1924 |
Source : "Cahiers du bolchevisme" (organe théorique du PCF) n°7, 2 janvier 1925 (pages 494-503). |
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Parlant à Bakou, il y a quelque temps, A. Purcell , chef de la délégation des Trade-Unions britanniques en Russie, déclara que, de retour en Angleterre, la délégation organiserait un mouvement de non-intervention dans les affaires égyptiennes, pour empêcher l'impérialisme britannique d'étouffer l'Egypte faible et sans défense.
Cette attitude, intéressant les militants prolétariens, est contraire au point de vue officiel du Labour Party sur cette question. Le Labour Party , en effet, veut soumettre le différend anglo-égyptien à la Société des Nations. Et il semble même qu'on ne tienne pas beaucoup à soutenir ce point de vue. En fait, à en juger par le tiède discours de M. Mac Donald , l'amendement travailliste au discours du Trône exprimera simplement "un regret sur la façon dont le gouvernement de Sa Majesté traite le problème égyptien ".
Le pacte de 1922 est devenu un chiffon de papier et la mainmise sur le Soudan est un fait accompli. Le cabinet Balwin entend bien ne pas relever la suggestion de l'arbitrage de la S.D.N. En ce cas, le libellé de l'amendement travailliste importe peu. Le Labour Party ne peut officiellement se montrer exigeant, car le refus péremptoire de M. Mac Donald de soumettre le différend à la S.D.N. comme le proposait Zaghloul Pacha est trop récent pour être oublié. Sachant sa complicité dans l'agression impérialiste de la vallée du Nil, l'opposition ne peut exprimer les sentiments de la classe ouvrière, comme l'a fait Purcell.
Si, dans le débat qui aura lieu la semaine prochaine, M. Mac Donald critique si peu que ce soit la politique égyptienne du gouvernement actuel, il sera certainement mal à l'aise quand le chancelier de l'Echiquier lui répondra.
M. Chamberlain a déjà justifié son ultimatum en se servant de l'autorité de son prédécesseur. Si M. Mac Donald veut être moins "responsable" dans l'opposition qu'au banc du gouvernement, il ne serait pas difficile à son successeur tory de prouver que la politique actuelle de "fermeté" en Egypte suit la politique étrangère traditionnelle de l'Angleterre et c'est le gouvernement travailliste qui l'a inaugurée.
Quelle que soit l'attitude officielle du Labour Party , l'importance du problème égyptien est indéniable. Il ne peut être résolu, ni par un amendement au discours du Trône, ni par l'intervention de la S.D.N. En fait, ces deux alternatives sont entièrement à côté de la question.
Il ne reste donc plus qu'à intervenir dans les affaires de l'Egypte, ainsi que le suggère Purcell. La sincérité de l'I.L.P. , qui a protesté bien haut, et des chefs travailliste, qui ont montré une sainte indignation, sera mise à une rude épreuve si cette proposition d'action directe se trouve proposée.
On a voté des résolutions et on tient quelques meetings de protestation; mais rien n'a empêché le gouvernement d'agir comme il le voulait. L'Egypte gémit sous le talon de fer de l'impérialisme. Le semblant de gouvernement national, accordé de mauvaise grâce pour parer à la dangereuse crise révolutionnaire d'après-guerre, est balayé. Lord Allenby dicte la loi au Caire.
La Grande-Bretagne use de sa formidable puissance militaire contre un peuple faible et sans défense. Le gouvernement, qui avait à sa tête le "Père du peuple égyptien", est chassé parce qu'il a osé discuter certaines exigences atroces de l'impérialisme. L'Egypte est déclarée en état de siège. L'annexion du Soudan est complète.
Telle est, en résumé, la situation actuelle. La première période d'excitation étant passée, il est fort à craindre que la classe ouvrière anglaise ne tombe dans l'apathie et l'indifférence, si on ne lui montre pas la gravité du problème et si on ne fait pas un effort résolu pour mettre fin à cette aventure impérialiste.
