1948 |
Traduit de l'allemand par Gérard BILLY 2016 |
Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire »
Deuxième section : La théorie des nationalités de la Nouvelle Gazette Rhénane
1948
LE PROBLÈME DES « PEUPLES SANS HISTOIRE »
ET "L'ERREUR DE PRONOSTIC" DE ENGELS
Il n'y a guère de problème sociologique qui tende autant de pièges que la question nationale, pour la simple raison qu'elle est liée par mille fibres à la sphère des affects. Les schémas historiques élaborés par Engels et que nous venons de décrire en sont un nouvel exemple.
Le point de départ de tout cet échafaudage était un fait historique : « l'asservissement millénaire » des peuples slaves par les Allemands et les Hongrois. On chercherait en vain cependant chez Engels une réelle explication matérialiste à ce fait établi – à moins de décider d'accepter comme telle ses renvois à « la vigueur physique et intellectuelle de la nation allemande », à la « vitalité » et à « l'énergie » supérieures des Hongrois (qualités auxquelles faisait pendant un défaut de « tonus historique » du côté des Slaves). Quelles conclusions hardies il n'hésite pas en revanche à tirer de cet « asservissement millénaire » dans ses articles sur les Slaves ! À le suivre, toute l'histoire antérieure n'aurait travaillé que dans le but de mettre en place et de perpétuer l'agencement des « sphères nationales de pouvoir » telles qu'elles existent en 1848, la domination des Allemands et des Hongrois est célébrée comme une victoire de la « civilisation » sur la « barbarie », les peuples de l'espace danubien sont répartis en actifs et passifs, dirigeants et dirigés, progressistes et réactionnaires … Et il en découle pour ainsi dire tout naturellement une conclusion surprenante : « En Autriche, … les Allemands et les Magyars ont pris en 1848 l'initiative historique, comme ils l'ont toujours fait depuis mille ans. Ils représentent la Révolution. » Les Slaves, en revanche, « toujours à la traîne des Allemands et des Magyars depuis mille ans, ne se sont soulevés en 1848 en brandissant l'étendard de leur indépendance nationale, que pour (!) en même temps et du même mouvement écraser la Révolution allemande et magyare. Ils représentent la contre-révolution. » Le rôle joué dans la Révolution de 1848/49 par les diverses composantes ethniques de l'Autriche ne serait donc que la continuation du rôle qui avait été le leur depuis déjà un millénaire ; et bien que la scène de l'histoire soit perpétuellement en train de changer, les acteurs et la distribution des rôles demeureraient pourtant constamment les mêmes …
Mais l'histoire, cette grande magicienne, est encore capable de bien d'autres tours ! … Si les Slaves de l'espace danubien ne se sont jamais vu attribuer jusqu'ici le rôle du marteau, mais seulement celui de l'enclume, si depuis un millénaire, il a fallu les faire prendre en remorque par les Allemands et les Hongrois, - est-ce que cela n'était pas la preuve manifeste que ces ethnies n'avaient plus aucune « vitalité nationale » et de ce fait, non seulement étaient « sans histoire », mais aussi inaptes à faire l'histoire ? Et n'était-il dès lors pas évident que « le destin inéluctable de ces nations à l'agonie » ne pouvait plus consister qu'à « laisser se mener à son terme le processus de dissolution et d'absorption par leurs voisins plus robustes » ? Certes, il était tout à fait improbable que ces ethnies slaves « entêtées » se rangent à cette idée et acceptent un pareil renoncement. Bien au contraire, sentant obscurément que leur disparition était inévitable, elles se cramponnaient d'autant plus désespérément à leur « absurde nationalité » comme à un rempart les protégeant contre le « progrès historique ». - Mais n'était-ce pas un trait commun à tous les « résidus de peuples » que la lente progression très embrouillée du développement historique avait laissés derrière elle aux quatre coins de l'Europe ?
Engels écrit : « Il n'y a pas un seul pays européen qui n'ait gardé dans un recoin ou un autre une ou plusieurs ruines de peuples, les restes d'une population antérieure refoulée et assujettie par la nation qui allait plus tard devenir le véhicule du développement historique 243. Ces vestiges d'une nation impitoyablement laminée par la marche de l'histoire, selon l'expression de Hegel, ces résidus deviennent à chaque fois et resteront jusqu'à leur anéantissement complet ou jusqu'à leur dé-nationalisation, les porteurs fanatiques de la contre-révolution, à l'image de toute leur existence qui est de façon générale une protestation contre une grande révolution historique. - Ainsi en Écosse, les Gaels, qui ont été les soutiens des Stuarts de 1640 à 1745. En France, les Bretons, soutiens des Bourbons de 1792 à 1800. En Espagne, les Basques, soutiens de Don Carlos. Ainsi en Autriche les Slaves du sud [au sens large] panslavistes, qui ne sont rien de plus que les débris d'une histoire millénaire extrêmement embrouillée. Que ces débris eux aussi inextricablement enchevêtrés cherchent leur salut dans un renversement de tendance de tout le mouvement européen qui, selon eux, ne devrait pas aller d'ouest en est, mais d'est en ouest, que l'arme libératrice, le lien qui les unit, soit pour eux le knout russe, - c'est la chose la plus naturelle du monde. »
On le voit : le comportement contre-révolutionnaire des Slaves autrichiens en 1848/49 n'est pas au yeux de Engels, un cas d'espèce – il pense bien plutôt y voir confirmée une loi générale de l'histoire en vertu de laquelle les nationalités en voie d'extinction seraient condamnées à rester contre-révolutionnaires jusqu'à leur fin, parce que leur simple existence représenterait à elle seule une « protestation contre une grande révolution historique ».
