1919

Source : num�ro 29 du Bulletin communiste (premi�re ann�e), 9 septembre 1920. L'article est pr�c�d�e de l'introduction suivante : ï¿½ Cet article fut �crit avant les derni�res �lections l�gislatives italiennes. Mais nous, le publions aujourd'hui, �tant donn� le caract�re d'actualit� des renseignements qu'il contient, � l'occasion des �v�nements dont l'Italie est actuellement le th��tre. ï¿½
Il ne peut s'agir que des �lections de novembre 1919.


L'Italie devant la r�volution

Sylvia Pankhurst



� L'Italie est d�j� en �tat de r�volution ï¿½, nous dit un camarade hongrois qui a pris une part active au mouvement r�volutionnaire dont la cr�ation des So�viets hongrois fut le r�sultat.

� L'Italie est aujourd'hui ce que la Hongrie �tait hier. Les m�mes caract�res r�volutionnaires y apparaissent. On y observe de m�me la chert� des vivres, le manque des articles de premi�re n�cessit�, le ch�mage, la d�sorganisation dans tous les domaines, tant civils que militaire. ï¿½

La lutte pour Fiume, dit-il, h�tera la d�sorganisation de l'arm�e : les soldats d�sireux de d�serter se rendront � Fiume, ou plut�t laisseront croire qu'ils s'y sont rendus. L'excuse sera valable aux yeux des officiers approuvant l'annexion. D'Annunzio a donn� avec impunit� un exemple de d�sob�issance que d'autres suivront. L'arm�e et le gouvernement ont adopt�, dans la question de Fiume, des attitudes oppos�es ; un foss� s'est ainsi creus� entre l'arm�e et le gouvernement : il peut devenir un ab�me. L'esprit nationaliste italien a �t� surexcit� ; s'il se d�cha�nait, il pourrait amener la cr�ation d'une r�publique nationaliste. Ainsi surviendrait la r�volution bourgeoise apr�s quoi l'Italie, �prouv�e par le blocus qu'on ne manquera pas d'exercer contre elle en mani�re de ch�timent, passera, avec le soul�vement des masses, � la dictature du prol�tariat, aux Soviets, au Communisme.

Fiume est convoit�e par le capitalisme, car sa possession faciliterait les relations commerciales de l'Italie et de l'Europe centrale et le ravitaillement de l'Italie en charbon, en p�trole et en mati�res premi�res. Fiume italienne peut �tre le point de d�part de nouvelles conqu�tes. Et les Italiens pensent l'imp�rialisme anglais hostile � leur dessein, parce que l'Angleterre exercerait plus facilement son contr�le sur ce port et sur le territoire qui en d�pend s'ils �taient aux mains d'une faible nationalit� slave nouvellement cr��e que s'ils appartiennent � l'Italie. C'est pourquoi le nationalisme italien stimul� par la presse envenime la question de Fiume. � A quoi sert la Ligue des Nations si elle accorde � l'Angleterre et � la France un butin de guerre consid�rable, tandis qu'elle le refuse � l'Italie ? ï¿½

Par ailleurs nos camarades socialistes parlent d'autres tendances. L'unit� italienne est r�cente. Sous le poids des dettes et des privations � fruits de la guerre � des tendances au s�paratisme se manifestent �a et l�. Si telle partie du royaume s'en s�parait, elle refuserait de reconna�tre sa part des dettes de la guerre : et c'est une bonne raison de se s�parer. Si l'un des anciens royaumes se s�parait, il deviendrait une r�publique et ferait valoir des pr�tentions d�mocratiques ; pr�tentions in�vitables � l'heure pr�sente. Mais la d�mocratie, en temps de disette, ne conna�t pas de demi-mesures : ou il faut partager le peu de vivres qui reste et le partager en parts �gales, ou le riche prend la part du lion, tandis que le pauvre cr�ve de mis�re. Devant la famine et le danger il n'y a que deux alternatives : les Soviets ou la dictature du Riche. Tandis que l'�tat capitaliste italien lutte contre les difficult�s inou�es que la guerre a suscit�es, le mouvement prol�tarien cro�t en nombre, en force, en coh�sion, en conscience nette et vigoureuse de ses buts.

Le mouvement ouvrier � Turin

A Turin, le Parti Socialiste compte 1 000 membres1 dont 50 femmes. Les cotisations des membres varient selon leurs occupations : �tudiants et ouvriers non qualifi�s payent 70 centesimi par mois ; les ouvriers qualifi�s payent 5 lires par mois. Tout membre doit appartenir aussi au Parti Socialiste national dont la cotisation annuelle est de 2 lires. Les adh�rents du Parti signent son programme et nul n'est admis en son sein si, depuis moins d'un an, il a appartenu � un parti politique bourgeois. Les membres du P. S. doivent aussi �tre membres du syndicat correspondant � leur profession.

