
direction. C'est pourquoi, ils maintiennent des positions traditionnelles.
Mais pour les plus forts, connue le parti communiste italien, cela veut
dire: "Que désirez-vous : perdre les millions de dollars du
commerce avec l'URSS, des participations municipales, perdre des milliers
d'adhérents qui se retrouveront sans travail, perdre l'immense partie de
l'appareil bureaucratique que vous contrôlez dans les villes, pour
recommencer à dépendre de l'URSS comme les PCs les plus faibles ?
Et pour quoi ? Est-ce que par hasard les plans
d'austérité vous feraient perdre de votre influence dans le cadre du régime
parlementaire ? Notre régime vous garantit vos postes et
privilèges. En échange, est-ce beaucoup vous demander que de discuter avec
nous la législation du travail, les conventions collectives, afin de
convaincre les travailleurs qu'il leur faut gagner un peu moins et travailler
un peu plus ?". C'est pour cela que les partis communistes ont
accepté, les bras ouverts, de collaborer avec les plans d'austérité des
patrons, comme cela s'est déjà vu en Italie et en Espagne.
Cependant, conscients du fait que cette politique peut provoquer chez eux
des crises sérieuses, qu'ils peuvent être débordés par le mouvement de masse
ou perdre des voix aux élections, ils tentent de compenser cela par des
concessions sur d'autres terrains. Dans le fond, les mêmes que ceux du
patronat, mais avec un habillage marxiste.
Ils "démocratisent" leur programme, et leur politique, et s'efforcent de
tout ramener à des discussions qui éloignent leurs militants et l'avant-garde
de la résistance aux plans économiques des gouvernements patronaux. Par
exemple, en s'appuyant sur la haine légitime que lui porte les masses, ils
attaquent l'impérialisme yankee au lieu de désigner comme le principal ennemi
la bourgeoisie de leur propre pays. Dans le même but, ils mettent en cause le
monopole et le système unipartiste de la sinistre bureaucratie russe au
pouvoir ; ils critiquent quelques-unes des manifestations les
plus irritantes de l'implacable répression exercée par le gouvernement de
l'URSS et ceux des autres états ouvriers bureaucratisés contre leurs
opposants et contre d'autres états ouvriers, se revendiquant de quelques-uns
des martyrs des procès de Moscou, d'autres victimes du stalinisme, de la
Tchécoslovaquie.
Et quand ils retirent de leur programme la dictature du prolétariat,
acceptant ouvertement le suffrage universel et le système parlementaire,
c'est pour canaliser les fausses espérances démocratiques des travailleurs,
et gagner en crédibilité auprès de la bourgeoisie. Ils proposent un
pluripartisme total pour avant et après la prise du pouvoir, s'appuyant sur
les illusions ouvrières selon lesquelles tout s'arrangerait par une voie
réformiste, pacifique, parlementaire. Et ils sont allés jusqu'à affirmer que
si une fois au pouvoir, ils perdaient les élections au profit des partis
réactionnaires, ils remettraient le pouvoir au vainqueur, puisque leur
respect du suffrage universel est une chose sacrée. Et, comme il fallait s'y
attendre, ils ont commencé à ériger le patriotisme de leur propre pays
impérialiste, en opposition au vieil et aveugle "patriotisme russe" qui
caractérisait le stalinisme juvénile. Pour les mêmes raisons, ils ont
commencé à introduire, beaucoup plus timidement, le droit à être en désaccord
au sein de leurs propres partis, et des organisations ouvrières qu'ils
contrôlent.
Et ils s'affrontent aux trotskystes avec des arguments identiques à ceux
qu'utilise l'impérialisme : "Ne soyez pas dogmatiques,
abandonnez une fois pour toutes la lutte de classes, la révolution et la
dictature ouvrières qu'ont préconisées Marx, Lénine et Trotsky, et
adaptez-vous aux temps nouveaux et aux sociétés occidentales avancées.