Il n'est pas difficile de voir à quel point peut être hasardeux ce nouvel argument ajouté par Engels, et comment il lui permet de réinterpréter de façon parfaitement arbitraire les événements historiques réels. Il n'est même pas nécessaire, pour le réfuter, de prendre à témoins les événements ultérieurs (par exemple les Basques, qui, dans la dernière guerre civile espagnole, ont combattu la rébellion franquiste du côté du gouvernement démocratique) ; déjà à l'époque de Engels, cette conception était clairement battue en brèche par la lutte pour l'indépendance du peuple irlandais à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle – étant donné qu'il s'agissait dans ce cas d'une nationalité qui, au cours de la grande révolution anglaise, avait été tout aussi contre-révolutionnaire que les Gaëls d'Écosse 244 et par conséquent aurait dû (selon la thèse défendue par Engels) rester contre-révolutionnaire jusqu'à sa disparition … D'un autre côté, le comportement réactionnaire des Écossais des hauts plateaux, des Bretons, et – si l'on veut – des Basques dans les périodes mentionnées par Engels, ne résulte nullement du caractère réactionnaire de leur nationalité, mais des paramètres de la situation sociale, économique et politique qui mettaient à l'époque ces « résidus de peuples » en opposition à la Révolution (et de ce fait faisaient de leur nationalité elle aussi l'expression de cette opposition). C'est ainsi que les soulèvements contre-révolutionnaires des Écossais des hauts plateaux s'expliquent en majeure partie par la résistance de ce peuple vivant encore dans un régime clanique, à une évolution capitaliste qui devait effectivement par la suite les mettre fort à mal 245. Quant à la contre-révolution en Bretagne, il convient sans doute de l'expliquer, comme dans la Vendée voisine, avant tout par la structure agraire particulière de ces territoires et par le mécontentement (en grande partie justifié) provoqué chez la paysannerie de ces régions par la législation agraire des débuts de la Révolution. Et pour les Basques, enfin, s'ils ont rallié Don Carlos, c'est parce qu'ils voyaient l'absolutisme espagnol menacer leurs « fueros » et leurs organes d'auto-administration « presque complètement démocratiques » (suivant l'opinion de Marx 246). (Mettons de côté le fait qu'il serait difficile de qualifier la lutte opposant Maria Cristina et Don Carlos de lutte entre « révolution » et « contre-révolution ».) Dans aucun de ces trois cas, il n'est possible de rien découvrir qui viendrait à l'appui de la thèse de Engels sur la vocation nécessairement contre-révolutionnaire des « ruines de peuples ». Ici encore, il s'agit d'une théorie construite arbitrairement de toutes pièces pour prouver que les Slaves autrichiens – comme les Gaëls et les Bretons - ne représentent plus eux aussi que des « résidus de peuples », et que le rôle réactionnaire qu'ils ont joué pendant la Révolution de 1848/49 ne pouvait que laisser présager pour un avenir proche l'effondrement de ces groupes ethniques. Et c'est précisément la motivation cachée de toute l'étude de Engels, qu'il récapitule en disant : « L'année 1848 a jeté l'Autriche dans le plus formidable des chaos en donnant un moment la liberté à tous les peuples disparates que Metternich avait jusqu'alors fait s'asservir les uns les autres. Les Allemands, les Magyars, les Tchèques, les Polonais, les Moraves, les Slovaques, les Croates, les Ruthènes, les Roumains, les Illyriens 247, les Serbes, entrèrent en conflit les uns avec les autres tandis que simultanément, chaque nation voyait ses différentes classes lutter également entre elles. Mais cette pagaille ne tarda pas à faire place à un certain ordonnancement. Les combattants se partagèrent en deux grands camps : d'un côté, celui de la Révolution, avec les Allemands, les Polonais et les Magyars ; de l'autre, celui de la contre-révolution, avec les autres, tous les Slaves sauf les Polonais, plus les Roumains et les Saxons de Transylvanie. - D'où vient (c'est la question posée par Engels) qu'ils se dissocient en fonction d'identités nationales, quelles sont les réalités qui sont à la base de cette séparation ? » - Réponse : « Cette séparation correspond à toute l'histoire passée des peuples en question. Elle est le début du processus qui décidera de la vie ou de la mort de toutes ces nations grandes et petites. Toute l'histoire de l'Autriche jusqu'à nos jours le prouve, et 1848 l'a confirmé. Sur toutes les nations et mini-nations autrichiennes, il n'y en a que trois qui aient pris une part active à l'histoire et qui soient encore viables aujourd'hui – les Allemands, les Polonais, les Magyars. Tous les autres peuples, les grands comme les petits, ont comme mission première de sombrer dans l'ouragan révolutionnaire qui parcourt le monde. C'est la raison pour laquelle ils/ sont maintenant contre-révolutionnaires. »
En d'autres termes, selon Engels : l'histoire millénaire de l'espace danubien ne fait pas que nous dévoiler la raison ultime de la lutte des nationalités en Autriche en 1848/49, - elle se révèle être la plus sûre pierre de touche de la viabilité de ces nationalités, l'annonciatrice de leur avenir. Seules, les nations « historiques », c'est-à-dire politiquement actives – les Allemands, les Hongrois et les Polonais – sont encore viables, et jouent de ce fait un rôle révolutionnaire ; les Slaves, par contre, sont nécessairement contre-révolutionnaires – ils n'ont pas eu jusqu'ici de vie politique qui leur soit propre et ne peuvent plus non plus en avoir une. C'est l'histoire elle-même qui a prononcé l'ultime verdict, le verdict décisif …
Engels est tellement convaincu et pénétré du caractère définitif et irrévocable de ce verdict qu'il risque même la déclaration axiomatique suivante :
« Répétons-le : en-dehors des Polonais, des Russes et tout au plus des Slaves de Turquie 248 [pas ceux d'Autriche et de Hongrie!], aucun peuple slave n'a d'avenir – pour la simple raison qu'il manque à tous les autres Slaves les conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles primordiales qui leur permettraient de vivre pour eux-mêmes en toute autonomie. » Et immédiatement après :
« Les peuples qui n'ont jamais eu d'histoire à eux, qui, dès le moment où ils ont accédé à la première marche, la plus grossière, de la civilisation, sont tombés sous une domination étrangère, ou bien ceux que seul le joug étranger a contraints de franchir le pas qui les y mène, ces peuples-là n'ont pas de viabilité, ils ne pourront jamais accéder à un quelconque degré d'indépendance. - Et c'est le sort qui a été celui des Slaves autrichiens ... »
Telle est "l'erreur de pronostic" de Engels, qui allait être si cruellement réfutée par le cours ultérieur de l'histoire et qui constitue sans doute le plus grave égarement théorique de ses articles sur les Slaves.
