1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VI. Parti mandéliste ou parti léniniste ?

8. « Initiatives révolutionnaires » du parti ?

La troisième critique du camarade Germain aux six points de Camejo est la suivante :

« Troisièmement : une autre dimension essentielle du concept léniniste de parti révolutionnaire est absente dans l’« essence » donnée par le camarade Camejo : l'initiative révolutionnaire. » « Une chose est de « promouvoir » les luttes des masses par différentes moyens, en commençant par être de bons syndicalistes et en ayant des cadres qui soient acceptés par les travailleurs dans les locaux. Prendre l'initiative d'organiser et être capable de diriger les luttes anti-capitalistes de masse en tant que parti révolutionnaire est une chose bien différente. » « Et une des caractéristiques essentielles du centrisme classique de l'école de Kautsky-Bauer était précisément cette incapacité à percevoir la nécessité d'une initiative révolutionnaire du parti, faisant que le « rapport de forces », les « conditions objectives » et l'« état d'esprit des masses » décident toujours de tout et d'une manière fatalement déterminée. Le léninisme se différencie de ce type de centrisme par sa capacité de comprendre comment l'initiative révolutionnaire peut modifier le rapport de forces. » (Germain, p.94-95).

Le désastre de la guérilla en Amérique latine (une « initiative révolutionnaire » par excellence) rend le camarade Germain très prudent et très vague dans sa définition de l'« initiative révolutionnaire ». Il nous dit d'abord qu'il existe une différence entre faire du syndicalisme et « prendre l'initiative d'organiser et être capable de diriger les luttes anti-capitalistes de masse ». Personne ne peut s'opposer à cette affirmation, il est évident que le parti doit prendre l'initiative, avec toute l'audace nécessaire, pour tenter d'organiser et diriger les luttes anti-capitalistes de masse, et non se limiter au syndicalisme. Par ailleurs, nous ne voyons pas ce que vient faire cette digression du camarade Germain, à moins qu'il ne pense qu'il y ait une section de notre Internationale qui se propose de faire (ou fait) exclusivement du syndicalisme. Et si c'est ce qu'il pense effectivement, il devrait alors donner beaucoup plus d'importance à ce problème car ce serait une grave déviation.

Mais ensuite, le camarade Germain commence à préciser un peu le tableau. Il dit que le centrisme « Kautsky-Bauer » affirme que tout est fatalement déterminé par le « rapport de forces », « les conditions objectives » et « l'état d'esprit des masses » ; le léninisme s'en différenciant en soutenant que « l’initiative révolutionnaire (du parti) peut modifier le rapport de forces ». Etudions cela d'un peu plus près. Que signifie « rapport de forces » ? Cela signifie que, à un moment donné de la lutte de classes, le mouvement de masses peut être à l'offensive (en montée) et la bourgeoisie à la défensive, et à un autre moment que le mouvement de masses peut être à la défensive (en recul) et la bourgeoisie à l'offensive. Ce rapport de forces entre les classes, comme nous l'avons vu, définit selon Trotsky quatre types de situation générale et de régime: contre-révolutionnaire, non-révolutionnaire, pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Revenons maintenant à la définition de Germain : « l'initiative révolutionnaire » peut « modifier le rapport de forces ». Pour lui donc, l'initiative révolutionnaire du parti peut transformer un régime contre-révolutionnaire en un régime non-révolutionnaire, puis en pré-révolutionnaire et enfin en révolutionnaire.

Contrairement à son habitude de nous submerger de citations et d'exemples historiques et actuels de toutes sortes, le camarade Germain n'utilise sur ce point aucune citation ni aucun exemple. Et ce n'est pas un hasard, car aucun marxiste, ne serait-ce qu'un minimum sérieux, n'a osé dire, jusqu'à présent, ce que dit le camarade Germain. Pour les marxistes, les superstructures (et le parti révolutionnaire en fait partie) sont déterminées par les structures (les classes) et jamais l’inverse. Il est absolument impossible qu’une superstructure modifie de part sa propre « initiative » les rapports entre les classes. Il existe également une dialectique dans ce domaine, les superstructures prennent un poids énorme dans les moments de grande instabilité et de crise de la structure, par exemple dans une situation révolutionnaire, et seulement dans ces moments. Mais l'aboutissement à cette situation de crise ne dépend en rien des superstructures mais des lois qui régissent la lutte entre les classes.

