1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


V. Les stratégies décennales

8. La stratégie pour l'Amérique latine du IXème Congrès mondial.

Nous affirmons que le IXème Congrès a adopté pour l'Amérique latine une de ces fameuses « stratégies » à long terme du camarade Germain : la stratégie de la guérilla rurale sous le nom de « lutte armée ». Le camarade Germain affirme que ce n'est pas cela qui a été adopté. Au lieu de reconnaître l'erreur du camarade Maïtan au IXème Congrès, Germain, en avocat de la défense, attaque Hansen, par une accusation gratuite, de l'avoir mal interprété.

Le camarade Germain accuse gratuitement le camarade Hansen

« Permettez-nous d'ajouter qu'une lecture objective, sans préjugés, du document du IXème Congrès rend possible la conclusion qu'il n'y est défendu en aucune manière "une stratégie de guerre de guérillas rurales" (encore moins une "stratégie de foco guérillero") mais la stratégie de lutte armée, qui est une chose totalement différente. Pour tenter de donner l'impression opposée, le camarade Hansen s'est vu forcé d'extraire une seule phrase du document adopté par le IXème Congrès mondial et polémique contre celle-ci au lieu d'analyser le document comme un tout et de polémiquer contre sa ligne générale. » (Germain et Knoeller: "The strategic orientation of revolutionists in Latin America", 68-72, p.85).

Cet argument, principalement celui d'« une seule phrase », cherche à nous confondre totalement, en donnant l'impression que le camarade Hansen a sorti la seule et unique phrase en faveur de la « guerre de guérillas rurale » et l'utilise avec la minorité pour mener une polémique fausse et tendancieuse. Le camarade Hansen cite cette phrase car c'est elle qui résume le mieux la position de tout le document de la majorité. Mais celui-ci a toute une série de phrases semblables ou ayant le même sens. Faisons la lecture « objective » que nous demande le camarade Mandel.

Première phrase :

« Même dans le cas de pays où pourraient se produire d'abord de grandes mobilisations et conflits urbains, la guerre civile prendra des formes variées de lutte armée, parmi lesquelles l'axe principal pour toute une période sera la guérilla rurale... » (p .7)

Seconde phrase :

« Dans ce sens, la lutte armée en Amérique latine signifie fondamentale­ment guerre de guérillas » (p.7).

Cette phrase précise ce qui précède, c'est-à-dire qu'implicitement, la « guerre de guérillas » dont on parle est rurale, à moins que le rédacteur du document n'ait perdu, en même temps que le sens politique, le sens grammatical.

Troisième phrase :

« La sélection stricte de cet axe central doit être complétée... »(p.7)

C'est là une seconde phrase complémentaire de la première, où « axe central » équivaut à « axe principal », c'est-à-dire la « guérilla rurale ».

Quatrième phrase :

« Dans la perspective d'une guerre civile prolongée et de la guerre de guérillas rurale comme son axe principal... » (idem p.7)

C'est la phrase qui commence la thèse 18 et résume toute la thèse 17, et celle qu'a utilisée Hansen pour gagner du temps. Il y est répété le concept fondamental de tout le document : la guerre de guérillas rurale est l'axe central (ou principal).

Cinquième phrase :

« Dans une situation de crise pré-révolutionnaire qu'expérimente actuellement l'Amérique latine à l'échelle continentale, la guerre de guérillas peut stimuler de fait une dynamique révolutionnaire, même si au début la tentative parait venir de l'extérieur ou être unilatérale (comme ce fut le cas du mouvement bolivien guérilléro du Ché). » (p.7-8)

C'est une phrase précisant celle que nous avons citée en quatrième lieu.

Sixième phrase :

« De fait, dans la majorité des pays, la variante la plus probable est que, pour une période assez longue, les paysans auront à supporter le poids principal de la lutte et que dans une mesure considérable, les cadres du mouvement seront fournis par la petite bourgeoisie révolutionnaire... » (p.6)

C'est la phrase la plus importante, bien qu'elle ne parle pas directement de la guérilla rurale comme axe principal, puisqu'elle affirme que les paysans auront à supporter le poids majeur de la lutte et que les cadres seront fournis par la petite bourgeoisie révolutionnaire. Quel type de lutte est-ce alors ? Il s'agit sans aucun doute de la guérilla rurale, car il est impossible que le document propose la possibilité que les paysans, en tant que classe, descendent à la ville « pour une longue période » pour supporter le poids majeur de la lutte, dirigés par les étudiants (cadres de la petite bourgeoisie révolutionnaire).