Nous aurons à nous pencher dans le chapitre suivant sur les obstacles « géographiques, politiques et industriels » auxquels devaient faire face les mouvements indépendantistes slaves. Il suffit pour le moment de dire que, si importants qu'ils aient paru aux yeux de Engels, il les considérait cependant comme secondaires par rapport aux « conditions historiques de l'indépendance ». Raison pour laquelle il nous faut avant toute autre chose examiner la philosophie de l'histoire qui lui fait développer cette conception des « peuples sans histoire ».
Il est évident que cette conception (qui remonte à Hegel) était intenable dès l'origine et contradictoire avec la conception matérialiste de l'histoire que Engels avait lui-même contribué à créer. Au lieu en effet de faire procéder les luttes des nationalités, et les mouvements nationaux, des conditions de vie matérielles des peuples et des rapports de classes en constante mutation en leur sein, elle trouve son ultima ratio dans le concept de « viabilité nationale », un concept aux allures plutôt métaphysiques qui n'explique absolument rien et ressemble furieusement à la fameuse « vertu dormitive de l'opium » chez Molière. De plus, le critère distinctif de la « viabilité nationale » ne pouvant être recherché que dans l'histoire passée (telle ou telle nation a depuis longtemps un État, donc elle est « viable »), cette conception tombe sans y prendre garde immanquablement dans le sillage de l'école historique du droit tant moquée par Marx 249, et comme elle, elle va excuser l'oppression d'aujourd'hui et de demain par l'oppression d'hier. (Sans compter d'autres libertés prises avec la réalité et d'autres contradictions 250.)
Certes, cette conception paraissait livrer une arme de premier ordre contre les « illusions et les chimères des Slaves ». Sur ce terrain, en effet, de quels atouts disposaient les « rêveurs slaves » ? Comment auraient-ils pu réfuter un pareil témoignage à charge, apparemment si clair et net, celui de l'histoire ? Que pouvaient-ils opposer, par exemple, aux moqueries de Engels ?
« Et quelles nations sont censées se mettre à la tête de ce grand empire slave [l'empire que les Slaves autrichiens voulaient soi-disant ériger] ? Précisément celles-là même qui, dispersées et émiettées depuis un millénaire, n'ont été nourries d'éléments vitaux et porteurs d'avenir que sous la contrainte exercée par des peuples non-slaves, celles qui n'ont été sauvées de la ruine dans la barbarie turque que par les armes victorieuses de peuples non-slaves, des petites tribus, partout coupées les unes des autres, impuissantes, vidées de toute énergie nationale, et ne comptant qu'entre quelques milliers (?) et même pas deux millions d'individus 251 ; elles se sont tellement affaiblies que par exemple le peuple qui, au Moyen-Âge était le plus vigoureux et le plus redoutable, les Bulgares, ne sont plus maintenant connus en Turquie que pour la douceur de leur tempérament et qu'ils tirent toute leur gloire à s'appeler eux-mêmes "dobre chrisztian", bons chrétiens ... » « Et si « huit millions de Slaves » [comme se lamente Bakounine 252] ont, pendant huit siècles, été obligés de subir sans broncher le joug imposé par quatre millions de Magyars, cela ne fait que prouver à suffisance qui, des multitudes slaves ou du petit nombre des Magyars, était mieux doté de force vitale et d'énergie. » Et enfin ; « Le sort des « douze millions de Slaves, de Valaques et de Grecs », qui sont aujourd'hui encore « piétinés par sept cent mille Ottomans », ne parle-t-il pas un langage suffisamment clair ? » Aucun doute là-dessus : devant le tribunal de « l'histoire millénaire », Bakounine et les Slaves sans histoire ne pouvaient qu'avoir le dessous. Mais si percutants et irrécusables que parussent les arguments historiques avancés contre les Slaves, ils étaient en réalité extrêmement faibles – pour la simple raison que les « rêveurs slaves » pouvaient opposer aux droits historiques de leurs adversaires, imprégnés de relents de moisi et de vieux parchemin, le fait très concret et très vivant de la renaissance de leurs nationalités et de leurs langues. En s'appuyant sur ce fait bien réel, ils pouvaient répondre hardiment aux avocats du principe historique en reprenant les propos tenus par Engels lui-même pour démonter les « prétentions historiques » des Prussiens sur la Posnanie : « Qu'est-ce que c'est que cette théorie rouillée et moisie de prétendus « droits » qu'on nous sert ici, une théorie qui pouvait encore servir aux 17ème et 18ème siècles à masquer la nudité des intérêts commerciaux et territoriaux, que vient-elle faire en 1848, maintenant que tout ce qui est droit ou non-droit historique ne repose plus sur rien ? 