Les clubs socialistes

Outre le Parti Socialiste 25 clubs Socialistes travaillent � Turin, groupant 5 000 personnes. Tout membre du parti doit appartenir � un club, mais les membres des clubs ne sont pas tenus de s'affilier au parti : En fait, les clubs sont les centres de recrutement et d'�ducation du parti. Chacun a ses statuts propres et se divise en trois sections : 1� Adultes hommes ; 2� Jeunes gens de 14 � 25 ans ; 3� Femmes et jeunes filles de plus de 14 ans.

Le cas des jeunes filles est en ce moment d�battu ; on fait valoir qu'aucune mesure sp�ciale n'a �t� pr�vue pour elles, et l'on examine si elles doivent adh�rer aux sections de jeunes gens ou former des groupes distincts.

Jeunesses socialistes

Les 25 clubs socialistes de Turin forment une F�d�ration et les sections de Jeunes Gens des clubs se rattachent � la F�d�ration Nationale des Jeunes Socialistes. Les groupes de jeunes socialistes des villes et des villages forment des f�d�rations provinciales, group�es � leur tour en une f�d�ration nationale. L'organisation des Jeunes Socialistes a 27 000 adh�rents ; elle dispose d'un organe hebdomadaire tirant � 1 700 exemplaires la Vanguardia. Un journal pour enfants (Germoglio) �tait publi� avant la guerre et va repara�tre apr�s une p�riode de suspension. Dans certaines r�gions agricoles particuli�rement arri�r�es o� il n'y a pas de socialistes parmi les adultes, le mouvement de la Jeunesse Socialiste a pouss� des rameaux vigoureux, et l'on trouve parmi ses adeptes des militants qui sont parmi les meilleurs socialistes italiens.

Les Jeunes Socialistes de Turin tiennent des meetings et des r�unions, vendent les journaux, organisent des excursions. Leurs brigades de cyclistes rouges, form�es chacune d'une centaine d'hommes environ, visitent les campagnes, y improvisant des meetings, y distribuant la litt�rature de propagande, cherchant � y jeter les fondements de clubs ou d'organisations socialistes.

Les clubs socialistes remplissent dans le mouvement un r�le consid�rable ; c'est � eux qu'est d�volue la plus grande part de la propagande quotidienne. On reproche quelquefois � leurs membres, d'accorder trop de temps aux divertissements et � la danse. Le fait est que la section des Jeunes Socialistes de San Paolo � l'un des faubourgs ouvriers de Turin � se retira � un moment donn� du club, trouvant que, sous l'influence des adultes ,on s'occupait trop de r�cr�ation et pas assez d'�ducation et de propagande.

Remarquons toutefois que si les divertissements �taient trop s�v�rement exclus, le recrutement parmi les prol�taires les moins �duqu�s en souffrirait.

Organisations socialistes de soldats

Plus de 300 000 soldats d�mobilis�s ont �t� organis�s dans des groupes socialistes sp�ciaux. A cette �uvre les jeunes socialistes ont largement contribu�. La tendance des soldats renvoy�s dans leurs foyers � se r�unir, au village, pour discuter leurs exp�riences de guerre s'�tait fait remarquer ; et, comme ils appartenaient � divers m�tiers � sabotiers, forgerons, etc., � et comme beaucoup d'entre eux �taient d'ailleurs inaptes au travail, il fut ais� de les organiser en groupes socialistes. Une semblable organisation bourgeoise existe aussi.

Syndicats

80 000 ouvriers sont organis�s � Milan, les uns sur une base industrielle, les autres sur une base corporative ; dans l'imprimerie et dans les industries connexes, les deux principes sont combin�s.

Comme en Angleterre des d�l�gu�s syndicaux (shop stewards) existent dans l'industrie m�tallurgique, mais leur organisation a �t� jusqu'� ce jour �tablie sur des bases curieuses et plut�t d�savantageuses. Les m�caniciens avaient conclu un accord avec les patrons, accord d'apr�s lequel les d�l�gu�s syndicaux devaient �tre �lus par les travailleurs, sur proposition du Comit� Ex�cutif des m�caniciens, les man�uvres et les ouvriers des industries voisines n'ayant pas droit de suffrage. Un mouvement se manifeste actuellement qui tend � accorder le droit de suffrage � tous les travailleurs ; il gagne en toutes les usines.

Les syndicats et les groupements ouvriers ne pratiquent pas de mutuellisme. Ce sont uniquement des organisations de combat et ce point est � nos yeux tr�s important.

