1915 |
"En France, le socialisme et le syndicalisme ont abandonné la classe ouvrière dans le moment le plus grave, le plus douloureux.
Le désarroi a été plus grand qu'en tout autre pays et, devant une telle trahison, on se laisse volontiers aller au découragement
et au scepticisme. Mais il n'est pas vrai que nous ne puissions rien faire et les signes de réveil sont depuis quelque temps
assez nombreux pour donner à tous confiance. La Conférence de Zimmerwald doit être le point de départ d'une action vigoureuse,
socialiste et syndicaliste, pour la paix." |
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1° novembre 1915
Paris, 1er novembre 1915
Quand on est resté quinze mois sans donner de nouvelles on a tant de choses à dire qu'on ne sait plus par quoi commencer. On voudrait se mettre à jour d'un coup, mais on est vite contraint d'y renoncer. Je viens d'en faire l'expérience. Désirant reprendre contact avec nos abonnés sous cette forme modeste, je me proposais d'examiner toutes les questions soulevées par la guerre, et cette première lettre s'allongeait démesurément. J'ai dû tailler, rogner. L'essentiel, pour aujourd'hui, c'est d'indiquer nettement notre position et de donner les raisons de notre long silence.
Notre position, Monatte l'a établie, dès novembre 1914 par son attitude au Comité confédéral, puis par sa démission et la circulaire dans laquelle il en dit les motifs.
Nous avons songé plus d'une fois à reprendre la publication de la V.O. sous la forme qu'exigeaient les circonstances, d'en faire l'organe où syndicalistes, socialistes et anarchistes restés fidèles à leurs conceptions auraient pu librement s'exprimer. Nous n'avons pas pu y parvenir. Les mobilisations successives ont disloqué et presque complètement dispersé notre petit groupe. Ceux qui restaient étaient si dépourvus de moyens qu'il nous a fallu laisser passer quinze mois avant de pouvoir écrire chez nous.
Si nous avions accepté de faire notre partie dans le chœur de ceux qui, subitement, trouvèrent à la guerre des vertus, ces obstacles eussent été facilement surmontés. Mais c'eût été "pour vivre perdre toute raison de vivre" - chose très ancienne comme la formule qui sert à l'exprimer, - et pas un instant nous n'avons voulu être dupes des interprétations que les gouvernants ont si généreusement fournies aux peuples pour apaiser leur conscience et les faire aller joyeusement à la mort.
Guerre libératrice, guerre de la civilisation contre la barbarie, guerre de races, guerre du Droit, nécessité d'abattre le militarisme ennemi, guerre pour tuer la guerre, guerre pour le principe des nationalités, pour l'indépendance des petites nations, nous ne voyions rien de tout cela dans l'énorme conflit qui se déclenchait. Nous reconnaissions les clichés que les gouvernements ressortent au début de chaque tuerie et dont ils se servent les uns contre les autres. Georg Brandès rappelait, il y a quelque mois, dans sa lettre à Clemenceau, qu'en 1870 on disait déjà que cette guerre serait la dernière. Mais dans le désarroi où les plongèrent l'effondrement du socialisme et du syndicalisme, beaucoup de travailleurs se raccrochèrent à l'une ou l'autre de ces explications, qui leur apparaissaient comme une planche de salut. On leur offrait une contrefaçon d'idéal. Ils l'acceptèrent. Une presse unanime faussa insensiblement les jugements.
Depuis, beaucoup d'entre eux se sont ressaisis: le simple développement des évènements a suffi à leur ouvrir les yeux, à les mettre en face du vrai problème.
Un des nos amis qui, après quelque hésitation, avait fini par se laisser convaincre qu'il s'agissait d'une lutte nécessaire contre une tyrannie insupportable, écrivait récemment - du front - qu'il constatait maintenant que "les gouvernements ont faussé le sens de la guerre". C'est leur explication de la guerre qui était fausse.
Ceux des syndicalistes qui ont, dès le début, rallié le gouvernement, ont découvert deux choses. Ils affirment qu'ils ont tout fait fait pour empêcher la guerre et que c'est l'Allemagne seule qui en porte la responsabilité.
