1923 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1923
Conclusion
Te réjouis-tu des Russes ? Bien
entendu, ils ne pourront se maintenir parmi ce sabbat infernal - non
pas à cause de la statistique qui témoigne du
développement économique arriéré de la
Russie ainsi que la calculé ton judicieux époux -
mais parce que la social-démocratie de cet Occident
supérieurement développé est composée de
poltrons abjects qui, en spectateurs paisibles, laisseront les Russes
perdre tout leur sang. Mais une pareille mort vaut mieux que de
rester en vie pour la patrie ; cest un
acte dune envergure historique mondiale dont les traces
resteront marquées à travers les siècles.
Jattends encore de grandes choses au cours des prochaines
années ; seulement jaimerais admirer lhistoire du
monde autrement quà travers la grille...
Rosa Luxemburg, Lettre à Louise Kautsky,
Breslau. Prison pénitentiaire,
24 novembre 1917.
Le triomphe du prolétariat au
lendemain de la guerre a été une possibilité
historique. Mais cette possibilité ne sest pas réalisée,
et la bourgeoisie a montré quelle sait profiter des
faiblesses de la classe ouvrière.
L. Trotsky,
Discours au 3° Congrès de
lInternationale communiste,
juillet 1921.
Mon intention était décrire le mot Fin sous la dernière ligne de mon récit. Javais rapporté assez de faits, de textes, de débats pour restituer lépoque que je métais proposé dévoquer, pour la dégager des légendes et des fausses interprétations, ou simplement la tirer de loubli. Quant à la conclusion, je pouvais laisser au lecteur le soin de la formuler tant il me paraissait évident quil serait désormais impossible de confondre la Révolution russe dans sa première phase avec ce quelle devint après la mort de Lénine, à mesure que Staline sachemina vers le pouvoir personnel absolu. Il ne sera peut-être pas inutile cependant dinsister sur certains points, de reprendre des problèmes que la Révolution eut à résoudre, et quun recul de trente années permet de mieux comprendre.
La manière dont, trop souvent, on écrit aujourdhui lhistoire de ces temps est telle quon en viendra peut-être à penser, en constatant dans mon ouvrage labsence de certains noms et la place prise par dautres, que jai moi aussi, pour les besoins de ma thèse, supprimé, falsifié, déformé. Je puis dire quil nen est rien ; je navais pas de thèse à défendre, seulement des faits et des textes à rapporter, à mettre en lumière. Si le nom de Staline napparaît pas dans mon récit, cest quon ne le trouve jamais mentionné dans les débats, cependant variés et portant sur tous les aspects du mouvement ouvrier, qui se déroulèrent durant ces quatre années ; pas plus quil ne figure dans le livre de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, parce que lauteur, témoin oculaire, ne vit pas Staline parmi les héros de ces journées mémorables. De 1920 à 1924, je nai entrevu Staline que furtivement, dans les circonstances que jai racontées, quand il complotait avec Zinoviev et Kaménev contre Trotsky et, une seconde fois, dans les couloirs du Kremlin, pendant le 5e Congrès de lInternationale communiste. On ne ly avait encore jamais vu, et on le remarqua dautant plus quil se montrait dans son vêtement militaire, bien que la guerre civile fût finie depuis quatre ans, et botté bien quon fût au mois de juillet. Il ne prit, dailleurs, aucune part aux débats ; il voulait simplement prendre un premier contact avec les délégués des sections de lInternationale, songeant sans doute déjà à sassurer parmi eux des clients.
Les événements importants qui se succèdent dans le monde depuis la première guerre mondiale à une allure toujours plus accélérée ont pour conséquence de disperser lattention quil faudrait accorder à chacun deux pour comprendre leur enchaînement et leur signification, et être ainsi à même den dégager la leçon. Jamais expériences nont été plus abondantes ni plus riches de sens ; mais jamais non plus la classe ouvrière nen a moins profité. Partie dune révolution socialiste, la transformation sociale qui devait conduire à la libération de lhomme, à une société sans classes, a sombré progressivement, en Russie, dans un régime totalitaire, tandis que, hors de Russie, se développaient, parallèlement, le fascisme et lhitlérisme : cest la question qui domine la vie de notre temps ; elle intéresse chacun de nous. Comment cela fut-il possible ?