Septième phrase :

« Profiter de chaque occasion non seulement pour augmenter le nombre de noyaux de guérilleros ruraux, mais aussi pour promouvoir les formes de lutte armée particulièrement adaptées à certaines zones... » (p.8).

Selon cette citation, ce qui est fondamental (« non seulement »), c'est la guérilla rurale, et ce qui est secondaire (« mais aussi ») ce sont les autres formes de lutte. Mais inversons le raisonnement: pourquoi le texte ne dit-il pas (comme le fait "Rouge" pour le Chili) « prendre avantage de chaque occasion non seulement pour augmenter les milices ouvrières, paysannes, de quartier, de zones, les comités de sous-officiers, de défense unitaire contre les bandes bourgeoises... ». Il ne le dit pas car ce n'est pas sa conception. Sa conception c'est que l'axe central est la guerre de guérillas rurale, et les autres formes de lutte armée adaptées à d'autres zones sont secondaires et sont à promouvoir après avoir garanti le noyau guérillero rural.

Huitième phrase : le camarade Maïtan fait la même interprétation que le camarade Hansen

« Si l'on prend en compte les conditions géographiques, les structures démographiques de la majorité de la population, ainsi que les considérations techniques et militaires sur lesquelles insiste le Ché lui-même, il en résulte que la variante la plus probable sera celle de la guerre de guérillas rurale à l'échelle continentale. » (IP, 20-4-70, p.360).

C'est ce que nous explique le camarade Maïtan, auteur du document et rapporteur officiel du IXème Congrès, dans son article « Cuba, Military Reformism and Armed Struggle in Latin America ». Les camarades Germain et Knoeller sont-ils d'accord avec cette interprétation faite par le camarade Maïtan des positions de la majorité ? Elle est identique à la nôtre et diamétralement opposée à celle de Germain. Pourquoi le camarade Germain ne polémique-t-il pas avec le camarade Maïtan pour lui démontrer que ce n'est pas ce qu'il disait dans la résolution du IXème Congrès ? Pourquoi nous dénonce-t-il pour avoir fait une fausse polémique ?

Les conclusions sont évidentes. La première est proverbiale : il n'y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir. La seconde est politique et catégorique : Il n'y a pas, comme l'insinue Germain, une seule phrase, mais de nombreuses phrases qui précisent la signification de tout le document adopté au IXème Congrès mondial. Et il signifie que l'axe principal pour toute une période sera la guerre de guérilla rurale.

Cette tentative de fausser la discussion n'est pas la seule. Nous préciserons donc les divergences qui existèrent au cours du IXème Congrès.

Première divergence : sur l'axe principal de notre activité

Pour la majorité, « la guerre civile prendra des formes variées de lutte armée, parmi lesquelles l'axe principal pour toute une période sera la guerre de guérillas rurale » dans la perspective d'une guerre civile prolongée.

Pour la minorité, cette stratégie est erronée, car :

« La tâche-clé de l'avant-garde latino-américaine, comme partout, reste la construction du parti marxiste révolutionnaire. Cette tâche a la priorité sur toutes les questions de tactique et de stratégie, dans le sens où celles-ci doivent s'orienter dans ce but, car c'est le maillon décisif du processus révolutionnaire... ». « La construction du parti révolutionnaire doit être considérée et présentée comme la tâche centrale, l'orientation principale, la préoccupation presque exclusive de l'avant garde. Et le caractère explosif de la situation latino-américaine ne diminue en rien cette nécessité, mais l'intensifie. » (Hansen : Assesments of the Draft Resolution on Latin America, 68-72, p.23).

Un peu plus tard, la minorité insistait :

« Ce que l'Internationale doit faire, par tous les moyens possibles, c'est insister sur la tâche fondamentale de l'étape présente. C'est, en commençant par le commencement, réunir suffisamment de cadres pour entamer sérieusement la construction de partis léninistes de combat. » (Hansen : "A contribution to the discussion on revolutionary strategy in Latin America", p.62).

Concrètement, la minorité considérait comme une erreur totale l'orientation vers la « guerre de guérillas rurale » qui nous éloignait d'une tâche apparemment beaucoup plus modeste, celle de gagner des cadres trotskystes et de commencer la construction de partis trotskystes intimement liés au mouvement des masses. Etant donné la faiblesse du mouvement trotskyste latino-américain, nous pensions que c'était la seule tâche immédiate et possible. L'autre était un suicide qui ne permettrait pas de gagner une insertion dans le mouvement des masses et détruirait la possibilité de construire le parti.