253 » Que nous importe – pouvaient-ils dire – que par exemple à une époque où c'était la noblesse qui était la classe décisive dans la société, la noblesse magyare se soit montrée – grâce à une situation géopolitique donnée – « plus dotée de force vitale et d'énergie » que disons la noblesse croate … ? Nous vivons, nous voulons vivre, cela suffit ! - Mais il n'y avait pas que cela : ces « rêveurs » auraient pu s'emparer des armes de leurs adversaires et les retourner contre eux. Si en effet l'histoire avait fait que les Slaves avaient été assujettis pendant mille ans par les Allemands et les Hongrois, elle avait tout aussi bien fait que, en dépit de cet asservissement millénaire, ni les Allemands, ni les Hongrois (ni les Polonais) n'avaient réussi à assimiler les peuples slaves sans histoire – tous ces Tchèques, Slovènes, Croates, etc. Ce qui, du point de vue de l'argumentation historique, ne pouvait être interprété autrement que comme la preuve de l'incapacité des Allemands et des Hongrois à être à la hauteur de leur « mission historique » et par conséquent de la nécessité pour eux de céder leur rôle dirigeant dans l'espace danubien aux peuples qu'ils avaient asservis ... 254
Nous en avons maintenant suffisamment dit sur les raisons historiques avancées à l'appui de la thèse du manque de vitalité des peuples « sans histoire », telles qu'elles se trouvent dans les articles de Engels sur les Slaves 255. Il était nécessaire de les remettre en question, car elles apparaissent comme étant un héritage de la conception idéaliste de l'histoire et à ce titre comme un corps étranger dans l'édifice théorique du marxisme. Cela ne signifie cependant pas que nous soyons autorisés à ranger Engels théoricien des nationalités tout simplement parmi les défenseurs du « principe historique ». En aucune manière. Et d'abord parce que, si Engels (comme nous allons le voir) souligne fortement (et même exagère) le poids de l'élément historique, à ses yeux, pour la fixation du sort des peuples slaves sans histoire, le présent pèse autant que le passé dans la balance. Or le présent en était encore, à bien des points de vue, à ne pas sembler offrir la moindre chance de développement aux peuples en question, et donc à confirmer le verdict de « l'histoire ». Ensuite, si Engels, dans notre cas, surestimait les résultats historiques et leur portée, il ne le faisait pas parce qu'il voulait arrêter le développement des sociétés, mais au contraire parce qu'il voulait le pousser en avant, et que, impétueux comme il était, il croyait voir déjà anticipé dans ces résultats ce qui lui apparaissait comme la tâche actuelle de l'histoire. Et cette tâche, c'était : la suppression de tout « particularisme », la fusion de l'humanité européenne en unités politiques et économiques de plus en plus vastes. Tout ce que l'histoire avait déjà accompli à cette fin devait être accueilli comme positif ; tout ce qui menaçait de mettre en péril la « centralisation » déjà existante au bénéfice de nouveaux « particularismes » devait de son point de vue être combattu comme réactionnaire et « anti-historique ». Or, plus Engels croyait proche la révolution socialiste qu'il appelait de ses vœux, moins il prêtait de longévité au capitalisme, plus donc il surestimait le rythme de l'évolution historique, plus tranchant était forcément son refus des mouvements de ce type. C'est en ce sens, et seulement en ce sens, que les « résultats de l'histoire » sont pour Engels une donnée décisive.
La théorie des peuples « historiques » et des peuples « sans histoire » est à vrai dire morte depuis longtemps, et il ne viendrait plus à l'esprit de personne (et en particulier d'aucun marxiste) de vouloir la ranimer. Le seul point important est de parvenir à expliquer comment un penseur matérialiste du niveau d'un Engels a pu s'en faire le défenseur.
Il convient d'abord de noter la ressemblance frappante avec la théorie hégélienne de l'histoire. Pour Hegel, en effet, l'histoire universelle se présentait comme la « dialectique opérant entre les esprits particuliers incarnés par les différents peuples », chacun d'entre eux n'ayant à « occuper qu'un degré et à accomplir qu'une tâche de l'action générale (c'est-à-dire de la « réalisation de la raison » 256), avant de céder immédiatement la place à un autre « esprit de l'histoire universelle incarné dans un autre peuple ». Cependant : ce n'était pas tous les peuples qui étaient chargés de cette mission, mais seulement ceux qui, en raison de leurs dispositions naturelles et spirituelles, étaient en mesure de créer un État vigoureux qui leur permettait d'imposer leur volonté à l'intérieur comme à l'extérieur. Seuls, ces peuples-là étaient porteurs de progrès historique. En revanche, les peuples qui n'étaient pas capables de constituer un État ou qui avaient le malheur de perdre le leur pendant un temps assez long, étaient « sans histoire » et étaient seulement destinés à être assujettis par d'autres peuples et à finalement être absorbés par eux 257. (Hegel écrit en ce sens qu'un peuple qui finit par trouver indifférent d'avoir ou de ne pas avoir un État à lui, ne tardera pas à cesser d'être un peuple. 258) Les tribus slaves d'Allemagne, d'Autriche et de Turquie étaient certainement pour Hegel des peuples de ce genre, voués à la disparition, - bien qu'il ne qualifie expressément que les Bulgares, les Serbes et les Albanais non-slaves de « restes barbares morcelés » 259.