Lhistoire des quatre années décisives fournit déjà la réponse. Et les deux brefs textes que jai transcrits en épigraphe éclairent et expliquent les développements de lentière période qui suivit la première guerre mondiale ; la mise en garde, que jai citée, de lanarchiste Malatesta y apporte confirmation et précision : Si nous laissons passer le moment favorable (pour faire la révolution) nous devrons ensuite payer par des larmes de sang la peur que nous faisons maintenant à la bourgeoisie. La bourgeoisie a eu peur jusquen 1920 ; mais le prolétariat dEurope laissait les Russes seuls ; elle reprit confiance et les conséquences furent le fascisme, lhitlérisme, le totalitarisme stalinien, la deuxième guerre mondiale. Lénine et Trotsky se sont trompés - mais quel prolétaire dOccident oserait leur en faire reproche ? - ils ne pouvaient concevoir que les ouvriers dOccident, plus particulièrement ceux dAllemagne, sortant dune boucherie dont ils voyaient désormais la tragique inutilité, manqueraient de laudace révolutionnaire nécessaire pour abattre un régime que les années de guerre avaient ébranlé dans ses fondements. Ils ne voyaient dans la Révolution russe que lavant-garde de la révolution allemande et européenne, et cétait pour eux une représentation si concrète quils se préparaient déjà pour les nouvelles tâches quil leur faudrait assumer. Le prolétariat russe, écrivait Lénine, doit tendre toutes ses forces pour venir en aide aux ouvriers allemands ; il faut créer pour la révolution allemande une réserve de blé. Mais en même temps, ils donnaient aux peuples un suprême avertissement - et ici ils ne se trompaient point : Communisme ou barbarie : si la classe ouvrière se montre incapable de répondre à lappel de la révolution, le monde retombera dans la barbarie. Sils ont surestimé la volonté révolutionnaire des travailleurs dOccident, ils ont vu juste en évoquant davance ce que seraient les conséquences de leur passivité.
Le jugement pessimiste de Rosa Luxemburg, formulé en termes sévères, a été confirmé par les faits. Les socialistes dOccident nont pas suivi paisiblement les âpres luttes que la Révolution russe devait livrer ; ils ont affirmé, en des démonstrations solennelles, leur solidarité avec le prolétariat russe, avec la Révolution dOctobre, acclamant les soviets ; ils interrompaient le travail dans les usines de munitions, arrêtaient les transports darmes destinées aux mercenaires de lEntente. Ce nétait pas assez, et en fin de compte ils restaient spectateurs, se refusant au risque de lacte révolutionnaire décisif. Pourquoi ? Sans doute la responsabilité en retombe-t-elle pour une large part sur les chefs syndicalistes et socialistes qui, pendant la guerre, sétaient liés à leur gouvernement, et, à la paix, offrirent leur aide à la bourgeoisie. Même en Italie, où la situation était particulièrement favorable, parti socialiste et syndicats ayant combattu la politique interventionniste du gouvernement, loccupation des usines en 1920 qui ne pouvait être logiquement que le prélude de la prise révolutionnaire du pouvoir par les travailleurs, finit platement sur un compromis démoralisant pour la classe ouvrière : la voie était libre pour Mussolini et ses bandes fascistes. En Allemagne, cétait la République de Weimar ; les chefs socialistes étaient ministres et parfois présidents du conseil ; ils allèrent, avec Noske, jusquau massacre des ouvriers révolutionnaires ; infatués et aveugles, au point de croire que le fascisme ne pouvait être quune invention italienne, et incapables dentrevoir quils pourraient un jour connaître pire avec Hitler.