Avant d'étudier l'aspect politique du problème, aux fins de déterminer si la classe ouvrière doit s'opposer effectivement à la politique d'oppression et d'expansion impérialiste, il est nécessaire d'étudier les conséquences morales de l'assassinat de Sir Lee Stack.
La presse capitaliste a exploité ce meurtre pour soulever une indignation superficielle. Le gouvernement s'en est fait un capital politique. Cette offensive avait pour but d'obtenir de la classe ouvrière son consentement à la politique de contrainte en Egypte. Le prolétariat britannique, par la bouche des chefs officiels du Labour Party , approuva presque complètement la politique tory en partageant l'indignation soulevée par l'assassinat du Sirdar. M. Mac Donald vanta la noblesse et l'abnégation de l'œuvre à laquelle sir Lee Stack avait sacrifié sa vie. M. Mac Donald, comme d'autres chefs du Labour Party , condamna ce qu'on a appelé un crime misérable et lâche. C'est ainsi qu'ils soutiennent moralement les mesures qui furent prises sous le prétexte de venger l'assassinat d'un officier britannique.
Il est bien permis de douter de l'utilité et de l'efficacité de l'attentat politique. Mais encore est-il nécessaire d'étudier la situation qui a déterminé ce "crime", avant de crier à l'indignation. Si, selon la morale, le terrorisme, la violence et la contrainte doivent être condamnés et leurs auteurs punis, alors l'impérialisme britannique mérite entièrement cette condamnation et cette punition pour ses agissements en Irlande, aux Indes, en Egypte et en d'autres parties du monde. Ceux qui désirent sincèrement la disparition de ces crimes devraient examiner le problème à sa racine et en indiquer les remèdes radicaux. En condamnant si hautement ce crime lamentable, les chefs travaillistes enlèvent toute signification à leurs protestations contre les mesures prises solennellement pour venger l'assassinat.
Un conquérant, tout comme un voleur, expose sa vie à la vengeance, toujours aux aguets de ceux qu'il a volés et soumis. Sir Lee Stack, chef d'une armée étrangère occupant l'Egypte, était, militairement parlant, une proie légitime pour les nationalistes. On ne peut accepter le camouflage de la situation sous prétexte qu'il était le commandant en chef de l'armée égyptienne. Il est possible que les troupes qu'il commandait aient été en grande partie égyptiennes, mais il n'en est pas moins vrai qu'elles forment un engrenage de la machine militaire entretenue pour la défense de l'empire, c'est-à-dire pour maintenir le peuple égyptien sous le joug britannique. Sir Lee Stack n'était pas, en Egypte, comme fonctionnaire de la nation égyptienne, mais comme représentant d'une puissance qui, constamment, se moque de la soi-disant indépendance de cette nation. Comme gouverneur général du Soudan, il personnifiait l'opposition aux revendications égyptiennes de souveraineté. En définitif, il était en guerre et il est tombé victime de cette guerre. C'est une pure hypocrisie impérialiste que de faire un cas moral de cet incident. La responsabilité de l'assassinat de Sir Lee Stack ou de tout autre incident du même genre ne peut être rejetée sur le gouvernement égyptien, sous prétexte qu'il est impuissant à réfréner l'agitation révolutionnaire et à protéger la vie des citoyens étrangers. En dernière analyse, cette responsabilité incombe au système qui rend nécessaire la présence de représentants étrangers dans un pays saturé d'esprit de révolte. Le fait même que le gouvernement britannique s'est constamment refusé à évacuer un pays soi-disant "indépendant" prouve que Sir Lee Stack et ses collègues avaient pour mission de sauvegarder des intérêts impérialistes aux dépens des revendications nationalistes de l'Egypte. C'est le comble du cynisme que de tenir pour responsable de la vie et de la sécurité de ces spadassins de l'impérialisme, un gouvernement dont ils tournent en dérision l'autorité.
