1920-23 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
Préface d'Albert Camus
Cest un des paradoxes de ce temps sans mémoire quil me faille aujourdhui présenter Alfred Rosmer alors que le contraire serait plus décent. À cet égard, il suffira peut-être de dire que Rosmer, avec quelques autres qui refusèrent en 1914 la palinodie de la 2e Internationale, est un des rares militants qui, en quarante années de lutte, aient conservé le respect et lamitié de tous ceux qui savent combien rapidement seffondrent les convictions les plus fermes sous la pression des événements. Syndicaliste avant la première guerre mondiale, révolté en 1914 par le reniement des chefs ouvriers de lOccident, rallié à la révolution de 17, puis opposant à la réaction stalinienne et dévoué désormais à la longue et difficile renaissance du syndicalisme, Rosmer, dans des temps tortueux, a suivi une voie droite, à égale distance du désespoir qui finit par vouloir sa propre servitude et du découragement qui tolère la servitude dautrui. Cest ainsi quil na rien renié de ce quil a toujours cru. On sen apercevra en lisant A MOSCOU, AU TEMPS DE LENINE.
Je dirai simplement : jétais là, cétait ainsi . Voilà le ton de ce témoignage qui risque de décevoir les amateurs de feuilletons historiques. Où était Rosmer ? En Russie, et principalement à Moscou et à Léningrad, après la révolution doctobre et avant la mort de Lénine. Temps superbes où le monde semblait recommencer, lhistoire commencer enfin sur les ruines dun empire ! Même des hommes qui, à un autre bout du monde, souffraient toujours doppression, se crurent alors libérés et pensèrent toucher à ce que Liebnecht appelait les portes du ciel. Mais Rosmer témoigne de ce temps à sa manière, au jour le jour, sans aucun romantisme. Les révolutions se font aussi à coups de réunions, dans lingrat labeur des comités et des congrès. Rosmer assistait à quelques-uns de ces congrès historiques dont il parle ici comme sil sagissait de ces tranquilles assises où les techniciens dune profession mettent en commun leurs connaissances. Une brochure paraît qui fait du bruit, pendant quil est à Moscou, et il la résume en indiquant seulement quil sagit de la Maladie infantile du communisme et que cette brochure de Lénine contient les germes dune autre maladie qui, sous le nom de tactique, ou de manuvre, fera ses ravages chez les militants moins armés que Lénine. De même les assises dont il rend compte comme dun événement quotidien sont celles du 3e congrès de lInternationale où Lénine, annonçant la N.E.P., déclare que le capitalisme dEtat est lantichambre du socialisme, et renverse peut-être par là le cours de lhistoire révolutionnaire, et de notre histoire. La guerre civile, la lutte de la révolution russe contre sa propre solitude, Cronstadt, le procès des socialistes-révolutionnaires, la mort de Lénine, et les testaments accusateurs quil laisse derrière lui, sont les prodigieux événements que Rosmer relate ici sur le ton du rapport avant de conclure par une condamnation, mesurée de ton mais définitive, de la dictature stalinienne. Pas une seule fois, le témoin nélève la voix. Mais, peut-être, si ses convictions ont survécu à tant de déceptions, cest quelles avaient cette tranquille constance qui na pas besoin de cris pour affirmer sa force. Lhomme qui adhéra sans réserves à la grande expérience dont il parle dans ce livre, qui sut aussi reconnaître sa perversion, na jamais pris prétexte de léchec pour condamner lentreprise elle-même.
Le difficile en effet est dassister aux égarements dune révolution sans perdre sa foi dans la nécessité de celle-ci. Ce problème est justement le nôtre ; cest par là que le livre de Rosmer est actuel. Il traite directement dun phénomène historique, la naissance et la dégénérescence des révolutions, qui est au centre de nos réflexions. Ne sommes-nous pas en même temps fils dune révolution décrépite et témoins dune révolution sclérosée en dictature militaire et policière ? Mais, justement, pour bien réfléchir à ce problème, il ne faut pas être de ceux qui insultent la révolution elle-même et qui se hâtent de voir dans toute naissance un avortement. Pour tirer de la décadence des révolutions les leçons nécessaires, il faut en souffrir, non sen réjouir. Rosmer parle ici de la naissance dune révolution et lamour actif quil parvient à nous faire partager, trente-six ans après lévénement, donne la mesure exacte du déchirement que supposent les dernières pages de son livre. Comment pourrait-il se réjouir de cet avortement ? Sil le dénonce, cest moins pour ce quil est que pour ce quil empêche. On ne comprendra rien à ce quon appelle pompeusement le drame de la gauche européenne tant quon napercevra pas clairement quune certaine classe dhommes ne soppose pas au régime stalinien parce quil hérite dune révolution où la propriété bourgeoise a été détruite, mais au contraire parce quil renforce, par ses folies, la société bourgeoise. Le jour où la libération du travailleur saccompagne de beaux procès au cours desquels une femme présente à la barre ses enfants pour accabler leur père et appeler sur lui le châtiment suprême, ce jour-là, légoïsme et la lâcheté des classes marchandes risquent dêtre oubliés et la société de largent ne se maintient plus par ses vertus disparues, mais par les vices spectaculaires de la société révolutionnaire.