Cependant quelle quait pu être alors la responsabilité des chefs, il faut aller plus loin dans la recherche des causes de la passivité, relative, des ouvriers. Si la poussée venant de la base avait été résolue, impétueuse, elle aurait bousculé et rejeté tous ceux qui auraient tenté de la briser et de lendiguer. Faut-il conclure que les ouvriers dOccident sont désormais incapables daller jusquà linsurrection révolutionnaire ? Une autre idée sur laquelle Lénine et Trotsky reviennent à plusieurs reprises, cest quil serait plus difficile de commencer la révolution en Occident quen Russie mais plus facile de la continuer. Cétait si évident que laccord là-dessus était général. Mais cela nous ramène à la même question : pourquoi ? Quelles sont ces difficultés plus grandes à surmonter au départ ? Peut-être leur cause principale réside-t-elle dans la longue pratique parlementaire, dans les habitudes dune démocratie plus ou moins réelle ? Dans le mouvement ouvrier dEurope davant 1914, le mot révolution était dun fréquent usage, mais à mesure que les partis socialistes accroissaient leurs effectifs, que leur représentation parlementaire devenait plus importante, il ne sagissait guère plus que dun mot rituel, sans un sens précis, dépourvu de lengagement quil impliquait, et lidée sinsinuait, à la longue simposait, que désormais une insurrection ne serait plus nécessaire pour semparer du pouvoir, quil serait possible de faire léconomie dune révolution semblable à celles du passé avec leurs misères et leurs sacrifices de vies humaines. Seuls les syndicalistes révolutionnaires, les anarchistes et quelques groupements socialistes échappaient à linfluence des endormeurs . Ce sont ceux qui répondirent les premiers à lappel de la Révolution dOctobre.
La République des soviets restait avec ses seules forces. Encore ne put-elle les employer à son gré. Aspirant ardemment à la paix, concentrant ses pensées sur lédification dune société nouvelle, elle se vit contrainte de les jeter presque toutes dans la guerre. Ceci nous conduit à un autre enseignement quon est trop enclin à ignorer : Une révolution ne se développe pas comme elle veut ; les privilégiés dépossédés lattaquent par tous les moyens, ouvertement et sournoisement ; ils appellent à laide les privilégiés de létranger. La révolution doit se défendre, tâche dautant plus épuisante quelle naît dans les ruines. Elle doit créer une force armée et un organisme pour la répression des menées contre-révolutionnaires : complots, attentats, sabotages. Mesures quencore une fois elle ne prend pas de son gré mais parce quelle y est contrainte : au début, dans lenthousiasme des premiers jours, elle est générosité et clémence ; elle libère sur parole des généraux dancien régime quelle retrouvera bientôt à la tête de forces contre-révolutionnaires. La Révolution de la bourgeoisie française avait suivi un processus identique, et quand le socialiste Renaudel reprochait aux bolchéviks leur dictature, cétait précisément lhistorien de cette Révolution, Albert Mathiez, qui lui rappelait que la Révolution de 1789 avait pris mêmes mesures de salut et avait eu recours à même dictature.
Mais non seulement la révolution doit sarmer, se battre au dedans et au dehors ; la guerre et la répression lui font courir dautres risques. Le dur régime de cette période, désigné sous le nom de communisme de guerre, comportait la réquisition des céréales - il faut nourrir la ville et les armées ; mais la réquisition est une mesure toujours impopulaire et décourageante. En se prolongeant après la fin de la guerre civile, ce régime devenait dangereux pour la République elle-même. Le soulèvement de Cronstadt fut en cela le plus tragique des réveils... Cependant la Révolution dOctobre navait pas encore épuisé sa sève, ainsi que les événements qui suivirent allaient le prouver. Loin de se complaire dans une répression entreprise à contre-coeur et de lexalter - comme on devait le voir plus tard après lassassinat de Kirov, par exemple - les militants bolchéviks étudièrent les causes du soulèvement avec la volonté de remédier aux erreurs qui lavaient provoqué par des mesures capables den empêcher le retour. Cest lensemble de ces mesures qui allaient constituer la Nouvelle Politique Economique (NEP). La réquisition était supprimée ; le rétablissement dun secteur privé donna de laisance au ravitaillement et facilita une reprise de lindustrie.