La � Camera del Lavoro ï¿½

Tous les groupements corporatifs et les syndicats sont affili�s � la Camera del Lavoro, (Bourse du Travail), fond�e il y a vingt ou vingt-cinq ans. La Ligue Mixte (Lega Mista) r�unissant ceux qui ne peuvent adh�rer � nul autre syndicat y est aussi affili�e.

Bien que les syndicats ne pratiquent pas de mutuellisme, une mutualit� existe (la Mutua) � laquelle les travailleurs peuvent adh�rer individuellement et qui est affili�e � la Camera del lavoro. Ses membres ont droit � des secours en cas de maladie, d'accident, de grossesse ; ils re�oivent gratuitement l'assistance m�dicale et l�gale.

La Soci�t� Coop�rative adh�re de m�me � la Camera. La Mutua et la Coop�rative ont form� l'Alleanza Cooperativa Torinese, qui poss�de � ce jour un capital de 45 millions de lires. La Mutua a 20 000 membres, la Coop�rative n'en a que 1 000, tous anciens fondateurs. Le Comit� Ex�cutif de l'Alliance est annuellement �lu par les membres des deux organisations parmi les candidats pr�sent�s par le Parti Socialiste. Ceci n'est ni obligatoire, ni officiel ; d'autres nominations peuvent avoir lieu ; mais en fait les candidats du Parti Socialiste ne manquent presque jamais d'�tre d�sign�s.

Le Parti Socialiste a fait � la guerre une constante opposition. Apr�s les �meutes de Turin contre la guerre certains membres patriotes de la Coop�rative et de la Mutua, pour la plupart cheminots, tent�rent de s'emparer du Comit� Ex�cutif. La part de fondateur de la Coop�rative est de 50 lires et rapporte un b�n�fice de 1,50 ; les parts valent maintenant 600 lires environ. Les chauvins promirent que s'ils �taient �lus les int�r�ts seraient pay�s, pour chaque part non pour 50 lires mais pour 600. Ils promirent aussi que la Coop�rative ne vendrait plus qu'� ses membres, question des plus importantes ; en temps de disette, les coop�rateurs eussent �t� ainsi avantag�s. En d�pit de ces promesses les candidats du Parti Socialiste furent �lus � la majorit� �crasante de 3 contre 1.

L'Alleanza poss�de une colonie alpine et une colonie au bord de la mer o� les enfants de ses membres peuvent passer gratuitement leurs vacances. Tous les enfants ne pouvant y �tre re�us, ces avantages sont r�serv�s � ceux dont la sant� exige des soins sp�ciaux.

La Camera del Lavoro a de vastes locaux h�bergeant les bureaux de ces multiples organisations. Elle est pourvue de plusieurs grandes salles de r�union, d'un caf�, d'un th��tre pouvant contenir 1 200 personnes et dirig� par l'Alleanza, d'une biblioth�que appartenant aussi � l'Alleanza. Le Parti Socialiste, les Jeunesses, les syndicats, la Mutua, la Coop�rative, le m�decin et l'oculiste de la Mutua, les sage-femmes (dont la permanence est ouverte jour et nuit) ont l� leurs bureaux ou leurs cabinets. Le travail n'a rien de pareil en Angleterre ! � Tous les soirs une foule d'ouvriers se presse dans ces locaux et au caf� o� l'on peut consommer du th�, du caf�, de la bi�re, des vins, de la glace, etc. On sent bien que c'est le home des foules ouvri�res de Turin, un des centres de leur vie, un facteur de leur �volution.

Les 25 Clubs socialistes de Turin ont tous des locaux particuliers, qui, sur une moindre �chelle, r�p�tent la Camera del Lavoro. Nous avons visit� � San Paolo un de ces clubs. Un bal avait lieu dans la plus vaste salle ; on jouait aux cartes dans une salle voisine. Ailleurs des membres se choisissaient quelques livres parmi ceux de la biblioth�que. On se r�cr�ait aussi dans un jardin. Dans les bureaux nous v�mes les photographies des membres du club tu�s pendant l'insurrection de Turin. San Paolo est un des centres r�volutionnaires de Turin et a re�u le surnom de � R�publique de San Paolo ï¿½.

La majorit� socialiste de Turin est pour les Soviets et consid�re l'insurrection arm�e comme une n�cessit�. Le soir m�me de notre visite un meeting avait lieu � la Camera del Lavoro ; il devait discuter l'organisation militaire des travailleurs.

Trois courants principaux se manifestent dans le mouvement socialiste italien :

  1. Les uns croient que le socialisme peut �tre �tabli par l'action parlementaire et veulent obtenir au parlement une majorit� socialiste.