Tant que l'Egypte subira la dictature militaire de l'étranger, elle réclamera le droit à la révolte. Le droit du peuple égyptien à l'indépendance complète est indéniable. La reconnaissance du droit des peuples à déterminer librement la forme politique de leur pays exclut toute ingérence de l'extérieur, sous quelque prétexte que ce soit. Le pacte de 1922 ne mit fin au protectorat britannique que nominalement. Il ne pouvait enlever au peuple égyptien le droit historique de se soulever contre toute oppression étrangère ou nationale. Il serait superflu de démontrer que la Grande-Bretagne ne poursuivait pas un but moral, en conquérant l'Egypte et en y établissant son protectorat, en dépit de toutes les belles phrases sur la "responsabilité sacrée" qui incombe soi-disant à l'Angleterre de protéger les Egyptiens et d'assurer la sécurité des Soudanais, comme l'affirme l'historien impérialiste Seely.
Rappelons sommairement les faits historiques les plus importants.
Jusqu'à la seconde moitié du siècle dernier, les commerçants britanniques, de conserve avec leurs frères français et italiens, pénétrèrent dans la vallée du Nil. L'importance croissante des intérêts commerciaux aiguisa leurs appétits politiques. La dette du khédive Ismaïl Pacha envers les banquiers français et anglais atteignit la somme de deux milliards et demi de francs. Ismaïl étendit la suzeraineté turque sur le Nil jusqu'à l'Ethiopie. Il bâtit Khartoum et quelques autres villes. Les financiers européens alimentaient l'effort de "civilisation" de l'impérialisme turc.
Plus tard, ils pensèrent qu'il serait beaucoup plus rémunérateur d'éliminer l'intermédiaire turc et de faire progresser la "civilisation" sous le signe de la Croix plutôt que sous celui du Croissant. Les Shylocks chrétiens réclamèrent leur argent ou la livre de chair, sous forme d'hypothèque sur les revenus de l'Etat.
Ismaïl s'opposa à la capitulation financière qu'on essaya de lui imposer. Afin d'écarter cet obstacle à leurs visées politiques, la Commission de la dette franco-britannique fomenta une "révolte" contre la Turquie (on peut remarquer que, si le gouvernement de Zaghloul inspira le mouvement antibritannique au Soudan, dans un but politique, comme on l'en accuse, il n'a fait que suivre les leçons que lui a données l'impérialisme européen). Ismaïl fut déposé et Tewfik Pacha - instrument des créditeurs anglo-français - le remplaça; celui-ci accepta sans conditions les termes de la capitulation financière. L'histoire répète des faits déjà connus. Ces événements se reproduisent avec une identité remarquable dans les pays attardés, sous l'égide de l'impérialisme. Le drame représenté au Caire, il y a 50 ans, est donné en reprise aujourd'hui.
Sous la pression de la Commission de la dette, le nouveau khédive licencia un grand nombre d'officiers et de fonctionnaires, dont la loyauté à son égard et envers ses maîtres anglo-français était douteuse. Il y procéda sous prétexte d'économie. de lourdes taxes furent perçues sur les commerçants, afin d'élever les revenus hypothéqués par la Commission de la Dette. Le mécontentement suscité par le nouveau régime, obéissant ouvertement aux ordres des banques anglo-françaises, se développait dans tout le pays. Le Parti nationaliste égyptien s'organisa. Le premier manifeste du parti nationaliste, lancé en 1868, s'exprimait en ces termes :
"Le lion britannique est vorace. Mais il ne tue pas sa proie. Il la laisse vivre, pour savourer son sang goutte par goutte et sa chair morceau par morceau. Le traitement infligé à nos frères de l'Inde nous attend. La malheureuse Egypte est condamnée. Plutôt la mort qu'une telle existence. Levons-nous, nous, les serviteurs de Dieu ! L'Egypte aux Egyptiens !"
Ce n'est pas là la voix d'un peuple heureux, qui goûte les joies d'une "civilisation pacifique". C'était évidemment le cri désespéré de ceux qu'on mène au supplice.