Ce sont là des conceptions commodes, confortables. On n'a rien à se reprocher et il fallait bien se défendre contre une agression longuement préméditée. Seulement, ces deux affirmations sont fausses.
Ces syndicalistes se décernent bien vite une attestation d'irréprochabilité. Qu'ont-ils fait pour empêcher la guerre . A côté de l'action publique que tout le monde connaît, il y eut des séances presque quotidiennes du Comité confédéral. De ces séances, l'histoire sera écrite. Elle n'est pas glorieuse.
Même si on s'en tient aux faits immédiats, l'examen des seuls documents diplomatiques des alliés ne permet pas de dire que c'est l'Allemagne seule qui a voulu la guerre et l'a provoquée. La guerre qui s'est déchaînée il y a quinze mois, elle rôdait en Europe depuis dix ans. Chaque fois qu'elle devint menaçante, en 1905, en 1911, en 1912, nous l'avons dénoncée comme le heurt d'impérialismes rivaux, nous avons mobilisé contre elle les travailleurs de France et participé à des démonstrations internationales. Aujourd'hui qu'elle s'est déchaînéee malgré nous, on affecte de ne plus la reconnaître et on lui donne le caractère d'une attaque brusquée du militarisme allemand contre la liberté des peuples. Croit-on masquer ainsi notre impuissance ?
Si c'est le calcul qu'on fait, c'est un calcul misérable et dangereux. Car ce nouveau point de vue entraîne deux conséquences, une quant au passé et une quant à l'avenir.
Si l'Allemagne se préparait depuis quarante ans à foncer sur la France à l'heure choisie par elle, alors ce sont les nationalistes qui avaient raison, eux qui dénonçaient sans cesse ses visées belliqueuses, et on a eu bien tort de les combattre.
Et pour l'avenir, ce sont les dépeceurs de l'Allemagne qui ont raison. Détruire le militarisme allemand, ça n'a pas de sens ou ça veut dire qu'il faut affaiblir l'Allemagne, la couper en morceaux. Il est bien certain qu'une Allemagne amputée des provinces de la rive gauche du Rhin, comme le demande la Ligue des patriotes et comme l'indique la carte qu'elle a fait distribuer aux soldats du front pour attester que la France ne fait pas une guerre de conquête, serait militairement moins forte. Ce ne serait pas son écrasement définitif, mais elle serait considérablement affaiblie et elle aurait besoin de dizaines d'années pour reconstituer sa puissance ancienne. Mais cela n'atteindrait en aucune façon le militarisme lui-même. C'est un écrivain anglais, Arnold Bennett, qui est obligé de nous rappeler que le militarisme allemand ne pourra être détruit que par les Allemands eux-mêmes, car le militarisme ne détruit pas le militarisme, mais l'engendre. Ne voyons-nous pas, en ce moment même, tous les Etats, belligérants ou non, armer avec frénésie !
Et puis, cette explication de circonstance, trouvée après coup, en opposition absolue avec tout ce que nous disions jusqu'à la veille de la guerre, elle a un autre danger: elle décharge de toute responsabilité nos chauvins, nos nationalistes. Eux aussi, ils répètent que c'est la guerre du droit, de la Justice - le général d'Amade le disait, ces jours-ci encore, à Pétrograd, - contre la sauvagerie allemande. Et nous leur permettrions de dire qu'ils n'ont pas voulu la guerre. Nous oublierions la politique germanophobe de Delcassé que Jaurès a tant de fois et si courageusement dénoncée, bravant la colère des impérialistes franco-anglais. Nous ferions le silence sur la politique nettement nationaliste qui fut celle du gouvernement tout entier, à partir de l'avènement de Poincaré. Etrange amnésie! Et demain, quand les gouvernements devront rendre compte devant les peuples des crimes accumulés, nous n'aurions rien à reprocher au nôtre.