Si la tendance à une crise économique de plus en plus profonde et à la réaction du mouvement de masses contre la pénurie provoquée par cette crise n'était pas une loi du capitalisme, l'affrontement entre les classes n'aboutirait jamais au point de la crise totale et absolue de le structure (la crise révolutionnaire). C'est seulement à ce moment-là que les superstructures définissent l'issue de la crise : l'Etat bourgeois, les partis bourgeois et petit-bourgeois qui ont une influence dans le mouvement de masses poussent vers une issue réactionnaire et bourgeoise de la crise ; le parti révolutionnaire pousse vers l'issue révolutionnaire et ouvrière. Telle ou telle issue à la crise dépend duquel de ces deux camps gagnera la direction du mouvement de masses. Cela signifie que si le parti révolutionnaire a réussi à gagner la classe ouvrière, celle-ci prend fermement la direction du mouvement de masses et que l'ample majorité des masses petites-bourgeoises la soutient ou reste neutre dans la lutte, la crise se dénoue vers la révolution prolétarienne. Si le parti révolutionnaire n’y réussit pas et que les superstructures bourgeoises entraînent la petite bourgeoisie et arrivent à tromper de larges secteurs du mouvement de masses et de la classe ouvrière, la crise se résout par une solution bourgeoise contre-révolutionnaire. Mais même dans ce cas-là, le rôle des superstructures n'est pas déterminant d'une façon direct. La superstructure « parti révolutionnaire » ne prend pas l'initiative de la conquête du pouvoir, elle essaie de gagner le mouvement de masses pour que celui-ci prenne l'initiative révolutionnaire de s'accaparer les rênes du pouvoir. Ainsi, "gagner le mouvement de masses à. l'initiative révolutionnaire" est simplement une tâche du parti.

Cette dialectique entre le parti et le rapport de forces entre les classes se produit également, mais d'une manière qualitativement inférieure, dans les périodes de stabilité de la structure. Quand la poussée des luttes de masses est moindre, l'influence du parti est moindre; si elle croît, l'influence du parti également. Mais le parti ne peut qu'accélérer (et dans des limites bien précises) le développement du mouvement de masses, jamais provoquer un changement dans le rapport de forces par sa propre initiative. Voyons un exemple: après une grève, le rapport de forces entre les classes n'est pas le même si celle-ci a été victorieuse ou défaite. Si elle est victorieuse, la classe ouvrière en ressort renforcée et la bourgeoisie affaiblie ; si elle est vaincue c'est le contraire. Le parti peut jouer un rôle dans cette situation, à condition d'avoir diriger la grève, du moins à un moment. Si le parti dirige la grève vers la victoire, celle-ci accélère le développement du mouvement de masses, change le rapport de forces et peut y compris signifier un changement de régime, en passant par exemple d'une situation non-révolutionnaire à pré-révolutionnaire. Mais, encore une fois, ce qui produit le changement dans le rapport de forces n'est pas directement le parti mais cette victoire du mouvement de masses. Le parti, en dirigeant correctement le mouvement de masses dans cette grève, a accéléré changement de régime, il a aidé le mouvement de masses à modifier son rapport de forces avec la bourgeoisie, mais, en aucune manière, il n'a changer ce rapport de forces par sa propre initiative. Si les masses n'avaient pas été disposées à faire la grève, ou si celles-ci avait échoué (et cela peut arriver à cause de facteurs objectifs même sous notre direction), le parti n'aurait rien pu faire.