Ces barbares n'ont pas vraiment le sens de la gratitude.
Aujourd'hui, les Egyptiens parlent toujours la même langue. 50 années de mise en coupe réglée n'ont pu faire apprécier les bienfaits de la civilisation.
Parmi les dons innombrables que la Grande-Bretagne a fait à l'Egypte, on compte l'abolition de l'esclavage. Le commun des citoyens britanniques est si fermement convaincu de la grandeur d'âme britannique, qu'il serait choqué de s'entendre dire que ce sont des mobiles intéressés qui ont déterminé l'abolition de l'esclavage.
Dans tous les livres d'histoire, on peut lire que l'Anglais Gordon a adopté l'Egypte pour patrie et lui a fait le sacrifice de sa vie. Il a précédé d'un demi-siècle Sir Lee Stack dans la mission de "civiliser" l'Egypte. L'exécuteur des hautes œuvres de Shylock, le khédive Tewfik pacha, remplaça les fonctionnaires égyptiens par des Anglais et des Français. Gordon était un de ces aventuriers cherchant fortune, avant-coureur de l'impérialisme. Sa carrière devint rapidement brillante. En 1874, il fut nommé gouverneur général du Soudan. A cetté poque, le commerce principal de ce pays était celui de l'ivoire, provenant des régions sauvages de l'Afrique centrale. Gordon voulut faire du commerce de l'ivoire un monopole d'Etat; pour arriver à ses fins, il lui fallait abolir l'esclavage, qui était en rapport étroit avec ce commerce. Les marchands italiens et français qui se trouvaient en concurrence avec les Anglais dans ce commerce, une fois l'esclavage aboli, furent privés de la main d'œuvre pratiquement gratuite des esclaves; d'autre part, le monopole faisait du Caire le centre commercial de l'ivoire qui, dans ces conditions, était accaparé par les Anglais. Mais il existait, en outre, un troisième motif, plus perfide encore. Il s'agissait de pousser à la révolte les propriétaires d'esclaves et les commerçants d'ivoire, au Soudan, pour permettre à la Grande-Bretagne d'intervenir. Ces prévisions infâmes de Gordon "le bien-aimé" se réalisèrent. Les Soudanais mécontents entrèrent en relations avec le parti nationaliste égyptien, dirigé par le colonel Arabi pacha. L'occasion, minutieusement préparée, se présentait. Les temps étaient révolus pour l'intervention militaire et l'occupation.
En 1881, la révolte nationaliste éclatait en Egypte. En même temps, le Soudan se soulevait sous la direction de Mahdi. Les flottes britanniques et françaises bombardèrent Alexandrie, en mai 1882. Une note commune présentée au khédive exigeait la démission du cabinet et l'exil du chef nationaliste Arabi. Mais les démonstrations du peuple obligèrent le khédive à nommer Arabi ministre de la défense. Les rebelles succombèrent sous le nombre; les troupes d'Arabi furent battues et lui-même fait prisonnier à Tel-el-Kebir.
Les soldats égyptiens se refusèrent à participer à l'expédition du Soudan, où tout le pays était soulevé. Gordon fut assiégé à Khartoum. Ainsi, les Egyptiens ne voulaient pas que les Anglais fissent la conquête du Soudan en leur nom. Gordon n'est pas tombé pour la cause égyptienne, mais en tentant de réprimer la révolte des Soudanais contre l'envahisseur britannique. Pas plus en Egypte qu'au Soudan, l'Angleterre n'a de droits, si ce n'est ceux qu'elle s'est assurée grâce à de méprisables intrigues et en usant d'habiles stratagèmes. C'est ce droit acquis par la force que le gouvernement "tory" [1] défend aujourd'hui et que défendait hier le cabinet Mac Donald. C'est ce litige parfaitement clair entre le vainqueur et le vaincu - entre l'exploiteur et l'exploité - que le gouvernement travailliste aimerait voir soumis à la S.D.N., alors que la Société, d'après sa constitution même (parti wilsonien), s'est engagée à ne pas envisager ces conséquences "internes" de l'impérialisme. Non seulement le gouvernement britannique a rejeté directement toute suggestion d'intervention de la S.D.N., mais encore la S.D.N. elle-même, en face de ce problème épineux, a renouvelé le geste de Ponce-Pilate. Une fois de plus, elle a démontré son "impuissance organique". Quelles sont maintenant les propositions du Labour Party ?