Deuxième divergence : sur les classes participantes et sur le terrain des mobilisations à venir après le Congrès

Pour la majorité, il ne faisait aucun doute que :

« La variante la plus probable est que, pour une période assez longue, les paysans auront à supporter le poids majeur de la lutte » (thèse citée).

Pour éviter des discussions, la thèse continue en précisant le rôle du prolétariat et des masses urbaines :

« Cela signifie que le rôle de direction du prolétariat peut s'exercer sous diverses formes: soit par la participation des travailleurs salariés (ouvriers industriels, mineurs ou travailleurs agricoles) à la tête des luttes révolutionnaires, ce qui sans doute n'arrivera que dans une minorité de pays latino-américains ; soit indirectement lorsque la direction de ces luttes est aux mains d'organisations, tendances ou cadres provenant du mouvement ouvrier; soit dans le sens historique du terme, au moyen du programme, des théories qui découlent du marxisme. Dans n' importe quel cas, l'achèvement de la révolution socialiste est inconcevable sans la mobilisation et la participation la plus large du prolétariat. » (p. 6).

Cela veut dire que, pour les années à venir, la classe ouvrière et les masses urbaines d'Amérique latine ne vont rien faire d'important dans l'immédiat, elles ne seront pas l'axe du processus révolutionnaire, à part dans une minorité de pays. Le rôle du prolétariat, absent en tant que classe du processus révolutionnaire, sera tenu « indirectement » par les « organisations, tendances ou cadres provenant du mouvement ouvrier », ou « au moyen du programme et des théories qui découlent du marxisme ». Ce n'est que la version la plus moderne de la théorie de Staline tant critiquée par Trotsky, de la substitution des classes par les organisations et les programmes. Cette thèse est tellement anti-ouvrière, quant aux perspectives plus ou moins immédiates, qu'elle ne laisse même pas au prolétariat agricole un rôle d'une certaine valeur. Il faut reconnaître que le document est conséquent jusqu'au bout avec l'affirmation « pour une longue période les paysans auront à supporter le poids majeur de la lutte ». En toute logique, le prolétariat et les masses urbaines passent au second plan.

Pour la minorité, cette orientation sociale de travail est directement criminelle puisque la lutte est en train de se déplacer vers les villes et la classe ouvrière. En voici une preuve déterminante :

« En ce qui concerne la stratégie de notre mouvement, les principale caractéristiques de l'évolution révolutionnaire de la jeunesse sont : 1- sa manifestation dans les centres urbains ; 2- la participation considérable des masses ; 3- la tendance des travailleurs à se lier aux autres secteurs des masses et à les pousser à l'action. » (Hansen. idem, p.25).

Troisième divergence : sur la tâche immédiate et principale que doivent réaliser nos sections latino-américaines

Pour la majorité :

« Voici pourquoi on ne peut pas concevoir la préparation technique comme un simple aspect du travail révolutionnaire, mais comme l'aspect fondamental à l'échelle continentale, et un des aspects fondamentaux dans les pays où les conditions minimum n'existent pas encore. » (p.6-7).

Cette préparation technique se combine avec l'« axe principal » de « la guerre de guérillas rurale » pour donner une conclusion pratique catégorique :

« (...) terme (guerre de guérillas rurale) dont la signification primordiale est géographique et militaire et qui n'implique pas nécessairement une composition exclusivement (ni même prépondérante) paysanne des détachement de lutte » (p .7).

Dit à notre simple façon: il faut préparer la guérilla dans les meilleurs endroits, que nous ayons ou non des paysans qui nous soutiennent dès le début. Ainsi, la lutte des masses urbaine était d'abord exclue pour toute une étape et maintenant la nécessité du soutien paysan est devenue secondaire au début de la lutte. Il suffit d'avoir un noyau de combattant sans nécessairement de contact solide avec un secteur du mouvement des masses pour commencer la guérilla rurale.

Pour la minorité, la tâche immédiate était d'élaborer un programme de transition pour pénétrer dans le mouvement des masses urbaines et travailler avec elles pour les mobiliser :

« Si le concept de guerre de guérillas rurale pour une période prolongée a été adopté comme axe principal du travail révolutionnaire, le problème de la mobilisation des masses urbaines est devenu alors superflu, et avec lui la majeure partie du Programme de transition ». (Hansen, idem, p.25).