Pourquoi ne vous engagez-vous pas, comme nous, à accorder des libertés
politiques illimitées, si vous prenez le pouvoir ? Pourquoi
n'abandonnez-vous pas une bonne fois les concepts erronés de "lutte de
classes", "révolution ouvrière" et "dictature du prolétariat", pour adopter
ceux des libertés démocratiques et du système parlementaire ?
Pourquoi ne défendez-vous pas le suffrage universel et la voie
démocratique parlementaire, pour gouverner avec la majorité de la
population ?".
Le Secrétariat Unifié de la IV° Internationale écrivit et publia sa
résolution précisément pour répondre aux eurocommunistes et défendre les
positions de Lénine et de Trotsky sur ces questions. Tout cela aurait été
tout à fait louable et aurait bénéficié de notre soutien inconditionnel, si
le SU n'avait pas commis un véritable crime politique, théorique et
historique, en donnant à la dictature du prolétariat un objectif et un
programme identiques à quatre-vingt dix pour cent au programme
eurocommuniste, et diamétralement opposé à celui de nos maîtres.
Selon le SU, la dictature du prolétariat devra
garantir à la bourgeoisie restaurationniste et à ses partis une "liberté
politique illimitée", à partir du jour de son instauration et pour toujours,
tant qu'ils ne prennent pas les armes et ne commencent pas la guerre civile.
"Voilà ce qui constitue notre norme programmatique et de principe :
liberté politique illimitée pour tous les individus, groupes,
tendances et partis qui, dans les faits, respectent la propriété collective
et la constitution de l'état ouvrier." (SU, 1977) [1].[*] Que veut dire "dans les faits" ?"
Cela signifie que la liberté d'organisation politique devrait
être accordée à tous ceux, y compris les éléments pro-bourgeois, qui, dans
les faits, respectent la Constitution de l'Etat ouvrier, c'est-à-dire qui ne
sont pas engagés dans des actions violentes de renversement du pouvoir des
travailleurs et de la propriété collective des moyens de production."
(Idem) [2].
Il peut sembler ridicule que nous devions expliquer qu'il ne peut y avoir
obligatoirement de "liberté politique illimitée" ou de "suffrage universel"
sous une dictature de classe ; que nous devions engager une
discussion pour établir que dictature s'oppose à "liberté
politique illimitée" pour tous les habitants, dans la mesure ou cela
signifie une certaine forme d'oppression, une contrainte politique pour
quelqu'un, parce que sinon ce n'est pas une dictature. Mais quand on passe au
terrain politique en donnant à cette formule son contenu actuel ("liberté
politique illimitée pour Somoza, Pinochet et le Shah, tant qu'ils
n'organisent pas de soulèvement armé contre la dictature du prolétariat, et
sans qu'ils puissent être jugés pour leurs crûmes passés"), cette discussion,
de ridicule, devient tragique. Pour justifier sa position, le SU s'efforce de
s'appuyer sur Lénine et Trotsky. Cependant, il est facile de démontrer que
son nouveau programme n'a rien à voir avec ce qu'ils ont dit et fait.
Pour Lénine, après la Révolution d'octobre, la seule
chose "illimitée" sous la dictature, c'est son pouvoir dictatorial, et non la
"liberté politique". "La notion scientifique de dictature s'applique à
un programme que rien ne limite, qu'aucune loi, qu'aucune règle
absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence."
(Lénine, 1920) [3]. Dans L'Etat et la
Révolution, il cite Engels: "Tant que le prolétariat a encore besoin
de l'Etat, ce n'est point dans l'intérêt de la liberté, mais pour réprimer
ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté,
l'Etat cesse d'exister comme tel". (Lénine, 1917) [4]
(souligné dans l'original) Et dans le Programme du Parti Communiste, écrit
par Lénine et réaffirmé par Trotsky en 1936, il avait insisté sur "les
restrictions... à la liberté", tant que l'on ne serait pas parvenu au
socialisme, à la disparition de l'exploitation de l'homme par l'homme :
"..., la privation des droits politiques et les restrictions, quelles
qu'elles soient, de la liberté, ne s'imposent qu'à titre de mesures
provisoires... Dans la mesure où disparaissent les racines objectives de
l'exploitation de l'homme par l'homme, disparaît la nécessité d'imposer ces
mesures transitoires...".