La prééminence que la Grande-Bretagne a acquise dans la vallée du Nil par tous les moyens, bons ou mauvais, elle ne l'a pas abandonnée en signant le pacte de 1922. Elle n'a pas cédé un iota de son autorité. "L'indépendance" accordée à l'Egypte était complètement insuffisante.
Cette forme camouflée d'impérialisme ne pouvait devenir légale qu'en s'assurant le concours de Zaghloul pacha, après avoir tenté sans succès de constituer différents gouvernements à tout faire.
Zaghloul et son parti n'acceptèrent "l'indépendance" que comme base de négociations ultérieures. S'ils n'avaient tenu pendantes les questions fondamentales de l'évacuation militaire et du Soudan, le peuple ne les aurait pas suivis dans ce compromis.
Mais une politique basée sur le pacte de 1922, créait une situation ambiguë, qui ne pouvait persister indéfiniment. La carrière politique de Zaghloul était déterminée par la façon dont il s'acquitterait de la tâche à lui confiée : réaliser l'indépendance complète de l'Egypte et ses revendications sur le Soudan, par un arrangement amical avec la Grande-Bretagne. Aucun gouvernement, en Egypte, ne pouvait contenir, d'une façon permanente, les forces de la révolution nationale, s'il n'avait obtenu satisfaction sur ces points. S'il existait en Egypte une personnalité capable de tenter cette tâche impossible, c'était bien Zaghloul, qui jouit d'une popularité énorme et d'une confiance illimitée. Si les déclarations de la bourgeoisie anglaise et du gouvernement travailliste sur le règlement amical du conflit anglo-égyptien n'avaient pas été hypocrites, le régime de Zaghloul se serait maintenu. Mais, poussé par une folie impérialiste insatiable, ce fut le gouvernement travailliste qui finalement rendit intenable la position de Zaghloul.
L'aile révolutionnaire du parti nationaliste n'avait cessé depuis Arabi de battre en brèche l'impérialisme britannique. Cette aile n'approuvait pas le compromis que Zaghloul avait signé avec la Grande-Bretagne. Mais la foi qu'elle plaçait en ce vieux chef, la confiance qu'elle avait en sa sincérité et son talent, l'incitait à laisser Zaghloul expérimenter sa politique de conciliation et de conquête graduelle du pouvoir. Il salua l'avènement du Labour Party , pensant que celui-ci fournirait les moyens de sortir d'une situation critique. Mais M. Mac Donald ne se laissa pas influencer par le souvenir d'une amitié personnelle avec le chef égyptien. Lord Curzon n'aurait pas fait mieux. Chamberlain a récolté ce qu'avait semé le gouvernement Mac Donald. Au banc de l'opposition, les chefs officiels du labour Party ne sont pas lavés du crime commis contre le peuple égyptien - crime dont la responsabilité leur incombe autant qu'au présent cabinet tory .
La rupture des pourparlers avec Mac Donald découvrit la faillite de la politique conciliatrice de Zaghloul. Si même un gouvernement travailliste, après s'être expressément déclaré partisan du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, après d'être déclaré partisan de la démocratie, rejette immédiatement toute proposition d'évacuer les forces militaires maintenues dans un pays présumé "indépendant", comme toute proposition d'en appeler à la S.D.N., comment peut-on poursuivre une politique de réconciliation ?
