1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VI. Parti mandéliste ou parti léniniste ?

2. Mandel révise le matérialisme historique dans sa définition théorique de l'avant-garde ouvrière.

Etant donné la manière dont commence cette discussion, il est évident qu'il faut partir d'une définition précise de l'avant-garde, son rôle et ses rapports avec le parti révolutionnaire. En décembre 70, le camarade Mandel a publié dans "International Socialist Review" un travail intitulé « La théorie léniniste d'organisation ». Dans ce texte, prenant les devants par rapport aux conclusions politiques actuelles du document européen, il s'efforce de donner une interprétation théorique du nouveau rôle du parti bolchevique, ainsi que celui de l'avant-garde. Par un schéma qui résume toute sa conception, il signale les trois éléments fondamentaux dans la formation de la conscience de classe ; les masses avancent de l'action à l'expérience pour arriver à la conscience Nous nous tiendrons ici aux trois secteurs signalés par le camarade Mandel : les masses, les ouvriers avancés (l'avant-garde) et le parti. Dans le marxisme selon Marx, on trouve des structures (les classes) et des superstructures (les idéologies et les institutions). Deux des trois secteurs signalés par le camarade Mandel ont une place précise, las masses sont dans la structure et le parti révolutionnaire dans la superstructure. Le problème est de préciser quelle est la place de l'avant-garde.

La classe ouvrière fait partie d'une structure, elle est une classe de la société. Les masses également puisqu'elles sont constituées par des classes ou des secteurs sociaux exploités par le régime impérialiste, capitaliste ou féodal (ouvriers, paysans, petite bourgeoisie, femmes, étudiants, nationalités opprimées, etc.). La classe ouvrière, les masses ont leurs superstructures, de même que la société dans son ensemble. Les superstructures sont de deux types, objectives et subjectives. Les premières sont les institutions, les secondes sont les idéologies ou consciences (que celles-ci soient vraies ou fausses). Un syndicat, un journal ouvrier, un parti, un soviet, une publication nationaliste sont des superstructures institutionnelles, objectives de la classe ou du mouvement de masse. Les partis socialistes et communistes également. La conscience syndicaliste et la conscience réformiste font partie de la superstructure idéologique, subjective de la classe ouvrière ; comme elles sont des idéologies bourgeoises au sein de la classe ouvrière, ce sont de « fausses consciences » ouvrières. L'idéologie trotskiste est la « conscience vraie » de la classe ouvrière et fait partie de la superstructure subjective ; le parti trotskiste en est la forme objective, institutionnelle dans la classe ouvrière.

Toutes ces institutions et idéologies se combattent avec acharnement au sein de la classe ouvrière et du mouvement des masses, et chacune d'elles s'efforce de les gagner à sa politique et à son organisation. Cependant, nous continuons à ignorer où se trouve l'avant-garde ouvrière, cette troisième catégorie qui, selon Mandel, existe dans la société, séparément de la classe et du parti. Où placer les ouvriers avancés ? Dans quelle catégorie sociale marxiste se trouvent-ils ? Dans la structure, avec la classe ouvrière et les masses? Du dans la superstructure avec le parti ? Tout le travail théorique de Mandel se débat dans ce problème insoluble. En effet, si les ouvriers avancés (ou l'avant-garde ouvrière) sont une nouvelle catégorie différente de la structure et de la superstructure, il est nécessaire de donner une définition de cette nouvelle catégorie et de modifier le matérialisme historique. Et c'est précisément ce à quoi aboutit Mandel.

Comme cela arrive fréquemment, Mandel pose bien le problème, du moins il prononce de temps en temps des phrases correctes :

« Donc, en généralisant, la théorie léniniste d'organisation représente un approfondissement du marxisme appliqué aux schémas de base de la superstructure sociale (l'Etat, la conscience de classe, l'idéologie, le parti) » ("La théorie léniniste d'organisation", p.12).

C'est tout à fait juste. La théorie léniniste d'organisation est une idéologie et fait donc partie de la superstructure. La concrétisation pratique de cette théorie, le parti bolchevique, est une institution et fait donc aussi partie de la superstructure. Mais le problème de l'avant-garde reste posé. Et Mandel ne nous dit pas où se trouve sa nouvelle catégorie d' « ouvriers avancés ». Il est conscient qu'il doit donner une définition objective justifiant sa toute nouvelle découverte de cette « troisième catégorie » :

« La catégorie d'« ouvrier avancé » part de la stratification objective inévitable de la classe. C'est le résultat de leur origine distincte, ainsi que de leur différente place dans le processus social de production et de leur différente conscience de classe ». (idem, p.15).