C'est l’ABC du marxisme. Et c'est pour cela que ce n'est pas un hasard si le camarade Germain n'a pas pu étayer ses fameuses « initiatives révolutionnaires » par une seule citation qui montre qu'elles sont capables de modifier le rapport de forces. Mais c'est également ce que nous montre la réalité historique et actuelle de la lutte de classes, puisque le camarade Germain n'a pas pu non plus apporter d'exemples à sa démonstration. Le camarade Germain aurait-il l'amabilité de nous citer une initiative révolutionnaire du parti qui ait servi à changer le rapport de forces entre les classes ? Cela pourrait-il être la guérilla d'Inti Peredo en Bolivie ? Ou peut-être les longues années de « préparation à la lutte armée » du POR (C) ? Ou encore les actions des Tupamaros en Uruguay ? ou du PRT(C)-ERP en Argentine ? Aucun de ces exemples n'appuie la conception du camarade Germain. Dans tous ces pays, seule la mobilisation des masses a modifié le rapport de forces : la grève générale contre le putsch de Miranda en Bolivie ; les grandes grèves générales comme celle des employés de banque et des ouvrier des abattoirs en Uruguay ; le « cordobazo » en Argentine, etc. Et dans ces faits de la lutte de classes qui ont réellement changé le rapport de force, ni le POR(C), ni Inti Peredo, ni les Tupamaros, ni le PRT(C) n'y furent pour quelque chose.

Comme toute question théorique, celle-ci ne s'arrête pas à la théorie, mais se manifeste avec une grande clarté dans la politique pratique. Jusqu’à présent nous avons polémiqué avec le camarade Germain pour savoir si les mots d'ordre que nous utilisons doivent répondre ou non aux besoins et à la conscience immédiats des masses; nous avons polémiqué pour savoir si cette agitation devait se faire au sein du mouvement de masses ou en direction de l’avant-garde. Et il semblait que nous étions en accord sur le fait que les mots d'ordre (ou revendications) sont l'outil fondamental pour développer notre politique. Mais maintenant, le désaccord tend à s'étendre : pour Germain, les choses ne sont pas aussi simples qu'elles l'étaient pour nos maîtres, lorsqu'ils disaient que l'art et la science d'un parti révolutionnaire consistent à lancer des mots d'ordre d'agitation au sein des masses. Pour Germain, les « initiatives révolutionnaires » sont une « dimension essentielle du concept léniniste de parti révolutionnaire » ; soit : pour être léniniste, le parti révolutionnaire doit avoir pour tâche centrale de prendre des initiatives révolutionnaires, pour son propre compte et à ses risques et périls. Le rôle de ces initiatives n'est pas très clair dans le paragraphe où Germain critique Camejo mais, de toute sa conception et de la politique appliquée par quelques sections dirigées par la majorité, il découle clairement que ces initiatives ont pour fonction de donner l'exemple aux masses et leur montrer la voie dans laquelle elles doivent engager leurs mobilisations. Exemple : le POR(C) prend l'initiative de la lutte armée (ou de sa préparation) pour que les masses boliviennes le suivent et se lancent dans la lutte armée (ou sa préparation) ; la Ligue Communiste prend l'initiative de lutter physiquement contre le 1e fascisme et attaque un meeting d'Ordre Nouveau pour que les masses françaises suivent son exemple et démantèlent le fascisme partout en France, etc. Si nos partis ne prennent pas de telles initiatives, ils sont indignes, selon le camarade Germain, du nom de partis léninistes et trotskistes.

De quel nom qualifierait-il alors le parti bolchevique russe ? Nous préférons ne pas y penser ! Rappelons seulement que, quelques semaines avant la révolution d'Octobre, Lénine et Trotsky discutaient pour savoir s'il fallait... prendre le pouvoir au nom des soviets ou du parti ! Même le parti bolchevique, au moment culminant de son influence dans le mouvement de masses, ne s'est pas aventuré à prendre « 1'initiative révolutionnaire » de la prise du pouvoir ! Il manquait évidemment à ce parti la dimension essentielle qui préoccupe tant le camarade Germain.