Voilà pour la « dialectique » hégélienne « de l'esprit des peuples » 260. Il est naturellement très facile aujourd'hui de condamner cette théorie ; mais on oublie trop facilement qu'en dépit de tout cet arbitraire métaphysique, elle a représenté la première tentative de maîtriser intellectuellement le chaos apparent des événements historiques et de saisir l'histoire humaine comme un processus évolutif doté de sens et obéissant à des lois ! On n'a pour cette raison aucun mal à imaginer à quel point cette théorie ne pouvait manquer de fasciner contemporains et disciples (il suffit, sur ce sujet, de lire les écrits de Lassalle 261). Cependant, même cette grandiose tentative « de concevoir l'histoire comme une totalité, et les peuples divers comme les organes de cette totalité 262 », ne pouvait prétendre s'imposer que tant qu'il fallut se contenter de l'explication idéaliste des processus sociaux, tant qu'on n'eut pas découvert que le moteur réel de la société humaine devait être recherché dans le développement des forces matérielles de production et dans les luttes de classes qui y étaient liées. Une fois apparue la conception matérialiste de l'histoire créée par Marx et Engels, la seule place des « esprits nationaux » à la Hegel était un placard, et ils ne pouvaient plus se survivre que dans des manuels de philosophie.
Comment dès lors expliquer qu'un an après le « Manifeste Communiste », nous tombions nez à nez avec le reflet de ces « esprits nationaux » dans les articles de la N.G.R. sur les Slaves ? Les rédacteurs du journal n'ont-ils pas été gênés par cette réminiscence hégélienne ? Ou y a-t-il eu éventuellement d'autres facteurs « exotériques » qui les incitèrent à garder cette vision des choses ?
Cela nous amène à nous tourner de nouveau vers la situation de la « gauche » allemande pendant la Révolution de 1848/49. La situation étant ce qu'elle était, cette révolution ne pouvait amener au pouvoir dans un premier temps que la bourgeoisie allemande et la classe nobiliaire hongroise et polonaise qui lui était alliée. Sa victoire ne pouvait donc que coïncider avec une aggravation de l'oppression nationale des peuples « sans histoire », les Tchèques, les Slovaques, les Slovènes, les Croates, les Serbes, les Roumains et les Ukrainiens. La « gauche » allemande ne pouvait d'aucune manière passer outre cette limite objective de la révolution et tenter de concilier des antagonismes inconciliables. Elle se vit bien au contraire contrainte de s'adapter à la situation telle qu'elle était et de déclarer « ennemis naturels » de la révolution les peuples en rébellion contre la bourgeoisie allemande et la noblesse hongroise et polonaise. Elle se vit contrainte d'opposer dans sa politique pratique des peuples « révolutionnaires » tout entiers à des peuples « contre-révolutionnaires » tout entiers. Mais cette opération déroutante, qui prenait pour ligne de partage, non les frontières de classes, mais celles séparant les nations, il fallait l'expliquer, c'est-à-dire la faire reposer, soit sur l'histoire, soit sur la nature de ces nations. Dans cette situation, le réflexe naturel de la « gauche » révolutionnaire était de recourir à la théorie traditionnelle de Hegel sur les peuples « historiques » et les peuples « sans histoire », pour surmonter en imagination les difficultés objectives et fatales de la révolution en se réfugiant sur le terrain des mythologies historiques. Les réminiscences hégéliennes de la N.G.R. venaient donc à point …
Nous estimons donc devoir faire découler la théorie de Engels concernant les « peuples sans histoire » de la situation objective de la révolution de 1848/49 en Europe Centrale. Mais la même cause explique aussi à notre avis ce qu'il est ensuite advenu de cette théorie, l'opiniâtreté avec laquelle, pendant des dizaines d'années, Engels est resté convaincu de la disparition inévitable des Slaves autrichiens, alors que les faits (autrement dit la progression constante des mouvements de renaissance nationale chez ces Slaves) la démentaient avec de plus en plus de force. L'idée qu'il se faisait de la révolution à venir en Europe centrale est restée au fond – encore dans les années 60, 70 et 80 – la même qu'en 1848, dans son esprit, c'était essentiellement une révolution allemande, qui aurait à résoudre les mêmes problèmes et aurait les mêmes alliés (les Hongrois, les Polonais) et les mêmes ennemis (les Slaves sans histoire soutenus par le tsarisme) qu'alors. (Il ne faut pas oublier un seul instant le danger du panslavisme). Rien d'étonnant à ce que Engels ait gardé encore plus tard sa vision initiale des problèmes de nationalités, à ce qu'il ait continué à faire de la distinction entre les grandes « nations » progressistes et les « débris de peuples sans histoire » dépourvus de chances de survie, le point cardinal de sa politique dans la question nationale 263 !