Mais cette définition de l'« ouvrier avancé » présente immédiatement des défauts. S'il se définit par sa « stratification objective » au sein de la classe, il en fait partie, il est compris dans la structure. S'il se définit par sa « place différente dans le processus de production », il fait également partie de la structure, mais les « ouvriers avancés » forment une classe distincte de la classe ouvrière, celle-ci se définissant précisément par sa place dans le processus de production. Finalement, s'il se définit par sa « différente conscience de classe », il fait partie, comme les autres consciences, de la superstructure. Mais cette contradiction s'aiguise quand le camarade Mandel nous décrit l'ouvrier avancé (l'avant-garde). On s'aperçoit que cette nouvelle catégorie a une « essence » très surprenante :

« (c'est) cette partie de la classe ouvrière qui, actuellement, se trouve investie à un niveau plus élevé que les simples luttes sporadiques et qui a atteint déjà un premier niveau d'organisation » et « ce qui (la) distingue... des masses est le fait que, même dans une période de calme, elle n'abandonne pas le terrain de la lutte de classes, mais continue le combat pour ainsi dire « par d'autres moyens ». Elle tente de consolider les poches de résistance qui se sont formées pendant la lutte, afin de les rendre permanentes (syndicats). Elle publie des journaux ouvriers et organise des groupes de travail pour cela, tend à cristalliser et à élever la conscience de classe apparue pendant la lutte... Par conséquent, elle contribue à la formation du facteur conscience, en s'opposant au spontanéisme qui caractérise le mouvement des masses. » (idem, p.4 et 19).

Quel rapport y a-t-il entre cela et les « origines historiques distinctes », et les « différentes places dans le processus social de production » et la « stratification de la classe » ? Un mineur anglais, militant syndical, remplit une partie des conditions qui lui sont demandées par Mandel pour être considéré comme un « ouvrier avancé » : « il a atteint le premier niveau d'organisation », « n'abandonne pas le terrain de la lutte de classes » dans les « périodes de calme », « publie des journaux », « tend à cristalliser et élever la conscience », « s'oppose au spontanéisme » et « contribue » au « facteur conscience ». Mais il ne remplit pas les autres conditions : il n'a pas « une origine historique distincte » de la classe ouvrière anglaise, ne se trouve dans aucune « stratification de classe » et n'occupe pas une « position différente dans le processus de production ».

A l'inverse, les techniciens prolétarisés de l'industrie nord-américaine, dans l'automobile par exemple, remplissent ces trois dernières conditions : ils ont une origine historique distincte, une place distincte dans le processus de production et sont particulièrement stratifiés dans la classe ouvrière. Mais ils ne satisfont pas les autres conditions, du moins par exemple à Detroit, où ce ne sont pas eux mais les ouvriers noirs qui ont déclenché pratiquement une insurrection il y a quelques années. Ces ouvriers noirs étaient l'avant-garde indiscutée (les « ouvriers avancés ») de ce moment, comme le sont actuellement les ouvriers immigrés de Renault en France.

Le camarade ne peut s'extirper de cette contradiction. La définition de l'avant-garde peut être qualitative ou quantitative. Si elle est quantitative, elle est composée des ouvriers les plus « conscients » : les plus « combatifs », les plus « intelligents » de la classe ouvrière. Ils font partie d'une structure (la classe ouvrière) où ils se différencient du reste de leurs camarades, en étant « plus » dans un sens quelconque. Si la définition est qualitative, comme la décrit Mandel, il faut dire qu'ils « continuent le combat », « publient des journaux », « ont atteint un premier niveau d'organisation », alors l'avant-garde se situe dans la superstructure. La contradiction est irréductible et l'on ne peut pas en sortir, même en voulant formuler une définition différente ; ce qui confirme que, conformément à la notion marxiste, il y a seulement deux catégories sociales et non trois.

Voyons maintenant ce qu'est réellement cette fameuse avant-garde. Les classes comme les superstructures ont une existence permanente pendant toute une époque, avec des caractéristiques qui les définissent avec précision. Ce qui n'est pas le cas de l'avant-garde du mouvement ouvrier et de masses. Si nous désirions la définir à l'aide de la dialectique, nous dirions que l'avant-garde est un phénomène est non un être.

Expliquons-nous : la classe et les masses, ou certains de leurs secteurs, entrent en lutte en fonction de la situation objective (revendiquant des améliorations économiques, des libertés démocratiques, une assemblée constituante ou prenant le pouvoir). Au sein de ces luttes, et non en dehors, il y a des secteurs qui se trouvent au premier plan, en avant-garde. Le mot même d'« avant-garde » indique qu'il existe une arrière-garde. En un sens général, le parti est l'avant-garde du mouvement ouvrier, et celui-ci à son tour est l'avant-garde de tous les travailleurs. Les faits illustrent, sans laisser aucun doute, notre explication : en 1936 en France, le mouvement ouvrier fut l'avant-garde ; mais en mai 68 ce fut le mouvement étudiant. En Argentine, de 55 à 66, l'avant-garde fut constituée par les ouvriers de la métallurgie, en 68 ce furent les étudiants, à partir de 69 les ouvriers de l'automobile. Au Pérou. sous la direction de Hugo Blanco, les paysans furent l'avant-garde ; tandis que sous la présidence de Velasco Alvarado, les mouvements furent dirigés par les enseignants.