Et pourtant, cest ici, malgré lampleur de la déception, que se trouve un principe de renaissance. À mon sens, ce nest ni Kravchenko, bénéficiaire du régime stalinien, ni les ministres français, responsables dune politique qui ensanglante la Tunisie, qui peuvent critiquer la dictature de Staline, mais Rosmer et ceux-là seulement qui lui ressemblent. La seule question quon puisse poser à la révolution, la révolte seule est fondée à la poser, comme la révolution est seule fondée à interroger la révolte. Lune est la limite de lautre. Il était juste que Lénine donnât des leçons de réalisme aux terroristes solitaires. Mais il est indispensable que lexemple des révoltés de 1905 soit sans cesse offert, par ceux qui leur restent fidèles, à la révolution du 20e siècle et à son terrorisme dEtat, non pour la nier mais pour la rendre à nouveau, et contre elle-même, révolutionnaire. Cest ainsi que la plus grande déception de ce temps a chance, pour être douloureuse, de nêtre pas stérile.
On le voit assez par lexemple de Rosmer et de son livre. Des hommes comme lui ont su résister à leffondrement de leur espoir et y résister deux fois, dabord en refusant de sabandonner, comme tant de révolutionnaires, au confort de la servitude dite provisoire, ensuite en refusant de désespérer de la force de révolte et de libération qui est à luvre en chacun de nous. Mais on voit, en somme, que sils nont cédé à aucun de ces entraînements, cest que pour eux, formés dans la lutte prolétarienne, toujours au contact de la misère ouvrière, la révolution na jamais été ce quelle est pour tant de nihilistes, cest-à-dire un but qui justifie tout et lui-même. Elle na été quun moyen, un chemin probablement nécessaire vers cette terre où vivre et mourir ne seront pas une double humiliation. Seuls ceux qui voient la Révolution comme un bien pur, mythique, un absolu de revanche, la transfiguration de leur maux et le sommeil de leurs scrupules, sont rejetés par léchec dans un désespoir qui mène à tous les reniements. Ceux-là, découragés par Thermidor, acclament Bonaparte couronné ou rejettent lhéritage de 89 et, dans les deux cas, enterrent la liberté. Mais ceux pour qui la révolution nest quun moyen savent quelle nest pas ce bien pur qui ne peut être ni trahi ni jugé. Elle peut être trahie, et il faut le savoir, car elle tient aux hommes par ce quils ont de plus grand et de plus bas. Elle peut être jugée, car elle nest pas la valeur la plus haute et si elle en vient à humilier ce qui dans lhomme est au-dessus delle, elle doit être condamnée dans le temps où elle humilie. Cest le double mouvement, exemplaire à mon sens, quon trouvera dans ce livre où, du malheur de ce siècle, Rosmer a tiré la double décision dexalter ce qui est apparemment mort, et de dénoncer ce qui survit.
Peut-être est-ce pour cela, et je finirai sur ce point, que jai mauvaise conscience les rares fois où je ne suis pas daccord avec Rosmer - quand, par exemple, à force dadhérer à lépoque dont il parle, il en justifie tout, et Cronstadt même. Mon premier mouvement est de trouver alors quil sous-estime le retentissement énorme queut la dissolution, par les bolcheviks, de lAssemblée Constituante. Quelles que furent les justifications de cette mesure, elle a été le signe visible que larbitraire, légitimé jusque là parce quil sexerçait contre les anciens oppresseurs, pouvait se retourner aussi contre les révolutionnaires. Mais mon deuxième mouvement, lisant Rosmer qui insiste sur les dangers courus par la jeune révolution, est dhésiter. Quand on lit de pareils témoignages, quand on voit de quelles luttes et de quels sacrifices certaines vies furent remplies, on peut se demander au nom de quoi ceux qui, comme nous, nont pas eu la chance, et la douleur, de vivre au temps de lespoir, prétendraient sur ce point à autre chose quà écouter et comprendre. Lexpérience historique qui fut la nôtre est peut-être trop étrange, trop particulière, pour être généralisée. La guerre, et la résistance, ne nous ont rien appris que sur elles-mêmes, et peut-être sur nous. Elles ont suffi certainement à nous faire mesurer que labjection totalitaire était le pire des maux, et à nous donner la décision irréductible de la combattre partout où elle se trouve. Mais pour tout le reste, nous marchons dans les ténèbres. Il faut marcher sans doute et trouver nos raisons nous-mêmes, chaque fois que nous ne pouvons faire autrement. Qui niera cependant que nous devions sans cesse confronter ces raisons à lexpérience des autres et quà cet égard nous ayons besoin de guides et de témoins que nous ne puissions récuser ? Pour ma part, et cest le sens de cette préface, parmi tant de guides qui soffrent généreusement, je préfère choisir ceux qui, comme Rosmer justement, ne songent pas à soffrir, qui ne volent pas au secours du succès, et qui, refusant à la fois le déshonneur et la désertion, ont préservé pendant des années, dans la lutte de tous les jours, la chance fragile dune renaissance. Oui, nos camarades de combat, nos aînés sont ceux-là dont on se rit parce quils nont pas la force et sont apparemment seuls. Mais ils ne le sont pas. La servitude seule est solitaire, même lorsquelle se couvre de mille bouches pour applaudir la force. Ce que ceux-là au contraire ont maintenu, nous en vivons encore aujourdhui. Sils ne lavaient pas maintenu, nous ne vivrions de rien.
Albert Camus.