Dans La Révolution Trahie, cet ouvrage
qui, selon le SU, est censé apporter une base à sa "norme programmatique et
de principe", Trotsky insiste sur le fait que sous la dictature du
prolétariat, il doit y avoir une "sévère limitation de la liberté" ("la
dictature révolutionnaire, nous l'admettons, constitue en elle-même une
sévère limitation de la liberté") (Trotsky, 1936) [5].
Depuis son exil, il nous avait déjà averti en nous disant que "...
naturellement, la dictature du prolétariat est inconcevable sans
l'utilisation de la force, y compris contre des secteurs du prolétariat
lui-même". Et en 1938, dans le Programme de Transition, il
répétait que "... les formules de la démocratie (liberté
d'association, de presse, etc.) ne sont pour nous que des mots d'ordre
passagers ou épisodiques dans le mouvement indépendant du prolétariat"
(Trotsky, 1938) [6].
La norme programmatique traditionnelle du marxisme est donc suffisamment
claire : on n'accordera les "libertés politiques illimitées" que
lorsque "les racines objectives de l'exploitation de l'homme par l'homme
auront disparu", c'est-à-dire lorsque l'impérialisme aura été définitivement
écrasé, lorsque les classes auront disparu. Tant que ces possibilités
objectives ne se seront pas concrétisées, il y aura, en accord avec Trotsky,
"une sévère limitation de la liberté", ainsi que "privation des droits
politiques" et "restrictions, quelles qu'elles soient, de la liberté", selon
Lénine. Ce "pouvoir illimité" sera rendu nécessaire par la défense de la
révolution socialiste nationale et internationale. Nous n'attendrons pas que
les contre-révolutionnaires prennent l'initiative de la guerre civile contre
le nouveau gouvernement pour limiter leur liberté, mais nous les empêcherons
de s'organiser et de s'armer. Pour cette raison, nous ne nous risquerons pas
à leur accorder une "liberté politique illimitée", - ce qui ne
veut pas dire que nous leur interdirons toute activité légale à tout moment.
Ils bénéficieront de "libertés politiques limitées", en fonction
des exigences de la dictature du prolétariat.
Nous croyons que ces citations, comme notre
argumentation, démontrent de manière suffisamment claire que le SU a
complètement révisé la position marxiste-révolutionnaire sur la dictature du
prolétariat. En disant cela, nous n'affirmons pas, à ce moment de notre
exposé, qu'ils se sont trompés. Nous nous limitons à signaler un fait en
lui-même suffisamment significatif : la position actuelle du SU
est opposée à celle traditionnellement défendue par le marxisme. C'est ce
reconnaît avec une honnêteté totale un de ses plus enthousiastes
partisans : "Je pense concrètement, et nous le saluons au
passage, qu'il s'agit d'une rectification positive et
nécessaire. En conséquence, il faut le dire clairement, il faut
établir clairement les bases matérielles, les raisons politiques qui nous
amènent à cette position. Autrement, nous aurions l'impression de nous
écarter de la résolution qui a toujours été la position traditionnelle de la
IV° Internationale, de l'opposition de gauche, du "bolchévisme-léninisme",
ce qui ne serait pas sérieux.". Et il continue :
"Et le programme à ce stade n'est ni le même, ni semblable à celui des
bolchéviks en 1917, ni à celui que nous soutenions
traditionnellement." [7].
Le lecteur se posera entre autres questions : "A quoi obéit
ce changement ? Etant donné qu'on ne peut admettre une "erreur"
ou un "oubli" théorique, est-ce une capitulation ? Et sinon,
qu'est-ce ? Comment définir ce qui est en train de se
passer ?
Ce qui s'est produit est qu'un secteur du mouvement trotskyste
européen et occidental s'est transformé en courroie de transmission des
préjugés démocratiques-bourgeois des travailleurs occidentaux, ce phénomène
étant combiné avec les résidus idéologiques de l'influence ultra-gauchiste
estudiantine européenne, encore présente il y a quelques années.