Nous n'avons nulle envie d'atténuer les responsabilités de l'Allemagne. Elle a ses pangermanistes d'autant plus dangereux qu'ils vivaient sur la victoire, qu'ils savaient disposer d'une force militaire plus puissante. Mais nos nationalistes et les jingoes anglais se chargeaient bien de leur donner la réplique, et ayant vu ce que nous avons vu, fait ce que nous avons fait, il n'y a pour nous qu'une attitude possible: dire que la guerre est le résultat du choc d'impérialismes rivaux et refuser résolument de nous identifier avec nos gouvernements, qui, tous, ont leur part de responsabilité. Et si, parce que nous n'acceptons pas l'explication officielle de la guerre on nous dit que nous sommes germanophiles, nous répondons comme Noah Ablett répondit aux jingoes anglais au nom des mineurs du Pays de galles: "Nous ne sommes pas germanophiles, mais nous sommes classe ouvrière !"
Si la folie du début était explicable chez la masse, égarée par les journaux, elle ne l'était pas chez les militants, liés par leurs déclarations, par leurs engagements antérieurs, par le syndicalisme.
On eût dit que la guerre qui éclatait était un événement si imprévu, si imprévisible, qu'on était bien excusable de perdre la tête et qu'il n'y avait vraiment qu'à se mettre à la remorque des nationalistes du gouvernement.
Cependant, la guerre présente, c'est la même que celle dont la menace nous avait alarmés en 1905, en 1911 et en 1912. On avait pu alors obliger les gouvernements à traiter, mais la cause du conflit restait entière. La paix d'Agadir, si laborieusement conclue, n'était qu'une trêve. Elle ne désarma pas les impérialistes. En France, nos nationalistes chassèrent le ministre qui l'avait signée. En Allemagne, les pangermanistes accusèrent leur empereur de lâcheté et l'appelèrent publiquement Guillaume-le-Poltron. C'est que, pour la première fois, l'Angleterre avait montré clairement quelle serait son attitude en cas de guerre franco-allemande: elle serait aux côtés de la France. Ainsi étaient confirmées les conventions militaires secrètes, liant les deux pays, dont les ministres, chaque fois qu'ils avaient été interrogés, avaient niés l'existence. Les pangermanistes exhalèrent leur colère. Nos nationalistes, sûrs désormais de l'appui anglais, devinrent plus agressifs. Les positions se précisaient: Triple Entente contre Triple Alliance; tout conflit entre deux puissances serait désormais un conflit européen. Cette division de l'Europe en deux grands groupements n'apportait pas la paix mais la guerre. Ils se heurtaient en Afrique, en Asie, dans les Balkans.
Quand on emploie aujourd'hui le mot impérialisme, on ne lui donne pas sa signification moderne mais sa signification ancienne, laquelle a perdu tout intérêt. L'impérialisme, puisqu'il faut le définir, c'est la lutte économique que se livrent les grandes puissances pour la conquête de débouchés, pour acquérir des zones d'influence dans les pays non industrialisés où elles peuvent écouler leurs produits, obtenir des concessions, exercer une sorte de protectorat. Il est à la base de toutes les guerres modernes: Etats-Unis contre Espagne, pour Cuba et Panama; Japon contre Russie, pour la Mandchourie et la Corée; Angleterre contre Républiques Sud-Africaines, pour l'exploitation des mines. La guerre balkanique elle-même qui, pour les gens à courte vue, est une guerre de nationalités et de races, est une guerre impérialiste. Les Balkaniques: Grèce, Serbie, Bulgarie, ne s'unirent pas d'eux-mêmes contre la Turquie. La ligue balkanique fut l'œuvre de feu M. de Hartwig, ministre de Russie à Belgrade. Elle marqua, comme on l'a dit alors, le retour de la Russie en Europe, après ses malheureuses aventures en extrême-orient. Il s'agissait d'affaiblir la Turquie, point d'appui de l'Allemagne, et de créer la Grande Serbie, barrant la route des Austro-Allemands vers l'Asie Mineure et la Mésopotamie, route qu'ils s'efforcent de rétablir en ce moment même.