Dans cette même année, les dirigeants de lInternationale communiste opposèrent une résistance énergique aux sections, assez nombreuses, qui préconisaient une offensive générale de la classe ouvrière dans tous les pays, sans se soucier des conditions particulières, mais avec lappui de lInternationale communiste et de la Russie soviétique. Ils élaborèrent au contraire la tactique du front unique des travailleurs, destinée à permettre le rassemblement des ouvriers sur un programme de revendications communes. En novembre 1922, au 4e Congrès de lInternationale communiste, prenant pour la dernière fois la parole, Lénine procédait à un inventaire. La NEP avait dix-huit mois ; son application avait répondu à ce quil en attendait. Non que la situation ne présentât que des aspects favorables. Lénine nétait pas du genre des démagogues qui déclarent toujours que tout est pour le mieux et qui affirment quun insuccès évident est une victoire certaine ; dans lanalyse dune situation, il faisait systématiquement le tableau un peu plus sombre quil nétait en réalité. De même que le dernier article quil put écrire était une critique impitoyable des pratiques bureaucratiques qui avaient envahi lappareil dEtat soviétique, la conclusion de son dernier discours au congrès était une vigoureuse mise en garde contre une imitation servile des communistes russes.
Rien de semblable dès que Lénine disparaît. Les ouvriers russes et les délégués étrangers nentendront jamais plus de semblables paroles. Les congrès, dailleurs, ne seront plus convoqués que de loin en loin, on ny discutera plus, ce ne seront plus que des assemblées dapprobation unanime, de glorification du chef , personnage nouveau dans le monde communiste.
La période de transition, le passage du régime débile que les révolutionnaires nont fait quachever, à la société nouvelle quil faut bâtir est lépreuve la plus difficile. La guerre civile lallonge et laggrave ; les interventions étrangères favorisent le développement de pratiques et dhabitudes dangereuses pour la révolution. Les chefs risquent alors de perdre le contact avec les masses ; le parti au pouvoir perd le sens de la responsabilité que lui vaut sa situation de parti unique. Sil nexprime plus les aspirations et ignore les besoins des hommes qui lont accepté comme guide, on ne peut plus parler de dictature du prolétariat ; il ne sagit désormais que de la dictature dun parti, dun petit groupe dhommes, dune dictature qui devient insupportable à ceux-là mêmes qui doivent être les bâtisseurs de la société socialiste ; lexercice du pouvoir se manifeste alors avec toutes ses tares : pourquoi discuter avec un opposant quand il est facile de lemprisonner.
Lénine nest pas encore mort quune rupture éclate au sein de la direction du Parti communiste. Dun côté, les hommes qui veulent sefforcer de le continuer, maintenir sa politique de libre discussion au sein du parti, daudace révolutionnaire avec sa possibilité derreurs quon corrige ; de lautre, ceux qui prétendent quune telle politique, nest plus possible, quelle comporte trop de risques, disons quelle est trop difficile. Pour eux, on ne peut gouverner désormais quen sappuyant sur lappareil répressif et policier. Leur dictature sétablit même à lintérieur du parti, de son Comité central. Une opposition se forme qui refuse de les suivre dans ce quelle considère comme une trahison de la Révolution dOctobre ; elle est traquée et pourchassée. Staline se sert de Zinoviev et de Kaménev - avec lesquels il a constitué un triumvirat - pour éliminer Trotsky, puis de Boukharine pour se débarrasser de ses deux partenaires ; alors il est seul. Le stalinisme triomphant se hissera sur les cadavres des fidèles compagnons de Lénine.
Lénine a prévu son sort quand il écrivait, à propos du destin de Marx, quaprès leur mort on tente de convertir les chefs révolutionnaires en icônes inoffensives. Staline le présente à ladoration des foules, prétendant être son humble disciple quand il trahit lhomme et le révolutionnaire. Cependant des écrivains, des historiens, des socialistes ne manquent pas qui affirment que Staline continue Lénine, quen tous cas il y a entre eux filiation directe ; le stalinisme serait un développement logique et presque inévitable du léninisme . Cest, disent-ils, toujours le même régime du parti unique, de la dictature, de labsence de libertés démocratiques, et si lappareil de répression sappelle aujourdhui M.V.D. il avait nom Tchéka sous Lénine.