Ces préjugés se manifestent dans son programme de "libertés politiques
illimitées", et l'influence ultra-gauchiste au travers de la négation
formelle, académique, des institutions démocratiques-bourgeoises.
Bien que cette influence aille en diminuant, bien qu'elle laisse de plus
en plus la place aux institutions bourgeoises, comme le démontre la volonté
de Mandel d'imposer le "vote universel" à
la dictature ouvrière.
Ce qui se passe dans les rangs de ce secteur du trotskysme constitue un
phénomène symétrique à l'euro-communisme : le programme du SU et
des PCs occidentaux est le même ("libertés politiques illimitées"), quoique
le premier l'avance pour la dictature du prolétariat, et les seconds pour les
régimes capitalistes et de transition. Et il obéit à des raisons
similaires.
L'Internationale Communiste sous Lénine et ensuite les trotskystes ont
insisté sur l'existence des préjugés démocratiques-bourgeois des masses
occidentales. Leur expression politique est précisément la force des partis
sociaux-démocrates et communistes. Ceux-ci incarnent la synthèse idéale :
ils sont "de la classe ouvrière" et sur ce point donnent raison aux
travailleurs. Ils ne sont pas l'impérialisme ; leurs critiques à
l'égard des états ouvriers sont formulées d'un point de vue "démocratique".
Mais la crise et la montée européenne ont commencé à éroder ces préjugés bien
que, contradictoirement, elles les renforcent au début. Comment ?
C'est très simple. A mesure que se développe la montée, qui signifie
avancée, qui signifie en un sens pouvoir, les ouvriers croient qu'il est
possible que tout se solutionne par l'arrivée de leurs partis au
gouvernement, par une voie pacifique, à travers les élections.
Ceci nous pose un problème théorico-politique. La Quatrième Internationale
européenne et nord-américaine vit au sein d'une société et parmi des masses
travailleuses bourrées de préjugés démocratiques-bourgeois. Le fait que des
dirigeants et des courants de notre mouvement reflètent en son sein ces
préjugés en est une conséquence inévitable. Qui sont-ils ? Par
malheur, formuler cette question est y répondre. La majorité du
SU. Si ce ne sont pas eux, qui est-ce ? Quelqu'un doit
les refléter. A la fin des années 60, quand le mouvement étudiant européen se
tournait massivement vers le soutien à la Révolution Cubaine et faisait de Che Guevara son héros, et de la guerre de
guérilla sa méthode, ce phénomène politico-social possédait également sa
courroie de transmission dans notre Internationale. Il ne pouvait en être
autrement. Cela en a toujours été ainsi, et cela demeurera ainsi. Une
Internationale qui vit et n'est pas une secte reflétera toujours les
processus politico-sociaux dans lesquels elle est immergée. Mais qu'elle les
reflète ne veut pas dire qu'elle se transforme en leur porte-parole. Nous
continuons à croire, avec Trotsky, que pour diriger la révolution nous
devrons "nager contre le courant".
Mais l'actuel SU de la IV° Internationale, tous ses documents et sa
politique, expriment au sein des rangs trotskystes une capitulation totale
aux préjugés démocratiques-bourgeois des masses occidentales. Son document
sur la "Démocratie socialiste et Dictature du Prolétariat" constitue la
synthèse la plus poussée, jusqu'à présent, de cette nouvelle tendance
révisionniste, qui a commencé à se former. Trotsky, en son temps, avait
comparé le fascisme et le stalinisme en tant que phénomènes parallèles
provoqués par l'avancée de la contre-révolution dans le monde. Nous pouvons
dire aujourd'hui que l'euro-communisme et la politique actuelle du SU sont,
grosso modo, des phénomènes symétriques ayant comme source les
mêmes raisons politico-sociales, à savoir la montée du mouvement ouvrier
européen et les préjugés démocratiques-bourgeois des masses.