Tel était l'état de l'Europe en ces dix derniers ans. Les deux grands groupements ne constituaient pas un régime d'équilibre stable; ils portaient en eux un germe de guerre et de guerre redoutable.
Cependant, cette guerre avait été, à plusieurs reprises, évitée. Elle l'avait été pour des raisons diverses et notamment à cause des manifestations internationales, socialistes et ouvrières. Aujourd'hui que l'épreuve a montré que notre Internationale n'était qu'une caricature d'Internationale, nous serions mal venus à exagérer notre force, mais c'était pour les gouvernants un de ces impondérables qu'ils ne négligent pas, et les efforts qu'ils ont faits pour s'annexer les chefs ouvriers et socialistes montrent bien qu'ils n'étaient pas sans inquiétude à ce sujet.
On pouvait donc différer d'opinion sur le degré de probabilité ou même de fatalité de la guerre; mais sur le caractère qu'elle aurait au cas où elle éclaterait, il n'y avait aucun doute.
Or, aujourd'hui, les nationalistes - dans tous les pays d'ailleurs - triomphent bruyamment et répètent qu'ils avaient prévu la guerre.
Mais nous l'avons prévue autant qu'eux et mieux qu'eux. Seulement il y avait, entre eux et nous, cette différence, qu'ils la disaient fatale parce qu'ils la voulaient, et que nous disions, nous, qu'elle n'était pas fatale, parce que nous pensions être assez forts pour empêcher les gouvernements de jeter les peuples dans cette formidable aventure.
Au début de 1911, nous avons publié une étude de Merrheim intitulée: "L'Approche de la guerre", où il montrait l'état d'acuité de la rivalité économique et militaire franco-allemande et la menace de guerre qu'elle contenait. Le 5 juillet de la même année, autre étude de Domela Nieuwenhuis, ayant pour titre: "la guerre anglo-allemande vue de Hollande". Je dois me borner aujourd'hui à signaler ces deux études, vieilles déjà de quatre ans. Mais je me promets de montrer bientôt combien les vues de nos deux camarades étaient plus réellement prophétiques que toutes les rocambolesques billevesées nationalistes sur l'"avant-guerre".
Que de choses aussi il faudrait dire sur l'Angleterre, sur le rôle important qu'elle a joué dans la politique européenne des dix dernières années, et pour montrer où elle en est aujourd'hui. L'espèce d'exécration universelle qui est présentement le lot de l'Allemagne, elle l'a connue au début de ce siècle. Elle n'était guère aimée avant la guerre sud-africaine. Cette guerre sans gloire la fit haïr. Tout ce qui sert actuellement contre l'Allemagne fut employé contre elle. Il suffit, dans les articles de journaux de cette époque, de remplacer le mot Angleterre par le mot Allemagne. M. Ernest Lavisse, qui participe avec beaucoup d'ardeur à la "bochophobie" journalistique courante, écrivait - peut-être s'en souvient-il ? - : "L'Angleterre a fatigué le monde par la façon dont elle se moque de lui… Au début du conflit avec le Transvaal, elle donnait à entendre qu'il ne ferait pas bon lui proposer un arbitrage… La prétention récente de l'Allemagne à vendre ses produits made in Germany lui semble une indiscrétion et une inconvenance." (Revue de Paris , 1er janvier 1900).
Alors, M. Lavisse croyait qu'un Français peut se rencontrer avec un empereur d'Allemagne, qu'il peut lui adresser des lettres ouvertes; il envisageait sans horreur l'hypothèse d'un rapprochement franco-allemand. On accablait l'Angleterre sans mesure. Il n'y avait plus de littérature anglaise, encore moins d'art anglais. Il n'était plus jusqu'au physique des Anglaises où on ne vit une raison de détester la perfide Albion.