  2. D'autres comptent �tablir le r�gime des Soviets et ne veulent user de l'action parlementaire que dans des buts de propagande. Ils pensent que les socialistes ne doivent pas chercher � obtenir une majorit� �lectorale et que l'insurrection peut �tre n�cessaire.

  3. D'autres encore veulent l'abstention de toute action parlementaire afin de tendre toutes les �nergies vers la pr�paration des Soviets et de l'insurrection.

Ces deux derni�res tendances pr�dominent � Turin mais il est important de remarquer que toutes les trois se manifestent dans un Parti Socialiste Unique.

Pietro Rabuzzana, secr�taire du Parti Socialiste de Turin, et Gramsci, r�dacteur de L'Ordine nuovo, hebdomadaire sovi�tiste, d�fendent tous les deux l'emploi de l'action parlementaire dans des buts de propagande.

Rabuzzana et d'autres camarades demandent que tout membre socialiste du parlement soit tenu, au moment de sa candidature, de remettre au Comit� Ex�cutif du Parti une lettre de d�mission sign�e � l'avance et dont le Parti pourrait se servir sit�t que son repr�sentant d�vierait de la ligne politique �tablie. De cette mani�re la discipline du Parti serait observ�e parmi les membres socialistes du parlement et assurerait leurs fid�lit�s aux principes qu'ils sont charg�s de d�fendre.

Gramsci, bien que nul d�put� socialiste italien ne satisfasse � son point de vue, ne s'int�resse pas � cette id�e. Il dit avec raison que si un d�put� socialiste trahissait le Parti et le Parti le � d�missionnait ï¿½, les forces de la r�action s'uniraient pour le soutenir et le renverraient probablement au parlement. Gramsci fonde surtout sa d�fense de l'action parlementaire sur cet argument que, si le Parti y renon�ait, les travailleurs trop arri�r�s pour voir au del� du parlement sortiraient de la sph�re d'influence du Parti et tomberaient dans celle du capitalisme. Il fait aussi valoir son importance au point de vue de la propagande ; en ajoutant que si la censure met toute propagande en �chec, les propagandistes peuvent la d�fier en p�riode �lectorale. � Pendant ces p�riodes, dit-il, les ouvriers sont plus r�volutionnaires que jamais. La pression arbitrairement exerc�e dans certains cas sur le corps �lectoral nous rend ce fait intelligible. On nous a donne � ce sujet des pr�cisions.

A Iglesias (Sardaigne), les mineurs soutenaient, nous dit-on, la candidature d'un socialiste. La police, pendant une de leurs r�unions, glissa des couteaux dans les poches de certains enthousiastes et marqua leurs v�tements � la craie. Arr�t�s � la sortie ils furent trouv�s porteurs d'armes prohib�es et emprisonn�s jusqu'apr�s les �lections. A Gioia del Colle 500 � 600 socialistes ont �t� emprisonn�s jusqu'apr�s les �lections. Dans un autre district une table fut plac�e � l'entr�e du local o� se trouvaient les urnes. Les amis du gouvernement entraient en rampant dessous ; les �lecteurs de l'opposition �taient chass�s � coups de gourdin...

Gramsci pense que la r�volution italienne peut �clater pendant une p�riode �lectorale ; et nous avons tenu � lui faire remarquer que les cas qu'il venait de nous citer fournissaient des arguments remarquables � la propagande contre le syst�me parlementaire bourgeois et pour les Soviets, arguments faciles � employer en p�riode �lectorale.

Les �lections g�n�rales en Italie ont �t� d�cid�es par M. Nitti, pr�sident du Conseil, d�sol� de ne pouvoir r�soudre la question de Fiume en contentant � la fois l'opinion de la bourgeoisie italienne et le Conseil des Quatre2.

Gramsci et les autres militants pensent que le r�sultat de ces �lections sera l'entr�e au parlement d'un grand nombre de socialistes, l'�limination des lib�raux, un accroissement de forces pour les partis de r�action (y compris les socialistes chr�tiens qu'ils consid�rent comme plus r�actionnaires que les lib�raux et qui, disent-ils, obtiendront peut-�tre un assez grand nombre de si�ges en faisant des promesses qu'ils ne peuvent tenir). Un gouvernement fort et militariste est � pr�voir et l'on croit qu'il provoquera l'insurrection des travailleurs italiens.

Notes

1 Note du traducteur. � Nous croyons devoir ajouter que ce petit nombre de militants organis�s dans le parti n'est pas une preuve de faiblesse ; comme tous les �v�nements r�cents l'ont prouv� le P. S. italien peut compter presque partout et � Turin sans nul doute, sur le concours des masses ouvri�res.

2 Conseil sup�rieur des Alli�s � la conf�rence de paix de Paris.


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