En disant qu'ils sont symétriques nous ne disons pas qu'ils sont
identiques. Les camarades du SU défendent formellement, contre
l'eurocommunisme, la dictature du prolétariat et la nécessité d'une
révolution ouvrière contre les institutions démocratiques-bourgeoises. Ils
affirment avec insistance défendre les enseignements de Lénine et de Trotsky.
Et pour cela ils s'efforcent de faire croire aux travailleurs et à l'opinion
publique que la dictature du prolétariat qu'ils définissent comme la plus
juridique, judicieuse, pleine de bonté, libertaire, démocratique avec les
partis contre-révolutionnaires, de toutes les dictatures de classe ayant
jamais existé de par le monde, est celle qui a été préconisée par nos
maîtres.
Mais il n'en est pas ainsi. La majorité du SU a pour la dictature du
prolétariat le même programme que les eurocommunistes pour le socialisme et
le régime capitaliste. Il doit y avoir sur ce point une clarté
absolue ; la majorité du SU et les eurocommunistes sont d'accord
sur le pluripartisme et sur le fait d'accorder aux partis bourgeois les
libertés les plus complètes à toutes les étapes de la lutte de classes,
contre la position traditionnellement défendue par le marxisme.
En fonction de cela il convient de caractériser scientifiquement
l'actuelle orientation de la majorité du SU de la 4ème Internationale,
d'eurotrotskisme, et de la définir connue un libéralisme
bourgeois fiévreux ; c'est à dire comme une orientation qui,
tout en étant profondément opportuniste, est de temps en temps
ultra-gauchiste.
Il s'agit de lutter pour faire revenir ce courant eurotrotskyste à des
positions véritablement trotskystes.
En résumé, le SU ne s'oppose pas, comme devrait le faire un trotskyste,
aux pressions eurocommunistes, au contraire, il dit, acceptant la plus grande
partie de leurs prémisses: "Nous continuons à être pour la dictature du
prolétariat et la révolution ouvrière ; mais ne confondez pas,
notre dictature accordera une "liberté politique illimitée" à tous les
citoyens, y compris les contre-révolutionnaires, depuis le premier instant de
son instauration, et à la place du parlement nous installerons des organes
bien plus démocratiques, les soviets, où entrera toute la population, et pas
seulement les ouvriers". Et le camarade Mandel de sceller cette capitulation face à
l'eurocommunisme, assurant qu'il est un "partisan intransigeant" du suffrage
universel, "avant, pendant et après la prise du pouvoir par les
travailleurs". (El País, Madrid, 7-8-78).
Ce résultat hybride de l'introduction, dans le concept marxiste de
révolution ouvrière et dictature du prolétariat, d'un contenu et d'un
programme eurocommunistes, oblige le SU à tenter de démontrer une théorie
absurde : que la "dictature du prolétariat" signifie "liberté
politique illimitée" pour les contre-révolutionnaires.
Si le document n'avait pas encore été écrit, et si quelqu'un avait
souligné la possibilité de voir cette position du SU - dictature
trotskyste avec des libertés eurocommunistes - se
cristalliser en une résolution, cela aurait certainement été considéré comme
étant impossible. On aurait pensé, par exemple, qu'il fallait pour cela
prendre des libertés avec l'histoire, ou quelque chose de semblable, dans le
style des historiens du PCUS. C'est pour cette raison que la résolution du SU
ne peut soutenir la double contradiction à laquelle le SU se trouve confronté
avec son nouveau programme : face à la position trotskyste
traditionnelle d'une part, et face à la réalité de la lutte de classes de
l'autre.
Ces camarades tentent de résoudre la première contradiction par un jeu de
mots: en mettant un signe d'égalité entre "dictature du prolétariat" et
"libertés politiques illimitées". Sur ce terrain, les eurocommunistes
parviennent à être plus conséquents que nos camarades, en enlevant de leurs
programmes la première formulation. Le SU, au contraire, s'obstine à ne pas
sortir formellement du cadre du trotskysme, bien qu'il finisse par donner à
cette formulation un contenu strictement eurocommuniste, et ainsi, à la nier
comme telle.