Cette caricature de l'Angleterre, elle trouve son pendant aujourd'hui, en sens inverse. En vain les grands journaux anglais écrivent que l'Angleterre serait intervenue en tout état de cause; qu'elle n'est pas intervenue parce que l'Allemagne a violé la neutralité belge mais parce que c'est pour elle un intérêt vital que l'Allemagne n'exerce pas une hégémonie en Europe. Le Times le dit; le Morning Post le dit; Bernard Shaw le démontre de façon décisive. Nous en sommes toujours, en France, à voir la guerre comme un mélodrame où l'Angleterre serait le personnage sympathique et auquel il faudrait le dénouement traditionnel, comme le demande le ministre d'Etat Vandervelde.
S'il est permis de marquer une préférence pour une manière de vivre et une forme de civilisation sans cesser pour cela de comprendre et d'aimer les autres, j'étais et je demeure anglophile. Mais l'Angleterre sans soldats, l'Angleterre de la liberté individuelle, l'Angleterre accueillante aux proscrits, elle est en train de mourir, et ce ne seront pas les Allemands qui l'auront tuée mais ses propres impérialistes. Un de mes amis, que les changements dont il est témoin alarment, m'écrivait: " Pauvre vieille Angleterre, nous ne la reverrons plus !" Ce n'est pas cette Angleterre-là qui mène la guerre. Ce sont les impérialistes, c'est leur guerre, et ils en attendent toutes sortes d'avantages: à l'extérieur, défaite économique de l'Allemagne; à l'intérieur, établissement de la conscription qui permettra de conjurer, à la manière de Briand, les menaces de grandes grèves, plus redoutables encore que celles de 1911-1912.
On s'est souvenu récemment que c'est la V.O. qui a publié les articles de M. Andler. Pourquoi les avions-nous tiré de l'Action Nationale , où ils étaient passés inaperçus ? Parce qu'ils posaient la question du socialisme impérialiste et cette question si grave, nous voulions qu'on la discute publiquement.
Nous n'avions pas d'illusion, pour notre part, sur le révolutionnarisme du socialisme allemand, considéré dans son expression officielle et parlementaire.
Le mouvement ouvrier, en particulier, par son nombre, par ses ressources, par l'étendue de son organisation, prenait peu à peu la place du trade-unionisme d'outre-Manche et acquérait une sorte d'hégémonie. Il était plus intimement mêlé à la vie internationale, envoyant volontiers des subsides, donnant son aide pour des grèves. Pour tout ce qui était la partie matérielle de sa tâche, il n'y avait rien à lui reprocher. Mais il n'en était pas de même pour la partie morale. Nous ne pûmes jamais le décider à aborder la véritable action internationale, tant pour le temps de paix que pour le temps de guerre, à préparer les mobilisations ouvrières nécessaires. Du côté des trade-unions, nous nous heurtions jadis à l'insularité britannique qui n'avait qu'à peine le sens international et s'en tenait à un vague pacifisme voisin du pacifisme bourgeois. Du côté du mouvement syndical allemand, nous nous heurtions maintenant à une espèce d'impérialisme informulé mais dangereux. Aussi ne perdions-nous aucune occasion de le dénoncer, d'en montrer les périls.
Où étaient alors ceux qui rendent l'unanimité des travailleurs allemands responsables de la trahison de quelques-uns de leurs chefs et refusent de les connaître aussi longtemps que durera la guerre ? Ils étaient avec eux, contre nous. Jamais, dans les Conférences internationales, nous n'avons trouvé le moindre appui: grandes nations comme petites nations étaient systématiquement avec l'Allemagne, contre nous. Et ceux de nos socialistes qui, à tout propos, voulaient nous faire nous prosterner devant les Allemands, qui voulaient nous conduire devant eux pour nous faire donner des leçons, qui rabaissaient sans cesse la valeur et la force de notre syndicalisme, comment reconnaissent-ils leur erreur ? D'une étrange façon: en imitant ces hommes qu'ils admiraient et ne veulent plus connaître. L'un d'eux fait, de Suisse, du nationalisme alsacien-lorrain dans l'Humanité . Un autre déclarait, il y a quelques mois, qu'il lui serait impossible de se rencontrer, en ce moment, avec un socialiste allemand, "même avec Liebknecht ". Voilà l'aide qu'ils apportent à cette vaillante minorité qui, malgré la prison, les persécutions gouvernementales, poursuit si courageusement sa campagne contre la guerre. Ils sont pour elle des adversaires aussi dangereux que le sont leurs Sudekum et leurs Heine.