Si nous sommes contre le fait que le parti prenne des initiatives pour son compte cela ne signifie pas que nous soyons contre toute initiative de sa part. Nous sommes contre les initiatives par lesquelles le parti prétend se substituer aux masses dans des tâches qui leur reviennent, lorsqu'il prétend affronter pour son propre compte le régime bourgeois ou un secteur de la classe ennemie du prolétariat ou encore une organisation de ce secteur de classe (comme un groupe fasciste). Nous sommes pour que le parti combatte toute les classes, secteurs et organisations ennemies du mouve­ment de masses, pour qu'il les dénonce dans sa propagande et son agitation par des mots d'ordre pour tenter de mobiliser le mouvement de masses contre eux, mais jamais pour qu'il les affronte physiquement tout seul, sans le soutien actif du mouvement de masses ou d'un de ses secteurs.

Cela ne veut pas dire non plus que nous devons nous croiser les bras à attendre d'avoir convaincu la majeure partie du mouvement de masses et de ses organisations, pour lancer nos mots d'ordre et tenter de mobiliser les secteurs qui sont déjà confrontés, objectivement, à la nécessité de le faire. C'est là que nous devons développer nos plus grandes initiatives, mais avec le seul et unique objectif d'entraîner la mobilisation et l'organisation révolutionnaire du mouvement de masses ou d'un de ses secteurs. Curieusement, ceux qui sont pour des initiatives propres du parti sont particulièrement peu imaginatifs et peu audacieux en ce qui concerne la réalisation des véritables initiatives révolutionnaires du parti. C'est ainsi que le POR(C) a consacré en Bolivie toute son imagination à inventer une Armée révolutionnaire et n’a pas eu l'initiative et l'audace suffisantes pour lancer les mots d'ordre qui permettaient effectivement l'armement des masses boliviennes : l'armement des organes de masses pour combattre les coups d'Etat réactionnaires. Et c'est ainsi qu’en Europe, les camarades de la majorité n'ont pris aucune initiatives pour soutenir et défendre les guérilleros des colonies portugaises.

Nous ne proposons pas non plus de ne passer à l'action que lorsque l'ensemble ou la majorité du mouvement de masses aura repris nos mots d'ordre. Nous polémiquons avec le camarade Germain précisément parce qu'il considère l'avant-garde comme un secteur formé par des individus du mouvement de masses, alors que nous pensons que, dans le mouvement de masses, un développement inégal fait que, à chaque moment de la lutte de classes, un secteur déterminé est à l'avant-garde et les autres à un niveau inférieur. En règle générale, nous devons centrer notre intervention sur les secteurs qui présentent les symptômes d'une mobilisation possible. Le régime capitaliste entraîne ou oblige différentes couches de la classe ouvrière et des exploités à se mobiliser pour se défendre contre les attaques des exploiteurs. Nous devons intervenir à fond dans ces processus objectifs et inégaux pour avancer les mots d'ordre qui mobilisent et organisent en permanence ces secteurs. Chacune de leurs mobilisations et chacune de leurs victoires servira d'aiguillon à la mobilisation et à l'engagement dans la lutte des autres secteurs du mouvement de masses. Nous ne réussirons à déborder la bureaucratie ou à donner un exemple permanent au mouvement de masses en aucune manière, comme le croit le camarade Germain, grâce à l'avant-garde actuelle et au parti. Nous n'y parviendrons que grâce à des secteurs du mouvement de masses qui entraîneront dans la lutte d'autres secteurs. Toute la science de nos partis consiste justement à savoir préciser quels sont les secteurs du mouvement de masses qui, par leur situation objective et leur niveau actuel de conscience, sont les plus enclins à la mobilisation, afin de nous tourner vers eux avec des mots d'ordre précis et concrets qui les mobilisent.