« Personne ne viendra prétendre que la carte de l'Europe est définitivement arrêtée. », écrit-il en 1859. « Mais tous les changements, s'ils sont destinés à durer, devront en gros aboutir à donner de plus en plus aux grandes nations européennes viables leurs réelles frontières naturelles, telles qu'elles sont déterminées par la langue et les sympathies. Tandis que, dans le même temps, les débris de peuples qui se rencontrent encore ici et là et ne sont plus capables d'avoir une existence nationale resteront incorporées aux grandes nations et, soit s'y fondront, soit se maintiendront à l'état de monuments ethnographiques sans importance politique 264. »
Un commentaire ultérieur très caractéristique datant de 1866 nous indique quels peuvent être « les débris de peuples » auxquels Engels a alors songé. Dans la série d'articles que nous avons déjà mentionnée et qui fut publiée dans la revue « The Commenwealth », il écrit :
« There is no country in Europe where there are not different nationalities under the same government. The Highland Gaels and the Welsh are undoubtedly of différent nationalities to what the English are, although nobody will give to these remnants of peoples long gone by the title of nations, anymore than to the Celtic inhabitants of Brittany in France … Here then, we perceive the difference between the 'principle of nationalities' 265 and of the old democratic and working-class tenet as to the right of the great European nations to separate and independent existence. The 'principle of nationalities' leaves entirely untouched the great question of the right of national existence for the historic peoples of Europe ; nay if it touches it, it is merely to disturb it. The principle of nationalities raises two sorts of questions : first of all, questions of boundary between thes great historic peoples ; and secondly, questions as to the right to independent national existence of those numerous small relics of peoples which, after having figured for a longer or shorter period on the stage of history, were finally absorbed as integral portions into on or the other of those more powerful nations whose greater vitality enabled them to overcome greater obstacles. The European importance, the vitality of a people is as nothing in the eyes of the principle of nationalities ; before it, the Roumans of Wallachia, who never had a history, nor the energy required to have one, are of equal importance to the Italians who have a history of 2000 years, and an unimpaired national vitality ; the Welsh and Manxmen, if they desired it, would have an equal right to independent political existence, absurd though it would be, with the English. » - Et à un autre endroit: “What is Panslavism but the application, by Russia, and Russian interest, of the principle of nationalities to the Serbians, Croats, Ruthenes, Slovaks, Czechs, and other remnants of bygone Slavonian peoples in Turkey, Hungary and Germany? … If people say that, to demand the restoration of Poland is to appeal to the principle of nationalities, they merely prove that they do not know what they are talking about, for the re-establihment of Poland means the re-establishment of a state composed of at least four 266 different nationalities. 267”
Il faut bien sûr faire attention au fait que dans ces articles, ce sont deux questions différentes qui sont soulevées. D'abord celle du droit pour les peuples opprimés sans histoire à obtenir leur indépendance politique, à former leur propre État national (ce qu'on appelle aujourd'hui le « droit à l'autodétermination des peuples »). Deuxième question : celle de « l'espérance de vie historique », de l'avenir national de ces peuples. On peut donc trouver parfaitement compréhensible pour l'époque la bataille menée par Engels contre le « principe des nationalités » et son exploitation par la Russie et le bonapartisme. On peut par exemple très bien concevoir que ni les Ukrainiens, ni les Biélorusses, ni les Lituaniens n'avaient en 1866 la maturité nécessaire pour constituer leurs propres États. Mais il ne s'ensuit nullement que cela autorisait alors à considérer que ces peuples étaient voués à la disparition ! De ce point de vue, les propos de Engels sur les « restes » et les « débris de peuples du passé », tout comme le rapprochement qu'il fait entre les Serbes, les Croates, les Ruthènes, les Slovaques, les Tchèques, etc. et les habitants de l'île de Man et les Gallois, sont dépourvus de toute ambiguïté ; ils montrent manifestement que ce n'est pas seulement au cours des années révolutionnaires 1848/49 qu'il déniait tout avenir national à ces peuples, mais qu'il le faisait encore quelques décennies plus tard, et qu'il prévoyait leur absorption, leur assimilation par les grandes nations « historiques ». C'est une tendance qui parcourt comme un fil rouge tout ce que Engels a pu dire sur les questions de nationalités, une tendance qui résonne encore dans ses lettres à Bernstein et à Kautsky 268. Nous sommes donc en droit d'affirmer que encore vingt à trente ans plus tard, les conceptions de Engels (toujours à l'exception des Polonais) se ramenaient à une stricte opposition aux mouvements de libération slaves. Elles équivalaient au fond à un panneau de mise en garde sur lequel était écrit : Entrée interdite aux peuples sans histoire ! Il continuait à condamner ces mouvements pour ce qu'ils « cherchaient à annuler ce qu'a créé une histoire millénaire » et parce qu'il était impossible de les satisfaire « sans balayer de la carte de l'Europe la Turquie, la Hongrie et la moitié de l'Allemagne 269 ». Il ne voyait pas que ce « coup de balai » précisément était objectivement nécessaire et représentait pour cette raison un progrès historique. Et c'est en cela que consistait la plus grave erreur de sa théorie des nationalités.
Notes
243 Réminiscence de la philosophie de l'histoire hégélienne.
244 Cf. Lettre de Marx à Engels du 30.11.1867 – à propos des « actes barbares de Cromwell » en Irlande ainsi que celle du 24.10.1869 : « L'exemple irlandais montre combien il est malheureux pour un peuple d'en avoir assujetti un autre. Toutes les saloperies anglaises ont leur origine dans le Pale irlandais. Il faut encore que je bûche l'époque de Cromwell, mais il me paraît déjà assuré que l'affaire aurait pris une autre tournure en Angleterre également s'il n'y avait pas eu en Irlande la nécessité de dominer militairement et de créer une nouvelle aristocratie. »
245 Cf. Marx : « La duchesse de Sutherland et l'esclavage »
246 Cf. Marx : « L'Espagne révolutionnaire »
247 Il n'y avait en fait pas de nationalité « illyrienne » distincte des Croates, des Serbes et des Slovènes, mais seulement un mouvement « illyrien » fondé par Ljudevit Gaj et qui se donnait pour objectif de créer une langue écrite commune aux Croates, aux Serbes et aux Slovènes.