Ne sont-ils pas d'ailleurs eux-mêmes la contre-partie des Sudekum et des Heine ? Comme eux, ils se sont mis à la disposition de leur gouvernement pour toutes les besognes que celui-ci leur a confiées. Pour se justifier, ils répètent que socialistes allemands et français ne sont pas sur le même plan. S'ils est vrai que les socialistes allemands étaient et sont tenus plus que tous les autres par le rôle prépondérant qu'ils jouaient dans le mouvement international, par la situation militaire favorable de l'Allemagne, qui n'a pas d'"ennemis" sur son territoire, par les convoitises de leurs pangermanistes, leur faillite ne saurait être une excuse à notre faillite.
L'Union sacrée, qui est la négation du socialisme, est plus solide en France qu'en tout autre pays. Ce sont nos socialistes qui la cimentent; chaque fois qu'ils sont trop vivement attaqués par les nationalistes, ils se plaignent et l'invoquent.
Or, sous prétexte d'Union sacrée, que voyons-nous ? Le chrétien a t-il cessé d'adorer son Dieu, le royaliste son roi, le bourgeois son dividende ? Non. Les uns et les autres sont au contraire très actifs et parfois plus qu'actifs. Mais la classe ouvrière, elle, est paralysée, ses organisations n'ont plus de vie, ses journaux la servent mal quand ils ne l'abandonnent pas complètement. Elle est livrée à l'exploitation capitaliste. Ce sera demain une stupeur de constater que ceux qui étaient considérés comme les représentants les plus qualifiés de la classe ouvrière aient pu signer pareil pacte, par lequel le présent est sacrifié et l'avenir même compromis.
Croit-on qu'on pourra, du jour au lendemain, revenir à l'ancienne attitude ? Le simplisme guesdiste le dit et, sans doute, le croit. Mais le voudraient-on sincèrement que cela ne serait pas possible.
Il y a des écrits et des paroles qui engagent. On tentera de mettre debout un socialisme national, un corporatisme national: le personnel existe déjà pour cette entreprise. Nous assisterons à un spectacle semblable à celui qu'on vit lors de l'entrée de Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau. Nous verrons à l'œuvre la corruption gouvernementale. Nous la verrons faire le siège des organisations ouvrières. Nous le voyons déjà.
Dans l'état du désarroi qu'engendre toute grande œuvre, surtout quand les chefs socialistes et ouvriers passent au gouvernement, il y a une période durant laquelle on ne peut songer qu'à sauver et conserver ce qui existe. La tâche qui est alors devant les révolutionnaires, c'est, pour eux aussi, de tenir. C'est ce qu'on fait les socialistes italiens. C'est ce qu'ont fait, dès le premier jour et n'ont cessé de faire depuis, nous camarades de l'"Independent Labour Party ". Si nous avions eu une attitude à la leur, le gouvernement aurait senti qu'il subsistait une grande force hostile à sa politique, un grand mouvement qu'il pouvait momentanément paralyser mais non détruire, et cela aurait été pour lui un rappel salutaire.
Il est hors de doute, à présent, qu'au début de cette année, le président Wilson a tenté d'amener les belligérants à traiter. Nous en avons toutes les attestations officielles désirables. Il s'était établi alors une espèce d'équilibre des forces antagonistes. Les Allemands occupaient le Nord de la France et la Belgique, mais ils avaient perdu leurs colonies et la Galicie était occupée en partie par les Russes. On pouvait facilement traiter sur la base du statu quo avant la guerre. C'était une solution excellente pour les peuples, car elle montrait que la guerre ne peut que détruire, mais détestable pour les gouvernements. Nous saurons un jour - nous l'entrevoyons déjà - qui a été intransigeant: sa responsabilité devant le monde sera lourde. Si, à ce moment-là, des forces d'opposition avaient exercé une pression suffisante, elles auraient contraint les belligérants à traiter. Que de vies eussent été épargnées! Mais les intrépides guerriers de l'arrière ne voulurent pas d'une pareille solution. Il leur fallait encore des morts parce que ce qu'ils veulent, c'est imposer leurs conditions de paix.