Le dilemme était nettement posé aux Egyptiens : ou se soumettre à une domination britannique éternelle, habilement masquée d'"indépendance", ou retourner à un état de guerre permanent, suspendu momentanément, pour permettre à la politique de Zaghloul de faire ses preuves.
C'est pure hypocrisie de la part des chefs du "Labour Party" de demander, en leur qualité de loyale opposition de Sa majesté, que le conflit anglo-égyptien soit soumis à la S.D.N., alors que sous leur cabinet ils refusaient de prendre semblable décision, et ainsi annihilèrent toute possibilité d'amélioration constitutionnelle.
Si l'attitude du "Labour Party " a été si hypocrite et ambiguë sur la question égyptienne, elle a été franchement impérialiste envers le Soudan. Aujourd'hui encore, les chefs du "Labour Party" ne sont pas décidés à s'opposer à l'annexion du Soudan. On prétend que le Soudan, ce n'est pas l'Egypte : les Egyptiens n'ont aucun droit sur ce pays. Mais les capitalistes anglais, ont-ils quelque chose de plus à faire là-bas que les Egyptiens ?
Si la conquête est la base du Droit, les Egyptiens, qui ont conquis le Soudan bien avant les Anglais, ont le bénéfice de la priorité.
Mais la question du Soudan repose sur une base toute différente. Un capital britannique considérable se trouve investi au Soudan; on pense que, éventuellement, il libérera l'industrie textile du Lancashire de la tutelle du coton américain. Le barrage de Mkouar sur le Nil bleu a coûté, à lui seul, 13.000.000 de livres [2] , souscrits à Londres, avec la garantie du gouvernement. La Grande-Bretagne est décidée à demeurer au Soudan pour défendre ces intérêts considérables. Tous les discours sur la protection des Soudanais contre une agression égyptienne, sur le chaos dont il faut les tirer, sur les bienfaits de la civilisation qu'on leur apporte, sont hypocrisie pure et simple.
Les intérêts expansionnistes du capital britannique exigeaient la pacification -terme spécieux pour asservissement - du Soudan, opérée en grande partie aux dépens de vies égyptiennes et d'argent égyptien, ostensiblement dans l'intérêt de l'Egypte. Gordon, Kitchener, Cromer et tant d'autres qui portèrent le drapeau de l'impérialisme britannique dans la vallée du Nil étaient censés conquérir le Soudan pour l'Egypte. Ainsi, dès le début, la souveraineté de l'Egypte sur le Soudan fut clairement reconnue. Mais on répudie cette reconnaissance académique lorsqu'elle heurte légèrement les droits monopolisés du capital britannique au Soudan.
On utilise adroitement cette question épineuse du coton, afin de faire paraître identiques les intérêts de la classe ouvrière anglaise et ceux de l'impérialisme. Prenant leur mot d'ordre chez les économistes impérialistes, les bureaucrates travaillistes, tels J.H. Thomas et J.R. Clynes, ont agité devant les ouvriers le spectre du désastre terrible qui atteindrait l'industrie britannique si les parties de l'empire qui fournissent à la métropole les matières brutes et les denrées alimentaires reprenaient leur liberté. Le prolétariat doit donc soutenir fermement l'expansion impérialiste et, en conséquence, la politique de contrainte militaire, telle qu'elle s'exerce dans la vallée du Nil. Ainsi, le gouvernement travailliste a traité avec "fermeté" la question égyptienne, non pas parce qu'il était un gouvernement minoritaire, mais parce que les chefs du Labour Party étaient convaincus de la nécessité de maintenir une domination impérialiste en Egypte et au Soudan.
La sécurité économique normale du prolétariat britannique ne dépend pas, comme M. Clynes le prétendait, du maintien et de l'expansion de l'empire. La classe ouvrière anglaise ne tirera aucun profit des plantations de coton au Soudan.