248 Si Engels accordait cette chance aux Slaves de Turquie, c'est seulement parce qu'il considérait les Turcs comme une « nation [un État] en pleine décadence ». À un autre endroit, il écrit en revanche : « Les Turcs enfin … assujettirent les Slaves au sud du Danube et de la Save, et le rôle historique des Slaves du sud fut terminé pour toujours. »
249 « Une école qui légitime les vilenies d'aujourd'hui par les vilenies d'hier, une école qui traite de rébellion tout cri du serf contre le knout dès lors que le knout est un knout consacré par l'âge, un knout qui fait partie de l'héritage, un knout historique ... » « Critique de la philosophie du droit de Hegel » 1844.
250 Mentionnons surtout « l'affirmation absurde selon laquelle la nation tchèque n'aurait jamais eu d'histoire « (Mayer, Fr. Engels, une biographie », I, 326). Six ans plus tard, Engels parlait déjà des « glorieuses époques de l'histoire bohémienne et serbe », ce qui ne l'empêchait cependant pas de continuer à dénier aux deux peuples tout avenir national.
251 Ici, Engels se laisse aller à des exagérations. Suivant les indications statistiques de Šafařik communiquées dans la N.G.R. du 2.07.1848, on comptait alors dans la monarchie autrichienne : 4 414 000 « Tchèques et Moraves », 2 774 000 « Petits-Russes » (Ruthènes), 2 753 000 Slovaques, 2 594 000 « Serbes et Illyriens », 1 151 000 « Slovènes (Carinthiens) » et 800 000 Croates, en Turquie de son côté, 3 500 000 Bulgares et 2 600 000 Serbes.
252 « Au nom de ceux d'entre nous qui habitent en Hongrie, nous avons proposé (au congrès slave de Prague) une alliance fraternelle aux Magyars, à ces ennemis enragés de notre race, qui, tout en ne comptant pas quatre millions d'individus, ont prétendu imposer leur joug à huit millions de Slaves. » (Bakounine, « Appel aux Slaves ».)
253 Premier article de Engels consacré au « débat sur la Pologne à Francfort », 7.08.1848.
254 Cette objection est particulièrement pertinente vis-à-vis de Engels qui voyait dans la capacité d'assimiler des peuples étrangers une pierre de touche de la force et de la vitalité d'une véritable « nation » ! C'est ainsi que dans sa lettre à Marx du 23.05.1851 (une lettre qui choque par son animosité envers les Polonais), il justifie son changement de position dans la question polonaise entre autres par l'argument suivant : « La Pologne n'a jamais été capable de nationaliser des éléments étrangers. Les Allemands des villes sont et restent des Allemands. » La Russie par contre, « s'entend à russifier les Allemands et les Juifs, comme le montrent de façon vivante tous les Russes allemands de la deuxième génération. Même les Juifs en viennent à avoir des pommettes slaves. » Dans son article (malheureusement encore inédit) intitulé « Monde germanique et monde slave » (1854-5) aussi, Engels estimait qu'une question décisive était de savoir si « une Pologne ressuscitée serait capable d'assimiler des éléments étrangers ? » Dans le même traité, il reconnaissait aux Grands-Russes « qui sont des demi-barbares, une remarquable capacité à assimiler des peuples barbares » (G. Mayer, op. cit., II, 59)
255 Le terme de « peuples sans histoire » a certes été repris dans la littérature marxiste, mais on entend par là tout autre chose que Engels – à savoir des peuples dont « la culture nationale, à l'époque où seules les classes dominantes étaient porteuses de cette culture, ne connaît aucune histoire et stagne. » (O. Bauer, « La question des nationalités et la social-démocratie », p. 190-1). Comprise ainsi, la qualification de « peuples sans histoire » a un sens pleinement fondé et désigne de façon tout à fait pertinente la situation de beaucoup de peuples opprimés de l'Europe centrale et orientale aux XVIIIème et XIXème siècles.
256 G.W.F. Hegel « Encyclopédie des sciences philosophiques »
257 « L'existence d'un peuple inclut le but substantiel d'être un État et de se maintenir comme tel ; un peuple sans État … n'a à proprement parler pas d'histoire, les peuples existaient avant de constituer leur État, et d'autres existent encore maintenant comme nations sauvages. » (ibid.)
258 Cité d'après H. Heller, « Hegel et la politique allemande », dans « Zeitschrift für Politik », 1923-4, p. 133
259 Cité d'après G. Mayer, ibid., I, 126. - Du reste, en ce qui concerne les Slaves, Hegel se contente de la remarque suivante : « Les nations slaves étaient des nations d'agriculteurs. Or, cela implique la relation maîtres-valets. Dans l'agriculture, c'est l'action de la nature qui est prépondérante ; l'action humaine et l'activité subjective comptent moins par rapport au tout. Pour cette raison, les Slaves ont mis plus de temps, ont eu plus de difficultés à accéder au sentiment fondamental du soi subjectif, à la conscience de l'universel, à ce que nous avons appelé auparavant le pouvoir d'État, et ils n'ont pu prendre part au soleil levant (de la Réforme). » (« Leçons sur la philosophie de l'histoire »).