Pour éviter la confrontation avec la réalité, le document inaugure un
nouveau style marxiste : il flotte au-dessus de cette réalité.
Ainsi, il ne fait aucune référence aux soixante-dix années de dictatures
prolétariennes, et pourtant il s'agit d'une résolution sur la "dictature du
prolétariat" ; il contient une thèse sur les partis politiques,
et ne nomme dans cette thèse aucun de ceux qui existent aujourd'hui, ni
socialistes, ni communistes, ni trotskystes. C'est la même chose en ce qui
concerne la politique, la pratique : les affirmations
théoriques ne sont jamais illustrées par des exemples actuels. Nous ne
croyons pas que la capacité des membres du SU à apprécier la réalité se soit
détériorée. Au contraire, nous pensons qu'ils se sont rendus compte qu'il
valait mieux remonter à des temps lointains pour pouvoir défendre leur
position. Parce qu'un exemple clair de l'application de la résolution serait
de dire aux travailleurs iraniens : "Quand nous prendrons le
pouvoir nous empêcherons de toute notre force que le Shah soit jugé et nous
lutterons pour qu'il bénéficie d'une liberté politique illimitée".
Evidemment, le SU ne pourrait convaincre aucun révolutionnaire iranien de la
correction de sa position.
C'est de là que vient ce style d'une grande nouveauté, cette rareté, le
caractère étrange du document. C'est une résolution qui fait un saut de plus
d'un siècle, du Lénine d'avant la prise du pouvoir aux téléphones
cybernétiques du futur, ignorant autant le passé que tous les problèmes que
nous posent le présent et le futur immédiats. C'est ainsi qu'il en résulte
une oeuvre littéraire d'un genre nouveau. Les critiques littéraires la
considéreraient certainement comme une expression typique du surréalisme
tardif. D'autres, peut-être, comme la manifestation d'un nouveau courant, la
science-fiction marxiste. Il faut reconnaître que par rapport à la
science-fiction il souligne agréablement des éléments scientifiques réels, et
des possibilités plus ou moins viables.
Mais d'un point de vue politique ce jeu imaginatif n'intéresse personne.
Un document sur la dictature du prolétariat doit poser quelques questions
fondamentales, comme, par exemple : que s'est-il passé pendant
ces dernières soixante années avec les dictatures prolétariennes qui ont
triomphé ?, quelle réponse donnons-nous à l'invasion d'une
dictature prolétarienne par une autre ?, et de nombreuses autres
questions de ce type. Mais la plus importante, celle qui est décisive,
est : avec quel parti et quel programme parviendrons-nous d'ici
cinq, dix ou vingt ans, à la dictature révolutionnaire du prolétariat pour
laquelle nous luttons ? Et ainsi surgissent une autre série de
questions : devront-elles affronter un blocus, des guerres
civiles ? Une lutte à mort de la part des partis réformistes,
aussi bien à l'échelle nationale qu'internationale ? Les
premières dictatures dirigées par des trotskystes pourront-elles éviter une
terrible guerre civile avec les états ouvriers bureaucratisés,
l'impérialisme, les partis bourgeois et les ouvriers opportunistes ?
Seront-elles identiques dans les pays attardés et dans les pays
avancés (il se dégage du document que oui) ? Et comment
allons-nous l'imposer ? A travers l'insurrection et la guerre
civile ?
Ce sont quelques-uns des problèmes qui se posent à nous, et face auxquels
notre Internationale doit avancer un programme. Mais la résolution de la
majorité du SU les ignore. Un document marxiste ne peut éviter de répondre à
ces questions, convaincre ceux qui le lisent par des formulations futuristes
ou évasives, ni faire des concessions pour ne pas choquer des préjugés
généralisés afin de sauver la face ou de cacher des positions révisionnistes.
En faisant cela, il empêche que sorte une ligne claire pour l'action
politique de ces prochaines années.