Quant à la vie et au développement de l'industrie textile du Lancashire, on peut dire que, si jusqu'à maintenant on a acheté le coton nécessaire à cette industrie en Amérique, il n'y a pas de raison qu'il ne puisse être acheté en Egypte et au Soudan à l'avenir. Le coton américain, dont le Lancashire est tributaire, n'a pas nécessité la conquête des Etats-Unis. De même, pour avoir l'accès libre de la production (actuelle et potentielle) du Soudan, cela n'exige pas évidemment l'occupation militaire de la vallée du Nil, non plus que l'asservissement politique du peuple égyptien. On prétend que l'évacuation britannique rejetterait le Soudan dans le désordre. Ce n'est là qu'une hypothèse. Il n'y a aucune raison de penser que les peuples soumis à une domination impérialiste pendant des dizaines d'années ne se développent pas suivant un rythme normal et continu, si toute immixtion étrangère cesse. En outre, le fait de se procurer du coton moins cher, qui augmentera le profit de l'industrie du Lancashire, ne justifie pas les attentats commis contre des peuples faibles et sans défense.
En outre des raisons politiques et historiques, l'Egypte est économiquement inséparable du Soudan. S'il est désirable de réaliser une union des peuples sur une base économique, pour assurer l'évolution vers les Etats-Unis du monde , il est beaucoup plus raisonnable d'unir toute la vallée du Nil dans un organisme économique que de faire du Soudan une source éternelle de matières premières pour l'industrie cotonnière du Lancashire.
Les Egyptiens ont des raisons suffisantes de considérer avec méfiance l'envahisseur britannique. Ils ne se trompent pas tout à fait quand ils prétendent que du Soudan l'impérialisme britannique peut étrangler la vie économique de l'Egypte. La décision d'augmenter indéfiniment la superficie des territoires irrigués de Gezira en est encore la confirmation. En fait, les travaux d'irrigation, qui font l'orgueil de la "civilisation" introduite au Soudan par la Grande-Bretagne sont une menace constante pour l'agriculture égyptienne. L'énorme volume d'eau retenu par ce barrage gigantesque, pour irriguer 400.000 hectares du désert, réduira inévitablement l'écoulement du Bas-Nil, dont l'agriculture égyptienne est tributaire. L'inquiétude des Egyptiens à ce sujet ne peut leur être reprochée. En Grande-Bretagne, on éprouve la même inquiétude au sujet de l'irrigation de Gezira. Des mesures ont été prises pour ne pas diminuer le débit d'eau du barrage sur le cours supérieur du fleuve, en Abyssinie. Dès 1902, la Grande-Bretagne signait un traité avec le roi Ménélik où ce dernier s'engageait à ne pas permettre tous travaux sur le Nil bleu ou à sa source, le lac Tsana, susceptibles de modifier le débit du fleuve. La question a de nouveau été soulevée en 1921, étant données les événements d'Egypte et l'influence croissante de la France en Abyssinie. Les nouvelles exigences britanniques portaient sérieusement atteinte à la souveraineté de l'Abyssinie. Cette dernière, sous l'instigation de la France, répondit en demandant son admission à la S.D.N.; on suppose qu'un arrangement a été conclu, du moins temporairement, lors de la visite du raz Tafari en France et en Angleterre. M. Mac Donald était alors le gardien des intérêts de l'impérialisme britannique. A-t-il préparé l'annexion éventuelle d'un autre petit pays de l'empire ?
Mais la domination britannique dans la vallée du Nil a encore plus d'importance que la sauvegarde d'intérêts capitalistes locaux, déjà considérables par eux-mêmes.
L'Egypte est le centre stratégique de l'empire. Plusieurs nobles lords l'ont souligné, lors du débat à la chambre des lords. Le fait est certain.
Mais, ici également, en quoi cette considération vitale pour la classe dominante concerne-t-elle le prolétariat ?
Chaque jour il devient plus difficile de gouverner l'Inde.
Les peuples islamiques du Proche-Orient trouvent dans l'Union des Républiques soviétiques un champion résolu de leur résistance acharnée aux attaques impérialistes.
