1936 |
« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. » |
Au cours du procès comme pendant l'instruction, les accusateurs officiels et les autres (c'est-à-dire les accusés) emploient avec insistance l'expression : « Il faut écarter Staline ». Durant l'instruction, on opère avec cette formule comme avec une gueuse de métal informe, dont on peut faire un casse-tête, mais dont on peut aussi ne rien faire. S'agit-il de l' « écarter » légalement, sur la base des statuts du parti et au congrès du parti, auquel il appartient de réélire ou de remplacer le secrétaire général, ou d'un autre manière, « illégalement » ? Cette question est soigneusement laissée dans l'ombre par les juges d'instruction au début de l'enquête. On verra bien. Tant que les accusés ne sont pas définitivement brisés, on ne leur arrache que l'aveu d'avoir l'intention d' « écarter » Staline, écarter, c'est-à-dire remplacer. Puis, comme par hasard, on exige d'eux l'aveu qu'ils sont pour des « méthodes violentes ». On comprend le reste : on combine les deux déclarations et quand l'accusé est définitivement brisé, le juge d'instruction abat les cartes. Les méthodes violentes deviennent la « terreur », « écarter » devient synonyme d'assassiner et la gueuse informe, inoffensive à première vue, s'est affilée et est devenue arme mortelle1. Au tribunal, la formule « écarter Staline » apparaît avec son sens nouveau : écarter, c'est assassiner.
Mais pourquoi Staline et ses acolytes tiennent-ils tant à cette expression ? Où l'ont-ils prise ? Dans son discours, le procureur Vychinski nous donne quelques explications à ce sujet : « En mars 1932, dans un accès de fureur contre-révolutionnaire, Trotsky a publié une lettre ouverte appelant à « écarter Staline » (cette lettre fut découverte dans la paroi secrète d'une valise de Goltzman et versée au dossier comme pièce à conviction. »2 Olberg parle aussi là-dessus et déclare : « Sédov me parla pour la première fois de mon voyage en U.R.S.S. à la suite de la proclamation que rédigea Trotsky après qu'il fut privé de sa qualité de citoyen de l'U.R.S.S. Trotsky, dans cette proclamation, mettait en avant l'idée qu'il était nécessaire d'assassiner Staline. Cette idée était exprimée en ces termes : « Il est nécessaire d'écarter Staline ». Sédov, après m'avoir montré le texte dactylographié de cette proclamation me dit : « Eh bien, vous voyez maintenant qu'on ne peut pas être plus clair. C'est une formule diplomatique »3.
Nous apprenons ainsi qu'il s'agit de la lettre ouverte que Trotsky écrivit en mars 1932 à l'occasion du retrait de sa nationalité soviétique. Vychinski ne juge pas nécessaire de citer un document si important, quoique la lettre ait été « versée au dossier comme pièce à conviction »4.
Pourquoi ? Nous allons le savoir. L' « appel » de Trotsky à l'assassinat de Staline n'est rien d'autre que la lettre ouverte de Trotsky au présidium du Comité central exécutif de l'U.R.S.S., c'est-à-dire à Kalinine, Pétrovski et d'autres, reproduite en son temps par le Bulletin de l'Opposition et par toutes les autres publications de l'opposition de gauche internationale5. C'est à Kalinine et à Petrovski que Trotsky transmet — par l'intermédiaire de la presse ! — l'instruction d'assassiner Staline.
Quelle affaire sensationelle ! Et pourquoi Kalinine n'est-il pas parmi les inculpés ? Son tour n'est-il pas venu ?
Voici l'extrait de cette « lettre ouverte » qui nous intéresse :
Staline vous a conduits dans une impasse. Il n'y a pas d'issue sans la liquidation du stalinisme. Il faut avoir confiance dans la classe ouvrière, il faut donner à l'avant-garde prolétarienne la possibilité, au moyen de la critique libre, de haut en bas, de réexaminer tout le système soviétique, de l'épurer impitoyablement de tous les décombres accumulés. Il faut, enfin, réaliser le dernier et pressant conseil de Lénine : écarter Staline.
On comprend maintenant pourquoi Vychinski ne cite pas ce document si important qui pose les bases de la « terreur » ! Si Vychinski avait cité une seule phrase, l'affaire eût été encore plus sensationelle. Non seulement Trotsky appelle à écarter — « assassiner » — Staline, mais encore il se réfère à Lénine !
Il s'avère ainsi que celui qui a posé les bases du terrorisme et qui fut le premier terroriste, c'est Lénine, et non Trotsky.
Le « dernier et pressant conseil de Lénine », c'est son « Testament » fameux. Rappelons ce qu'y écrivait Lénine :
Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu’il sache toujours en user avec suffisamment de prudence. (…)
Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité, c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraître une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour prévenir une scission, et du point de vue des rapports entre Staline et Trotsky que j’ai examinés plus haut, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive.
Le 4 janvier 19236
Déplacer Staline, autrement dit, l'écarter (убрать, terme employé par Trotsky) du poste de secrétaire général, voilà ce que proposait Lénine dans son Testament. Les voilà, les sources du « terrorisme », que fort raisonnablement Vychinski ne cite pas !
Depuis sa formation, l'opposition de gauche a demandé que les prescriptions du Testament de Lénine soient appliquées, dans des centaines d'articles, de documents, de tracts, dans sa plate-forme, dans des articles du Bulletin de l'opposition et, enfin, dans la lettre ouverte de Trotsky au présidium du Comité central exécutif (à l'occasion d'un des premiers amalgames, de petite taille, de Staline, privant Trotsky de sa qualité de citoyen soviétique). Et cette lettre fut écrite il y a quatre ans et demi. Pourquoi Staline n'a-t-il pas osé attribuer alors des intentions terroristes à Trotsky ? Parce que Staline avait besoin de temps pour préparer le terrain à ses calomnies empoisonnées.
Déplacer (écarter ! ) Staline signifiait, selon la pensée de Lénine, lui enlever l'immense pouvoir qu'il avait concentré dans ses mains, une faois placé à la tête de l'appareil. Cela signifiait le priver de la possibilité d'abuser de ce pouvoir.
Quand Lénine écrivait son Testament, il était certes loin de pouvoir s'imaginer jusqu'où irait l'abus de pouvoir de Staline. Oui, si Lénine était vivant, il n'aurait pas seulement été mis en prison (« Lénine n'a été sauvé de la prison que par la mort », disait Kroupskaïa en 1926), mais il aurait été déclaré le premier et le principal terroriste !
Telle est la vengeance tardive — treize ans après — de Staline contre le Testament de Lénine, contre Lénine. Il a fallu treize ans au fossoyeur de la révolution, à Staline, pour écraser le bolchévisme et conduire la plus grade des révolutions au régime bonapartiste corrompu qui domine maintenant en U.R.S.S.
Notes
1 Cela apparaît de façon particulièrement frappante dans les dépositions de Ter-Vaganian.
2 Le Procès..., p. 129. Le traducteur français de ce compte-rendu a traduit le verbe russe убрать (écarter, élminer) par supprimer, ce qui est un contresens. C'est un grain de sable qui vient s'ajouter au monceau de falsifications du procès.
3 Ibidem, p. 87. Le traducteur rend ici, à tort, le même verbe russe убрать par débarrasser.
4Ibidem, p. 129.
5 Bien que cette lettre ait été imprimée, Sédov aurait montré à Olberg un exemplaire « tapé à la machine ». Olberg avait besoin de cette histoire pour donner à la chose un caractère mystérieux et conspiratif. Truc misérable !