C'est dans cette dialectique de notre intervention au sein du mouvement de masses, notre capacité à distinguer ses différents secteurs pour décider où concentrer notre intervention et quels mots d'ordre utiliser, que réside tout le secret d'un parti bolchevique. Cela aurait été un crime de ne pas choisir comme axe d'intervention la jeunesse nord-américaine avec le mot d'ordre qui exprimait son besoin le plus immédiat et son niveau de conscience (« Dehors les troupes US du Viêt-nam, tout de suite ! »), et d'attendre que tout le mouvement de masses toit en condition de se mobiliser. Cela a été, véritablement, une « initiative » excellente et exemplaire du SWP [Socialist Workers Parti - le parti américain de la IVème Internationale]. Mais elle n'a rien à voir avec les « initiatives révolutionnaires » du camarade Germain !

En France par exemple, tout nous oblige à concentrer notre intervention parmi les ouvriers immigrés autour de leurs problèmes spécifiques, le problème national et le fait qu'ils soient le secteur le plus exploité de la classe ouvrière. Nous devons tenter de les mobiliser contre les attaques des bandes fascistes et du capitalisme français qui veut les maintenir dans la condition d'ouvriers et de citoyens de seconde catégorie. Mais notre obligation découle du fait que ce secteur est en train de donner des indices de sa disposition à se mobiliser, qu'il est un secteur inégalement développé du mouvement de masses qui peut, pour une période, être à l'avant-garde de la classe ouvrière et des masses françaises. C'est le motif pour lequel une de nos tâches les plus urgentes en France est de chercher les mots d'ordre capables de mobiliser les ouvriers immigrés, mais en aucune manière de réaliser nous-mêmes, avec notre parti, l'initiative révolutionnaire de lutte contre le fascisme, sans la participation des ouvriers immigrés dans cette lutte.

Cette conception des initiatives révolutionnaires du parti est dangereuse pour plusieurs raisons. La première, c'est que cette conception n'éduque pas le mouvement de masses et retarde le développement de sa mobilisation et de sa conscience. Les camarades de la majorité, par exemple, ont félicité l'ERP-PRT(C) pour avoir séquestré Sylvester, le consul anglais ce la ville de Rosario, afin d'exiger en échange de sa libération (et il l'obtint) une série d ' améliorations pour les travailleurs des frigorifiques Swift. Cette initiative révolutionnaire a-t-elle éduqué les travailleurs de l'usine Swift ? Selon les camarades de la majorité, oui, car ils ont donné l'exemple qu'à travers la lutte armée on pouvait obtenir satisfaction des revendications. Pour nous, non, car cela leur a démontré que l'action d ' un simple groupe d’individus bien intentionnés et audacieux pouvait remplacer leur mobilisation active pour défendre leurs propres intérêts et droits. La dure réalité de la lutte de classes a démenti cette leçon (ou exemple) donné par les camarades du PRT(C): peu de temps après, les élections syndicales furent gagnés à nouveau par la bureaucratie péroniste et les conditions de travail redevinrent aussi mauvaises sinon pire qu'avant l'« initiative révolutionnaire » de l'ERP.

Nous pourrions en dire autant de l'action de la Ligue contre Ordre Nouveau et même pire : plus ces initiatives ont de succès relatif, plus elles portent préjudice au développement du mouvement de masses. Si nous continuons à réaliser des actions contre les bandes fascistes et à avoir des succès techniques, avec quels arguments allons-nous tenter de mobiliser les ouvriers immigrés ? Quand nous essaierons de le faire, ils nous diront « Pourquoi nous mobiliser s'il y a ces braves gens de la Ligue qui se chargent déjà de liquider les fascistes ? » Mais, dans la mesure où les ouvriers immigrés et le mouvement de masses français ne se mobilisent pas contre les bandes fascistes, celles-ci prendront de plus en plus de force (car la croissance du fascisme n'est pas un problème de combat de rue mais de rapport de forces entre les classes) et le moment arrivera où seul le mouvement de masses pourra les défaire. Nos « initiatives révolutionnaires » révéleront alors leur côté négatif : habitué jusqu'alors à ce que les problèmes du fascisme soient résolus par la Ligue, aucun secteur du mouvement de masses ne sera politiquement prêt à se mobiliser contre lui. Les conséquences ne peuvent être que néfastes. Heureusement, il n'y a pas de danger que cela se produise, car dès que le fascisme commencera à monter, notre section, et avec elle ses « initiatives révolutionnaires », sera entraînée par le mouvement de masses.