La jeune Chine, inspirée également par la Révolution russe, s'oppose à la suprématie britannique en Extrême-Orient.
Oui, l'empire est en danger.
Et c'est pourquoi les intérêts de l'impérialisme exigent, dans cette période critique, que la base égyptienne, à mi-chemin de la métropole, ne soit pas ébranlée. C'est la considération primordiale qui dicte une politique de "fermeté" dans la vallée du Nil. La nécessité éventuelle de réprimer une révolution aux Indes, ou d'envoyer une "expédition de représailles" en Chine, ou de contenir l'ambition nationaliste des Turcs dans des limites "raisonnables", ne peut induire les travailleurs anglais à verser leur sang dans les déserts africains, ou à sanctionner le gaspillage de leurs impôts dans des aventures militaires.
Les benfaits de l'empire sont un mythe, aussi bien pour les travailleurs britanniques que pour les peuples asservis. La doctrine qui veut que les bienfaits de la civilisation soient portés aux peuples attardés est un mensonge impudent. La théorie selon laquelle le démembrement de l'empire ruinerait la classe ouvrière britannique est un mensonge évident.
L'empire non seulement ne rapporte pas grand-chose aux travailleurs anglais; il est encore une véritable charge pour eux. D'abord, ils doivent contribuer financièrement et physiquement à sa conquête et à sa conservation. En outre, l'empire ne fait que consolider le capitalisme métropolitain.
La part de mendiant au pillage colonial, sous forme de pensions de chômage (que les capitalistes auraient cessé de payer voilà longtemps s'ils n'avaient retiré des superprofits énormes des colonies) et la gloire honteuse dont jouissent les chefs traîtres "de s'asseoir aux côtés du roi", ne sont pour la classe ouvrière qu'une bien pauvre compensation en échange de son adhésion à l'impérialisme.
La question de l'Egypte et du Soudan présente tous les problèmes de l'impérialisme du droit d'expansion coloniale, aux dépens de la liberté de peuples soi-disant attardés.
Le prolétariat britannique doit examiner et résoudre cette question. Une fois pour toutes, il doit décider s'il est de son devoir, de sa responsabilité de soutenir l'empire. Une union économique entre les pays qui forment actuellement l'empire britannique ne peut, en régime capitaliste, être autre qu'une union capitaliste destinée à opprimer et exploiter la classe ouvrière.
L'empire doit, auparavant, être brisé. Il sera possible alors de former une union à base socialiste. La préservation de l'organisme industriel actuel, libéré de la propriété capitaliste, est désirable et dépend de l'habileté du prolétariat britannique à gagner la confiance des peuples asservis.
On ne transformera jamais l'empire en communauté économique volontaire tant que les distinctions entre peuples et entre races, engendrées par l'impérialisme, ne seront pas abolies.
Les races sujettes se méfient à bon droit de tous les discours sur la "communauté des nations libres". Comment le travaillisme britannique convaincrait-il les peuples coloniaux de ses bonnes intentions s'il ne peut soutenir sans conditions leurs aspirations à la liberté, même en dehors de l'empire ?
Ce n'est donc ni la proposition plus ou moins sincère des chefs travaillistes de soumettre ce différend à la S.D.N., ni les résolutions hypocrites de l'Independant Labour Party qui expriment le verdict du prolétariat, verdict conforme à ses intérêts objectifs. L'engagement qu'a pris Purcell d'organiser une action directe contre la violence impérialiste exercée dans la vallée du Nil indique la voie que devrait suivre la classe ouvrière britannique.
Notes
[1]
Note du traducteur
. - Les termes tory
et whig
se rencontrent fréquemment dans le langage politique anglais. On désigne ainsi les deux Partis qui, depuis la Révolution
de 1658, se sont constamment disputés le pouvoir. Ils sont synonymes de conservateur et de libéral, mais sont plus significatifs
au point de vue historique.
[2]
Note du traducteur
. - Soit, au cours actuel du change, environ 1.100 millions de francs.
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