Partant dune boutade, de faits isolés, dinformations de seconde ou troisième main, ils ne voient la réalité quà travers les verres déformants dont ils ne peuvent se défaire quand il sagit de la Révolution dOctobre, heureux de montrer ainsi que le stalinisme est de même nature que le bolchévisme ; lodieux régime stalinien devient pour eux une sorte de justification retardée de leur politique. Leur manière décrire ou dinterpréter lhistoire était déjà celle de Taine. Quand il entreprit décrire lhistoire de la Révolution française, il ne lisait et nétudiait les textes quavec les lunettes du bourgeois français qui avait eu peur pendant la Commune et tremblait encore bien quelle eût été vaincue. On ne peut écrire lhistoire dune révolution quà condition de sympathiser avec elle ; sinon on peut rassembler beaucoup de faits et ignorer sa signification. Si on traitait de la sorte lhistoire de la Commune, il nen resterait pas grand-chose pour les socialistes ; rien que de vains bavardages quand il faudrait agir, dictateurs jouant aux Jacobins, prise et fusillade dotages. Pourtant les travailleurs ne sy trompent pas ; ils savent que, malgré ses fautes et ses faiblesses, la Commune reste une grande date du mouvement ouvrier. Et les révolutionnaires de tous les pays qui répondirent à lappel de la Révolution dOctobre auraient été bien stupides ou bien aveugles sils avaient été capables de prendre pour une révolution socialiste ce qui naurait été en réalité quun embryon de régime totalitaire, de dictature personnelle.
Une mesure salutaire à condition dêtre éphémère devient funeste en durant ; la centralisation de toutes les forces de la révolution nécessaire pour une défense victorieuse étouffe ces mêmes forces si elle nest que moyen commode de gouvernement. Le soleil peut mûrir ou brûler les récoltes, et cest la même eau qui féconde la terre ou la détruit. Il est bien facile de se prononcer contre toute dictature, de revendiquer le plein exercice des libertés, mais pour un révolutionnaire cest se payer de mots et esquiver le vrai problème quil est plus aisé descamoter que de résoudre. Ce problème, lanarchiste italien Berneri la posé en termes excellents. Il était en Espagne au début de la guerre civile ; certaines conséquences de l union sacrée de toutes les forces anti-fascistes contre Franco lalarmaient, et il constatait avec peine un certain fléchissement de la C.N.T. - la puissante Confédération du Travail anarcho-syndicaliste. Il écrivit alors : Il faut concilier les nécessités de la guerre, la volonté de la révolution et les aspirations de lanarchisme. Voilà le vrai problème. Il faut que ce problème soit résolu.
La conception du rôle de lEtat est dune importance capitale ; Lénine écrivit un livre pour le montrer : socialisme et Etat se développent parallèlement mais en sens contraire ; la montée de lun coïncide avec le déclin de lautre ; et la mort de lEtat marque lavènement du socialisme. Staline, ici, a renié son maître si totalement et si ouvertement quil a bien fallu le reconnaître ; son Etat est un monstre domnipotence et cest par lui que le socialisme serait réalisé.
Le procès des socialistes-révolutionnaires a lieu en 1921 quand la guerre civile est à peine achevée. Les inculpés sont des adversaires déclarés du régime ; ils sont en guerre ouverte contre lui depuis la dissolution de la Constituante, préparent des attentats. Ils sont jugés publiquement ; ils ont comme défenseurs des chefs socialistes de Belgique, de France et dAllemagne ; ils revendiquent fièrement leurs actes ; cest un procès comme on a coutume den voir dans toutes les révolutions, mais rien de comparable à ces procès de Moscou de 1936-37 lorsque Staline amène de vieux révolutionnaires à saccuser, eux, de crimes quils nont pas commis : scènes écurantes, humiliantes pour la raison, qui nont eu danalogue dans aucune révolution.