Il nous faut à présent analyser les conséquences inévitables du processus
révisionniste qui s'est engagé. Ce tournant, résultant de la pression
démocratiste des masses occidentales, commence à être global, et a un
caractère plus grave que celui qui se réalisa de fait sous l'influence de la
mode guerrillériste passée. Celui-là indiquait et reflétait l'impatience
quant aux objectifs à atteindre ; celui-ci les
abandonne. C'est qu'on ne peut attaquer un des piliers du marxisme
- ici la conception de la dictature révolutionnaire -
sans que tout l'édifice s'écroule.
L'article qui défend la résolution du SU poursuit, en ne laissant déjà
plus aucun doute (article déjà cité de A. Heredia, NDTR) :
"Quels effets provoquent ces phénomènes de nouvelles manifestations
sur le fonctionnement de la classe ouvrière ? Quelle est la
dialectique du rapport actuel entre le travailleur homme et femme, adulte ou
jeune, travailleur manuel ou intellectuel, technique ou scientifique ?
Quel est le rôle de ces phénomènes dans la relation entre la ou les
avant-gardes de travailleurs avec les masses dans leur ensemble ?
Quel est l'effet provoqué sur le rapport avec les organes que les
masses se donnent ? Le rapport classe-parti-direction du temps
de Lénine et de Trotsky est-il le même qu'aujourd'hui ? Est-il
juste de répondre que le rapport du ou des partis d'avant-garde aujourd'hui
est le même qu'en 1917 ? La relation du ou des partis avec
l'état ? La structure du parti est-elle la même qu'à cette
époque ? Le centralisme démocratique d'aujourd'hui est-il le
même qu'hier ? Nous pensons que non, à partir du moment où nous
nous engageons dans les rangs de ceux qui soutiennent que A n'est pas égal à
A.".
Le révisionnisme de la résolution, et cet article qui la défend, signifie
l'abandon de tout l'héritage marxiste-léniniste-trotskyste ;
délier les mains de la bourgeoisie, aucun règlement de compte avec les
fascistes et, en définitive et comme conséquence, une conception distincte de
l'organisation du parti révolutionnaire et des étapes de la lutte de classes
que, si elles n'étaient pas modifiées, amèneraient les partis trotskystes à
l'abandon de la révolution ouvrière et de sa conclusion, la guerre civile.
C'est pour cela que nous considérons qu'avec notre réponse s'ouvre une des
discussions les plus importantes qui se soient produites dans les rangs de la
IV° Internationale. Notre document a pour but de montrer aux jeunes récemment
venus au marxisme que, en voulant les flatter, en cédant à leurs préjugés,
les nouveaux et les anciens dirigeants formés dans les universités sont en
train de provoquer des dégâts dans notre tradition marxiste. Nous tenterons
de démontrer que la majorité actuelle du SU suit une mauvaise route, celle
qu'ont emprunté Kautsky, Martov, Urbahns, Souvarine et tous les centristes,
les opportunistes que le monde a connu, et non pas celle de Lénine et de
Trotsky.
[*] L'année qui
apparaît pour chaque citation, après l'auteur, est celle de la première
édition. Le numéro se rapporte au titre et au numéro de la page à la fin du
chapitre. Dans la table de références finale figurent les dates des éditions
citées. Toutes les parties soulignées, sauf indication contraire, le sont par
l'auteur.
Note du traducteur : lorsque le texte cité
est disponible en français, c'est cette édition qui est citée et à laquelle
se rapportent les notes. Les textes en anglais cités par l'auteur sont
traduits directement de l'Espagnol. Les éditions utilisées pour les citations
sont donc en partie différentes de celles utilisées par l'auteur, et citées
dans ses notes et sa table de fin d'ouvrage.
Notes
[1] "Démocratie
socialiste et dictature du prolétariat", Inprecor 7 juillet 1977, p.13.
[2] Idem, p.13.
[3] Contribution à
la question de l'histoire de la dictature, Tome 31, p.366.
[4] L'Etat et la
Révolution, tome 25, p.475-476.
[5] La révolution
trahie, p.183.
[6] Le Programme de
Transition, p.49.
[7] A Heredia :
"Réaffirmation ou réévaluation de démocratie socialiste et dictature du
prolétariat ?" p.10.