Et la guerre a continué. Et la France a continué de vivre dans les ténèbres, grâce à l'odieux régime que le gouvernement de M. Viviani lui a imposé durant quinze mois. Il n'y a plus qu'un seul journal, fait avec l'information spéciale que fournit le gouvernement. Quiconque s'en écarte est supprimé. S'il y a de lourdes pertes, c'est en Allemagne. S'il y a lassitude, c'est en Allemagne. Si on aspire à la paix, c'est en Allemagne. Si la vie est chère, c'est en Allemagne. S'il y a de l'arbitraire gouvernemental, c'est en Allemagne. S'il y a des socialistes impérialistes, c'est en Allemagne.
Ah! Nous pouvons nous moquer de la façon dont d'autres peuples sont informés! Jamais, dans aucun pays, pareil régime d'étouffement n'a sévi.
Et si nous dénonçons ce régime, si nous refusons de nous incliner devant l'espèce de dictature socialiste et syndicaliste qui prétend supprimer toute opposition, si nous nous désolidarisons de certaines attitudes et de certains actes, alors on nous accuse d'être des agents de désunion ouvrière, de briser les organisations déjà affaiblies.
Les pires ennemis des organisations ce sont ceux qui ont compromis le syndicalisme, qui en ont piétiné les principes, qui ont fait du syndicalisme "un parti comme les autres". Où en serions-nous, en France si la Fédération des Métaux n'avait tenu bon dans la tourmente ? Ce n'est pas autour des organismes et des individus qui ont failli que se groupent aujourd'hui, que se grouperont demain, les masses ouvrières.
En Angleterre, l'"Independent Labour Party", contre lequel les nationalistes sont déchaînés, que le gouvernement persécute, dont on entrave la propagande, loin d'être affaibli, voit au contraire croître sa force. Son organe, le Labour Leader , a vu son tirage faire un bond en avant de 18.000 exemplaires depuis la guerre; il est passé de huit à douze pages, et non seulement son influence a grandi dans la masse ouvrière mais encore il a rallié autour de lui tous les libéraux anti-impérialistes restés fidèles à leurs idées.
En France, le socialisme et le syndicalisme ont abandonné la classe ouvrière dans le moment le plus grave, le plus douloureux. Le désarroi a été plus grand qu'en tout autre pays et, devant une telle trahison, on se laisse volontiers aller au découragement et au scepticisme. Mais il n'est pas vrai que nous ne puissions rien faire et les signes de réveil sont depuis quelque temps assez nombreux pour donner à tous confiance. La Conférence de Zimmerwald doit être le point de départ d'une action vigoureuse, socialiste et syndicaliste, pour la paix.
J'ai pensé pouvoir seconder cette action en apportant aussi souvent que possible des informations sur le mouvement ouvrier et socialiste international. On ne sait rien, en France, de ce qui se passe réellement à l'étranger. On ignore même ce qui se passe en France. Qui sait, par exemple, que Louise Saumoneau est en prison depuis le 2 octobre ?
Pour cela, il faut qu'on m'aide, moralement et matériellement. Moralement, en m'écrivant ; matériellement, en m'envoyant des souscriptions. Il ne saurait être question pour l'instant de fixer un prix d'abonnement, la périodicité de ces Lettres restant imprécise et la forme provisoire. Cependant, même avec ce format restreint, il me sera possible de dire beaucoup de choses que je crois utiles. Ce ne sera pas la matière qui manquera. Je pars aujourd'hui avec mes propres moyens, pour rompre notre long silence. Mais je n'ai besoin de dire que j'accueillerai avec joie le concours de tous ceux qui voudront bien m'aider. Avec l'aide qui me viendra en cours de route, il sera possible de forger l'instrument de notre propagande.
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