Le second danger de ces initiatives révolutionnaires du parti est qu'elles nous amènent à oublier les intérêts révolutionnaires des masses elles-mêmes. Nous pensons que le processus entamé en Europe, précédé par celui de notre continent, sera caractérisé par des milliers de mobilisations de toutes sortes réalisées par les masses. Face à ces milliers de mobilisations, nos partis possèdent peu de cadres pour les suivre, pour leur donner une orientation politique et organisationnelle adéquate. Il nous manque du temps, des militants et des dirigeants pour cela. La conception, selon laquelle la dimension essentielle du parti à l'étape actuelle est sa capacité d'initiatives propres, tend à nous éloigner de la solution de la contradiction la plus grave affrontée par nos sections : leur terrible faiblesse face aux initiatives et aux mobilisations du mouvement de masses. Cette contradiction menace d'aller en s'aggravant, ou du moins, de rester aiguë pendant une longue étape, car notre croissance et l'amélioration de notre niveau politique seront accompagné de la croissance des initiatives révolutionnaires du mouvement de masses sur nos deux continents, si ce n'est dans le monde entier.

Malheureusement, nous n'avons pas eu le temps de discuter avec les camarades de la majorité européenne, mais nous l'avons fait avec la nouvelle avant-garde latino-américaine et les représentants de la majorité sur notre continent. Cela fait longtemps également que nous discutons avec les camarades de la direction du SWP. Dans ces conversations, nous avons toujours remarqué une profonde différence entre le langage des camarade de la majorité en Amérique latine et celui des camarades nord-américain. Les premiers ont la manie d'employer des termes comme « créer » ou « initiative révolutionnaire » ; les seconds parlent de « trouver les occasions » et « développer avec audace une politique pour ces occasions ». Nous pensons que nous pouvons dire, très schématiquement, que cette différence de langage exprime une des différences actuelles entre la majorité et la minorité. Pour la majorité, il faut « créer », au moyen de « l'initiative révolutionnaire » des exemples, des leçons pour le mouvement de masses. Pour la minorité, le mouvement de masses n'a besoin d'aucun exemple, ni d’aucun type « d’initiatives révolutionnaire ». Par contre, il faut savoir détecter les mobilisations qui se déroulent ou peuvent se dérouler à partir de leurs besoins et de leur conscience immédiate; ces mobilisations présentes ou à venir dans un futur proche, nous les nommons « occasions », et toute notre politique doit s'orienter, au moyen de nos mots d'ordre, vers leur organisation, afin d'éviter que ces mobilisations ne s'arrêtent, et de réussir à gagner leur direction.

Ce n'est donc pas seulement une question théorique mais aussi pratique. Pourquoi nous casser la tête à chercher comment combattre Ordre Nouveau ? Si, réellement, Ordre Nouveau a commencé à attaquer les Algériens et d'autres nationalités opprimées par l'impérialisme français, nous devons entamer tout de suite un travail en profondeur d'agitation en direction des nationalités qui subissent plus particulièrement les attaques de ces nazillons. Seul ce travail nous permettra de connaître la mentalité, les réactions et la disposition de ces nationalités à se défendre contre ces attaques. Si nos mots d'ordre n'ont pas d'échos, cela indique que ces nationalités ne sont pas disposées à le faire, et le parti devra abandonner, momentanément, cette tâche. Si au contraire nos mots d'ordre sont bien reçus par les ouvriers immigrés, si nous réussissons à les organiser, alors et alors seulement, grâce à un travail d'insertion dans les quartiers immigrés attaqués par Ordre Nouveau, nous donnerons une rossée exemplaire à ces fascistes. Les conditions qui déterminent une tâche, comme toute politique authentiquement révolutionnaire, sont donc d'une part son adéquation à un besoin impérieux du mouvement de masses (se défendre contre les attaques fascistes sporadiques), et d'autre part sa liaison à la propre initiative du mouvement de masses (qu'il se mobilise lui-même contre ce danger). Il ne s'agit donc pas de « créer » mais de « trouver » au sein-même du mouvement de masses, où nous sont offertes des possibilités de faire passer nos mots d'ordre transitoires, c'est-à-dire nos mots d'ordre pour la mobilisation révolutionnaire des exploités.