Lénine a tenu à présenter lui-même la traduction russe du livre de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde. Après lavoir lu avec le plus grand intérêt et une attention soutenue , il en recommande sans réserve la lecture aux travailleurs de tous les pays ; il voudrait quil fût publié en millions dexemplaires et traduit dans toutes les langues. Cest un exposé fidèle et vivant des événements significatifs pour la compréhension de ce que sont réellement la Révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat. Staline nest pas de cet avis ; le livre de John Reed a été mis par lui à lindex et cest un crime de le lire. Un internationalisme sans cesse affirmé fait place à un nationalisme borné, à un chauvinisme abject, occasionnellement à une résurrection du panslavisme. Et de Tchitchérine à Vychinsky il ny a ni ressemblance ni filiation.
La division de la Révolution en deux phases, la seconde sécartant constamment de la première pour en devenir labsolue négation nest ni arbitraire ni tendancieuse ; elle correspond à la réalité. Mais va-t-on en conclure, ou me prêter la pensée, que la politique soviétique fut jusquen 1923 exempte derreurs, de fautes, quil ny a là quà approuver et à admirer ? Lénine, le premier eût éclaté de rire si une telle assertion avait été émise devant lui.
Beaucoup dautres questions pourraient être évoquées ici, entre autres la place et le rôle des hommes dans une révolution ; en fait tous les problèmes qui se rattachent à la révolution ; et, dun point de vue plus général, tous ceux que doivent résoudre les hommes daujourdhui sils veulent briser le cycle infernal des guerres mondiales, sils veulent se garantir contre une rechute dans la barbarie dont il ny a déjà que trop de signes. La Révolution dOctobre a été une tentative dans ce sens ; son ambition était den finir avec la division de la société en classes, source de conflits et dâpres batailles. Elle prendra sa place dans la succession des insurrections et des révolutions ouvrières du siècle dernier, nouvelle Commune couvrant tout un pays et dont le rayonnement sétendit sur le monde, sur lEurope et sur lAmérique, entraînant les populations asservies des pays économiquement arriérés aussi bien que les ouvriers des grandes usines capitalistes. Les révolutionnaires russes connaissaient bien lhistoire de ces mouvements ; ils lavaient fouillée avec passion pour profiter de leurs leçons, de leurs victoires et de leurs défaites. Ils ont écrit à leur tour un chapitre de cette histoire que nous devons étudier pour lui-même et à la lumière de lévolution des autres mouvements ouvriers, plus particulièrement de la guerre civile espagnole où, tout au contraire de ce qui se passa en Russie, les antifascistes combattirent en ordre dispersé mais sous un gouvernement dans lequel des anarchistes voisinaient avec des agents staliniens.
Il nest pas toujours aisé de discerner le moment où une révolution devient contre-révolution. Ses adversaires procèdent ordinairement par amputations successives, suppressions dhommes et dinstitutions qui, après un certain temps seulement ont achevé pleinement leur uvre de destruction. Dans la France napoléonienne, le mot République apparaissait encore, et Napoléon ne put sen défaire définitivement quen 1808, par un décret stipulant que les monnaies qui seront fabriquées à compter du 1er janvier 1809 porteront pour légende, sur le revers de la pièce, les mots Empire français au lieu de ceux de République française . Lattentat royaliste de la rue Saint-Nicaise lui avait servi de prétexte pour déporter les républicains qui le gênaient dans sa marche à lempire. Staline, qui se hissa au pouvoir par des voies différentes, na pas encore pu se débarrasser du vocabulaire de la Révolution ; il lui suffit de le défigurer.
Le stalinisme, pour se maintenir, pour garder son influence sur la classe ouvrière, a besoin dapparaître comme le continuateur, le mainteneur de la révolution socialiste, comme lincarnation de la Révolution russe. Cest un mensonge ; il nest ni lun ni lautre. Pourquoi lui permettre de se réclamer dune Révolution quil a trahie ? Identifier son Etat totalitaire à la Révolution dOctobre cest le servir, cest apporter de leau au moulin de sa propagande ; car son empire néclatera que lorsque le masque socialiste dont il saffuble lui aura été arraché, et que les ouvriers, le voyant tel quil est, dans sa nudité totalitaire, cesseront de lui donner leur appui.
Jaurai réalisé mon dessein si jai réussi à ramener lattention sur une époque oubliée, et si ma contribution à son étude aide à la mieux comprendre.