260 On peut accorder à Dm. Donzow, socialiste ukrainien (devenu ultérieurement fasciste), que la conception hégélienne de la question nationale, dépourvue de toute sentimentalité, est supérieure à l'attitude platement libérale (« mazziniste ») qui ne veut voir traiter les problèmes nationaux que du seul point de vue de la justice abstraite (« justice éternelle »). (Dm. Donzow, « Engels, Marx et Lassalle à propos des peuples 'sans histoire' », Kiev, 1914.) D'un autre côté, il est indéniable que cette conception « non-sentimentale » s'est plus tard magnifiquement prêtée à servir de tenue de camouflage aux ambitions chauvines et impérialistes. Cf. lettre de Engels à Bernstein du 22.11.1882 : « Comme vous aviez déjà des sympathies pour les Slaves du sud « opprimés », je comprends parfaitement que ma lettre ne vous ait pas fait changer de sentiment. Dans la mesure où nous sommes passés d'abord par le libéralisme ou le radicalisme, nous avons tous à l'origine continué à véhiculer ces sympathies pour toutes les nationalités « opprimées », et je sais combien il m'a coûté de temps et de travail studieux pour arriver à m'en débarrasser – mais alors complètement. »
261 Cf. la phrase suivante, écrite par Lassalle : « Le droit de l'esprit d'un peuple à exister pour lui-même est précisément lié à ce que cet esprit se développe sur son mode propre tout en se tenant à la hauteur du processus culturel de l'ensemble. Si ce n'est pas le cas, la conquête est un droit, et ce à priori, ou bien alors la démonstration en sera faite après coup. La pierre de touche de ce droit est, s'il s'agit de la conquête d'un peuple de race différente, plutôt l'extinction progressive de ce peuple, s'il s'agit de la conquête d'un peuple de la même race, plutôt son assimilation, son élévation au niveau culturel supérieur du conquérant. » (« La guerre d'Italie et la tâche de la Prusse », 1859.) - Rien d'étonnant à ce que Lassalle ait sympathisé avec les délires coloniaux de Rodbertus-Jagetzow ! (Vf. La correspondance de Lassalle avec Rodbertus).
262 Lénine
263 La théorie marxiste officielle ne consentit cependant jamais à l'admettre. On peut lire par exemple chez Kautsky : « Au milieu du siècle dernier, il n'était pas encore évident qu'à notre époque, il n'est plus aussi facile qu'au XVIIIème siècle, d'imposer à un peuple arriéré la langue du peuple plus avancé qui le domine. C'est ainsi qu'en 1848, furieux de l'aide que la contre-révolution avait trouvée chez bien des peuples slaves, Marx et Engels avaient considéré que ces peuples étaient voués à disparaître comme les Gaëls et les Bretons … C'était une grande erreur. Nos grands maîtres ne se sont ensuite plus jamais exprimés en ce sens. » (« La conception matérialiste de l'histoire », 1927, II, p. 582. C'est moi qui souligne.)
264 Engels, « Le Po et le Rhin ».
265 Souligné par Engels.
266 C'est-à-dire les Polonais, les Ukrainiens, les Biélorusses et les Lituaniens.
267 N. Riazanov, « Marx et Engels à propos de la question polonaise », dans « Grünbergs Archiv » VI (1916, p). 215-217.
268 Le 2.11.1882, Engels écrit à Kautsky : « Maintenant, vous allez me demander si je n'ai donc aucune sympathie pour les petits peuples et débris de peuples slaves qui ont été dispersés et divisés par la triple poussée des Allemands, des Magyars et des Turcs ? En fait, j'en éprouve très très peu. Le cri de détresse tchéco-slovaque : 'Bože, ak juš nikto nenj na zemi, ktoby Slavom spraviedlivost činil ?' (Mon Dieu, n'y a-t-il donc personne au monde qui fasse justice aux Slaves?), a reçu une réponse de Petersbourg, et tout le mouvement national tchèque a pour but que le tsar leur spraviedlivost čini (fasse justice). Et c'est la même chose avec les autres : les Serbes, les Bulgares, les Slovènes, les Ruthènes de Galicie (au moins en partie). Mais nous, nous ne pouvons pas partager ces buts. Ce n'est que lorsque l'effondrement du tsarisme aura libéré les aspirations nationales de ces nano-peuples de leur imbrication avec les tendances panslavistes à la domination mondiale que nous pourrons les laisser faire librement, et je suis certain que six mois d'indépendance suffiront à la plupart des Slaves austro-hongrois pour les amener à solliciter leur réadmission. Mais jamais on n'accordera à ces mini-peuples le droit qu'ils s'attribuent maintenant en Serbie, en Bulgarie et en Roumélie orientale : celui d'empêcher la construction du réseau ferré européen jusqu'à Constantinople. » (K. Kautsky, « L'aube du marxisme. Correspondance de Engels avec Kautsky », 1935, p. 70-71. Souligné par moi.) - Cf. également la lettre de Engels à Bebel du 17.11.1885, dans laquelle il parle des « misérables débris d'anciennes nations, les Serbes, les Bulgares, les Grecs et autres coupeurs de têtes ». (« Archives Marx-Engels », I (VI), p. 315. - Le lecteur sera peut-être un peu moins sidéré par ces expressions, en apprenant que par exemple Kautsky, dans l'organe théorique représentatif de la social-démocratie, la « Neue Zeit », qualifiait lui aussi encore en 1887 (!) les Tchèques de nationalité perdue sans retour … (« Die Neue Zeit », 1887, p. 447.) Nous développerons dans le prochain chapitre.
269 Article de Engels ; « L'Allemagne et le panslavisme » dans la « Nouvelle Gazette de l'Oder » du 21.04.1855 (« Recueil des écrits de K. Marx et Fr. Engels, 1852 - 1862 », tome II, p. 227-229)