Le troisième danger de ces « initiatives révolutionnaires » c'est qu'elles transforment les rapports du parti avec le mouvement de masses, que d'objectifs ils deviennent subjectifs. Pour les camarades de la majorité, les initiatives sont utiles si elles éveillent des sympathies dans le mouvement de masses. Le camarade Livio a approuvé les actions de l'ERP pour cette raison, le camarade Frank aussi. Cela signifie que les relations de nos partis avec le mouvement de masses se rapprochent essentiellement de réactions émotives, provoquées parmi les masses par le mode de propagande active (par les faits), les initiatives du parti.

Notre rapport avec le mouvement de masses doit être essentiellement organisationnel et politique, pas émotif ni basé sur la propagande. Nous sommes pour la présence de groupes du parti dans les organismes et les luttes concrètes, objectives du mouvement de masses, pour que ces groupes et les militants se battent afin de prendre la direction de ces organismes et de ces luttes au nom du parti. C'est un rapport précis et objectif entre les luttes et organismes du mouvement ouvrier et de masses d'une part et, d'autre part, des organismes du parti en leur sein, se battant pour en prendre la direction.

Les camarades de la majorité ne sont pas conséquents avec leur politique d'« initiatives révolutionnaires » : En Argentine par exemple, il n'y avait pas une grande différence entre les initiatives du PRT(C)-ERP et celles des groupes armés péronistes. Elles furent toutes faites en marge du mouvement de masses et représentaient toutes des actions « exemplaires » d'avant-garde ; elles se caractérisaient toute par la tentative de résoudre par leur propre initiative les tâches qui ne pouvaient être remplies que par des mobilisations massives. Cependant, ce sont les groupes armés péronistes qui reçurent les meilleurs marques de « sympathie », et pas le PRT(C). Cela s'est démontré dans toutes les mobilisations en faveur de la montée au pouvoir du gouvernement péroniste de Campora: les cortèges des FAR et des Montoneros (organisations armées péronistes) regroupaient jusqu'à 40 000 jeunes, ceux de l'ERP ne dépassaient pas 500, les nôtres atteignirent 4 000. Qui a capté le plus de « sympathie » ? Sans aucun doute, en premier lieu la gauche péroniste, sur la base d'une capitulation politique permanente devant la confiance des masses en Peron (une sorte de « capitulation armée » devant le péronisme). En second lieu notre parti, mais sur la base d'aucune « initiative révolutionnaire » et de sa présence dans toutes les luttes du mouvement de masses et de sa différenciation très nette de la politique péroniste. Enfin, le PRT(C) qui se différencia aussi du péronisme mais fut absent des mobilisations puisqu'il était très oclcupé à méditer, organiser et réaliser ses « initiatives révolutionnaires ».

Les conclusions sont évidentes. Les camarades de la majorité ne doivent pas rester à mi-chemin : ou ils sont pour les initiatives révolutionnaires (et par conséquent abandonnent le travail politique au sein du mouvement de masses) , ou ils sont pour la politique trotskiste. Et l'Europe n'est pas une exception; dans la mesure où la crise économique s'approfondira, des secteurs désespérés de la petite bourgeoisie apparaîtront et prendront des « initiatives révolutionnaires » infiniment supérieures à celles de nos sections. Si nos sections font le choix tout de suite, elles pourront alors, soit beaucoup mieux capituler politiquement et gagner des marques de sympathie momentanées comme les organisations péronistes en leur temps ; soit abandonner ces fameuses « initiatives révolutionnaires » et obtenir des succès et des marques de sympathie plus modestes, mais beaucoup plus importantes dans la perspective historique de notre parti. Il serait dommage qu'elles subissent le triste sort du PRT(C).


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