1970 |
« Le marxisme n'est pas une philosophie spéculative parmi les autres et il n'est lui-même que si, en même temps qu'il projette une critique radicale du monde, cette critique « descend de la tête dans les poings » et se fait pratique révolutionnaire.» |
La publication du Manifeste communiste de 1848 était à peu près passée inaperçue. Cent vingt ans plus tard, le marxisme est au cœur de la politique mondiale. Mais il est vrai qu'il ne s'est universalisé qu'en subissant une série d'éclatements et qu'il peut apparaêtre aujourd'hui comme un chaos d'idéologies contradictoires qui prétendent toutes être le « vrai marxisme ». Signifiant trop de choses un mot finit par ne signifier plus rien.
Pourtant il n'est pas si sūr qu'on ne puisse considérer l'histoire du marxisme qu'avec un scepticisme ironique. Sans doute le bilan est-il lourd. Philosophie de la praxis révolutionnaire, le marxisme peut pourtant longtemps servir de couverture idéologique à l'attentisme de la II° Internationale et des partis qui lui survivent : il devient le masque d'une adaptation graduelle à un monde qu'on avait d'abord prétendu transformer., Philosophie critique qui affirme, dès le début, son ambition de démystifier le monde, pendant plusieurs décennies il fournit à l'entreprise stalinienne un travestissement assez vraisemblable pour que des millions d'hommes en soient dupes. Philosophie de la liberté concrète et de la déréification il devient, avec le maoïsme, manipulation bureaucratique des foules et instrument du remodelage étatique des consciences, dans le totalitarisme le plus extrême. Un marxiste ne peut même pas opposer à cela que le « kautskysme », le « stalinisme » ou le « maoïsme » ne sont pas le « vrai marxisme ». Il n'existe pas, quelque part, un marxisme sans tache qu'on pourrait opposer à la pratique des partis et des états marxistes comme la « Ligue des droits de l'homme» oppose la lettre du libéralisme bourgeois à la pratique des sociétés bourgeoises : le marxisme n'est pas une philosophie spéculative parmi les autres et il n'est lui-même que si, en même temps qu'il projette une critique radicale du monde, cette critique « descend de la tête dans les poings » et se fait pratique révolutionnaire.
Ce serait cependant ignorer tout un aspect de l'histoire de la doctrine marxiste que de la réduire à une dégradation, deux fois recommencée, de la théorie révolutionnaire en idéologie. Car même remaniée autant de fois que les circonstances l'exigent, une idéologie tirée du marxisme ne peut pas durablement fournir un habillement vraisemblable à n'importe quelle politique. Après avoir récusé le bolchevisme et toutes les formes de radicalisme en affirmant sa certitude d'être seule en possession du véritable héritage de Marx, la pratique réelle de la social-démocratie la conduira finalement à abandonner cette prétention et à récuser le marxisme lui-même. Le même écartèlement s'accuse entre l'idéologie et la pratique au sein du communisme : la distance entre le discours théorique et le pragmatisme hésitant et sans perspective de l'action politique devient si grande que l'appel à la théorie apparaêt comme un rituel et que l'idéologie devient pur psittacisme. Mais il n'est pas nécessaire que les continuateurs de Staline abandonnent explicitement le marxisme comme le firent les successeurs de Kautsky, pour que la critique marxiste du stalinisme s'affirme. Longtemps, il est vrai, les analyses marxistes des sociétés que le stalinisme a modelées ont pu apparaêtre comme de simples constructions idéologiques élaborées en fonction de nostalgies d'un socialisme idéal qu'aucune force ne tendrait plus à mettre en œuvre. Les luttes de classes qui, à partir de 1953, ont secoué les pays de l'Est ont montré que les « armes de la critique » n'avaient fait qu'anticiper la « critique par les armes » et que les idéologies staliniennes et poststaliniennes n'en avaient pas fini avec le marxisme révolutionnaire.
La situation est-elle différente dans les pays industrialisés de l'Ouest ? Il est sans doute trop tôt pour trancher. La stabilisation du capitalisme et ses transformations ont contraint les marxistes à reconsidérer beaucoup de leurs certitudes et à prendre conscience de l'ampleur des efforts théoriques que la réalité exige d'eux. Si on laisse de côté les différents dogmatismes qui sauvent la théorie en faussant et en mutilant le réel, il y a bien eu une progression dans les analyses - même si elles sont encore contradictoires et inachevées - des structures, du fonctionnement et des contradictions du capitalisme contemporain et dans le dévoilement des formes nouvelles que peut y prendre l'aliénation. Tous les marxistes ne se bornent pas à répéter ce qu'on disait déjà dans les années 20 ou 30. L'avenir dira si les tentatives nouvelles faites par la théorie pour « tendre vers la réalité » anticipaient ou pas sur la critique pratique du monde actuel et s'il y avait lieu de considérer qu'un nouveau chapitre de l'histoire du marxisme a commencé à s'écrire.
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