Et ce n'est pas un hasard si le camarade Germain ne parle que d'avant-garde ouvrière et ne se réfère pas à l'avant-garde du mouvement de masses. En effet, il est évident ici que l'avant-garde se définit non pas par des « stratifications », des niveaux de conscience ou d'organisation mais par le rôle qu'elle joue dans telle ou telle lutte. C'est pour cela justement qu'il s'agit d'un phénomène, car l'avant-garde d'un secteur déterminé se constitue dans la mesure où elle se trouve à la tête d'une lutte et car dès qu'elle a cessé de remplir ce rôle, un autre secteur prend sa place. Et cela peut se produire y compris dans le cadre d'une même lutte : lors du « cordobazo » par exemple, l'avant-garde fut constituée par les étudiants mais ils furent rapidement remplacés par le mouvement ouvrier, le secteur de l'industrie mécanique en première ligne.

Dans le mouvement ouvrier organisé, il se passe la même chose. L’avant-garde du prolétariat français après la révolution russe, comme Thorez ou Marty, est devenue la pire arrière-garde et les luttes de 36 furent dirigées par une avant-garde différente. Il existe une avant-garde au sein des IWW ou du PS nord-américain ainsi que celle qui a dirigé les luttes de la CIO. Cannon est venu de la première, Farrel Dobs de la seconde. Nous avons vu également qu'il en existe d'autres types, comme l'avant-garde étudiante de 68 dont ont fait partie Krivine, Dutschke et Cohn Bendit ; ou celle des nationalités opprimées d'où s'est détaché un Malcom X.

Il est donc évident que les avant-gardes ne durent que le temps des luttes qu'elles impulsent, qu'elles se définissent par leur rôle dans une lutte et non par leur situation permanente dans la société. En définitive, comme tout phénomène elles sont éphémères, leur devenir est d'être absorbées par la classe ou assimilées par les superstructures. Quand elles donnent une permanence à leur activité, en créant une idéologie et en construisant une organisation (un syndicat ou un journal par exemple), elles vont alors faire partie de la superstructure. Il en est de même lorsqu'elles sont absorbées par les organisations ou partis de masses existants. Thorez est devenu stalinien, Reuther bureaucrate (comme Lechin en Bolivie ou Vandor en Argentine), Cohn Bendit se consacre au cinéma et Krivine à la construction du parti trotskiste en France. La majeure partie des secteurs d'avant-garde revient se confondre avec sa classe, en abandonnant la lutte, elle retourne dans la structure.

C'est justement parce qu'elle est un phénomène et non une réalité permanente, car elle est liée à des luttes particulières du mouvement de masses, que l'avant-garde accuse tout particulièrement les conséquences de la loi du développement inégal et combiné. Des secteurs déterminés sont à l'avant-garde aujourd'hui et à l'arrière-garde demain. La place d'avant-garde est prise par des secteurs et des individus différents et successifs en fonction du cours des luttes du mouvement des masses, non pas pour des raisons de « stratification sociale » objectivement inévitable. C'est précisément cet aspect inégal et combiné de l'avant-garde qui est ignoré par le camarade Germain dans ses efforts pour lui donner une existence permanente, en la limitant à l'avant-garde ouvrière et en son sein (comme nous le verrons plus tard) à des individus et non à des secteurs.

La classe ouvrière et les masses dans la structure, le parti dans la superstructure, ce sont des catégories sociales marxistes car elles sont permanentes pour une époque déterminée, quels que soient les déroulements de la lutte de classes. Elles reflètent ces déroulements en leur sein, mais n'apparaissent ni ne disparaissent avec eux. L'avant-garde, justement parce qu'elle est un phénomène et non une réalité permanente, parce qu'elle apparaît et disparaît à chaque lutte, parce qu'elle est différente d'une lutte à une autre (y compris au cours d'une même lutte) n'est pas une catégorie sociale marxiste et n'entre dans aucune d'elles. La théorie de Mandel la situant en tant que catégorie supplémentaire, conjointement à la classe ouvrière et au parti, avec lesquels elle aurait des liens spécifiques, est une révision totale du matérialisme historique.


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin

Archives Trotsky Archives Internet des marxistes