Quatrième divergence: sur les organismes du mouvement des masses dans lesquels nous devons intervenir

Pour la majorité, conséquente jusqu'au bout avec son axe principal de guerre de guérillas rurale, les organisations traditionnelles du mouvement de masse, notamment ouvrières, étaient si peu dignes d'intérêt qu'elle ne les nommait même pas comme lieux obligatoires d'intervention. Par contre, elle donnait une orientation précise sur les organismes dans lesquels nous devions pénétrer à l'échelle continentale :

« Intégration dans le courant révolutionnaire historique représenté par la révolution cubaine et l'OLAS, ce qui implique, indépendamment des formes, de travailler comme partie intégrante de l'OLAS » (p.1O).

Pour la minorité, c'était évidemment une politique suicidaire :

« L'impression qui s'en dégage c'est que, de la même manière que l'orientation principale présentée dans le projet de résolution sur l'Amérique latine apparaît comme une adaptation au niveau actuel de développement de l'orientation des cubains, le conseil de travailler comme « partie intégrante » de l'OLAS apparaît comme une adaptation au niveau d'organisation qu'ils ont atteint » (Hansen, idem, p.24).

En effet, notre entrisme dans l'OLAS ne pouvait s'expliquer que par le fait d'avoir la même ligne que les cubains à ce moment-là (guerre de guérillas sur une base géographique, militaire).

Dans la minorité, nous pensions que nous devions rester indépendants et laisser la porte ouverte à des actions communes ou à la constitution de fronts avec les cubains.

Ces quatre divergences fondamentales étant retracées, les militants de notre mouvement doivent les confronter avec la réalité, afin de se prononcer sérieusement sur qui avait raison.

1- Aucune section n'a concrétisé la guérilla rurale, nous nous sommes tous consacrés à « réunir des cadres » pour construire le parti

La majorité affirmait que « l'axe principal pour toute une période est la guerre de guérillas rurale » : La minorité affirmait qu'il fallait « réunir suffisamment de cadres pour entamer sérieusement la construction du parti léniniste de combat ".

La réalité montre que nulle part nos sections n'ont concrétisé la guérilla rurale. La section bolivienne a Essayé de le faire pendant des années sans y parvenir et a eu des résultats catastrophiques. De toutes les sections - même celles qui adoptèrent la résolution du IX° Congrès - aucune ne lança la lutte armée, toutes se consacrèrent à réunir suffisamment de cadres. La seule exception fut le PRT (Combatiente) qui a rompu actuellement avec notre Internationale et dont l'expérience, comme nous l'avons vu, a confirmé les positions de la minorité.

2- La lutte a été menée par les travailleurs des villes, jamais par les paysans à la campagne

La majorité soutenait que « pour une longue période, les paysans auraient à supporter le poids majeur de la lutte ». La minorité soutenait que le poids de la lutte allait se manifester dans les « centres urbains » avec « une participation considérable des masses » et « la tendance des travailleurs à se lier aux autres secteurs des masses et à les pousser à l'action ».

La réalité montre que, au cours de ces quatre dernières années, il ne s'est produit aucune mobilisation paysanne importante. La seule exception fut le Chili, mais où de toute manière la mobilisation ouvrière et urbaine était infiniment plus importante (comme le réaffirme l'article de "Rouge" en montrant la nécessité de beaucoup plus d'organismes urbains que paysans).

3- Aucune section n'est entrée dans l'OLAS : nous nous sommes maintenus ­comme partis trotskystes indépendants

La majorité affirmait qu'il fallait s'intégrer « au front révolutionnaire continental constitué par l'OLAS ». La minorité soutenait qu'il fallait rester indépendants et laisser la porte ouverte pour des fronts uniques avec les cubains.

La réalité montre que pas une seule section n'est entrée dans l'OLAS pour la raison, entre autres, que la stratégie de l'OLAS de guerre de guérillas rurale échoua avec un tel fracas, à cause de la montée du mouvement des masses urbaines et ouvrières, que les cubains ont dissous de fait l'organisation qu'ils avaient construite pour centraliser la guérilla rurale.

4- Notre tâche centrale était la mobilisation des masses et non la « préparation technique »

La majorité soutenait que la « préparation technique » était l'aspect fondamental « à l'échelle continentale ». La minorité affirmait que la tâche essentielle était de « mobiliser les masses urbaines en élaborant un programme de transition ».

La réalité de ces dernières années est là pour démontrer qui avait raison. Il reste à la majorité de nous expliquer pourquoi le seul groupe qui concrétisa son appel à la « préparation technique » a rompu avec l'Internationale.

Voilà les divergences et elles sont catégoriques, et les faits, les durs faits de la réalité objective sont également catégoriques. Seule manque une déclaration, non moins catégorique, de notre Internationale.


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