1918 |
«L'avènement du bolchevisme» E. Chiron, éditeur, 1919 |
Œuvres – février 1918
L'avènement du bolchevisme
La puissance gouvernementale aux soviets ! s'écriait notre parti. Dans la période précédente, cette parole, traduite dans la langue du parti, signifiait le pouvoir aux socialistes-révolutionnaires et aux Menschewiki, par opposition à la coalition avec la grande bourgeoisie libérale. Mais, maintenant, en octobre 1917, cette parole, signifiait la remise de tout le pouvoir au prolétariat révolutionnaire, à la tête duquel, à cette époque, était le parti des Bolschewiki. Il s'agissait donc de la dictature de la classe ouvrière, laquelle menait, ou, plus exactement, était en mesure de mener derrière elle les millions et les millions d'hommes constituant les masses compactes du prolétariat rural. Voilà toute la signification historique de la Révolution d'Octobre.
Tout aiguillait le parti vers cette voie. Depuis les premiers jours de la Révolution nous prêchions la nécessité et l'inévitabilité de la remise du pouvoir aux soviets. Après de durs combats intérieurs, la plupart des soviets s'étaient approprié cette revendication, et s'étaient rangés à notre point de vue.
Nous nous mîmes à préparer le deuxième Congrès des Soviets de toutes les Russies, où nous escomptions la victoire absolue de notre parti. Le Comité central exécutif dirigé par Dan (Tschcheidse, toujours prudent, était parti au bon moment pour le Caucase), travaillait, par tous les moyens, à empêcher la convocation du Congrès des Soviets. Après beaucoup de peine, nous finîmes par obtenir, en nous appuyant sur la fraction soviétiste de la Conférence démocratique, la fixation de la réunion du Congrès : ce fut pour le 25 octobre. Cette date revêtit pour l'avenir de la Russie la plus haute importance.
Au préalable nous avions convoqué à Pétrograd le Congrès des Soviets de la région du Nord, y compris la flotte de la mer Baltique et la ville de Moscou. Ce Congrès nous donna une majorité stable ; nous nous assurâmes une certaine " couverture " à droite sous les espèces de la fraction des socialistes-révolutionnaires de gauche, et nous posâmes ainsi méthodiquement la première pierre de cet édifice de reconstruction qui devait être le mouvement révolutionnaire d'Octobre.
Mais déjà, bien plus tôt - avant le Congrès de la région du Nord -s'était produit un événement qui devait avoir dans le développement de la lutte politique un rôle de premier plan. Au début d'octobre parut, à la séance du Comité exécutif de Pétrograd le représentant du soviet existant auprès de l'état-major de l'arrondissement militaire de Pétrograd, et il annonça que l'état-major réclamait l'envoi au front des deux tiers de la garnison. Pourquoi ? Pour protéger Pétrograd.
Le départ ne devait pas être immédiat, mais il fallait commencer de suite les préparatifs. L'état-major demandait au soviet de Pétrograd la ratification de ce projet. Nous dressâmes les oreilles. Fin août cinq régiments révolutionnaires avaient été déjà, en totalité ou en partie, éloignés de Pétrograd. Cela avait eu lieu sur la demande de Kornilow, à cette époque chef d'état-major, qui précisément dans ce temps-là armait contre Pétrograd la division du Caucase, pour en finir une bonne fois avec la capitale de la Révolution !
Nous avions déjà ainsi l'expérience de ces déplacements de troupes purement politiques, effectués sous le prétexte d'opérations militaires. Je dirai dès maintenant que, après la Révolution d'Octobre, des documents qu'on a trouvés ont montré clairement que le projet d'éloignement de la garnison de Pétrograd n'avait rien à voir avec des raisons militaires, et qu'il avait été imposé malgré lui au commandant en chef Duchonin, - et cela par nul autre que Kérensky, qui cherchait ainsi à débarrasser la capitale des soldats les plus révolutionnaires, c'est-à-dire de ceux qui lui étaient le plus hostiles.
Mais alors, au début, d'octobre, nos suspicions déchaînèrent, d'abord une tempête d'indignation patriotique. L'état-major insistait. Kérensky ne voulait pas attendre, le sol brûlait sous ses pieds. Notre réponse ne tarda pas longtemps. La capitale était, décidément, en péril, et devant nous la question de la défense de Pétrograd se dressait avec toute son importance formidable. Mais, après l'affaire Kornilow, après les paroles de Rodsjanko proclamant les bienfaits d'une occupation allemande, qu'est-ce qui, après tout cela, nous garantissait que Pétrograd ne serait pas livré exprès aux Allemands, pour le punir de son esprit révolutionnaire ?
Le Comité exécutif refusa d'accepter en aveugle l'ordre d'éloignement des deux tiers de la garnison. Nous devons d'abord, dîmes-nous, examiner si cet ordre est réellement dicté par des considérations militaires, et pour cela il faut créer un organe d'examen. C'est ainsi que naquit l'idée de créer à côté de la section des soldats du soviet, c'est-à-dire de la représentation politique de la garnison, un organe purement technique sous forme de comité révolutionnaire militaire, organe qui acquit par a suite tant, de puissance et qui devint en fait l'instrument de la Révolution d'Octobre.
Il est indéniable que, à ce moment là, lorsque nous mettions au premier plan l'idée de création d'un tel organe - organe devant concentrer en lui-même tous les fils de la direction purement militaire de la garnison de Pétrograd - nous avions parfaitement conscience qu'un pareil organe pouvait devenir un instrument révolutionnaire inestimable. C'était l'époque où nous marchions déjà ouvertement vers la Révolution et où nous la préparions systématiquement.
Le 25 octobre, nous l'avons dit, devait se réunir le Congrès des Soviets de toutes les Russies. Il n'était pas douteux que le Congrès serait pour la remise du pouvoir aux soviets. Mais une décision de ce genre devait être réalisée sans délai, sinon ce ne serait plus qu'une démonstration politique dépourvue de toute dignité. La logique des choses voulait que nous déclenchions le mouvement le jour même du 25 octobre. Toute la presse bourgeoise comprenait l'affaire exactement de cette façon.
Mais le sort du Congrès dépendait en première ligne de la garnison de Pétrograd : celle-ci permettrait-elle à Kérensky de cerner le Congrès des Soviets et, à l'aide de quelques centaines ou de quelques milliers d'élèves-officiers, sous-officiers et caporaux, de le disperser ? Déjà la tentative d'éloignement de la garnison ne signifiait-elle pas que le gouvernement voyait que, à la face de tout le pays, nous mobilisions les forces soviétistes pour porter le coup mortel au gouvernement de coalition ?
C'est de cette façon que se déroula à Pétrograd le conflit soulevé par la question de l'éloignement de la garnison. En premier lieu cette question intéressait au plus haut point, tous les soldats. Mais les ouvriers, eux aussi, manifestaient à ce conflit le plus vif intérêt, car ils craignaient d'être, après le départ de la garnison, égorgés par les élèves-officiers et les cosaques. Le conflit prit de cette façon un caractère d'acuité exceptionnelle et se développa sur un terrain extrêmement défavorable au gouvernement de Kérensky.
Parallèlement à cela se poursuivait la campagne signalée précédemment pour la convocation du Congrès des Soviets de toutes les Russies ; nous proclamions, au nom du soviet de Pétrograd et du Congrès des Provinces du Nord, que le deuxième Congrès des Soviets devait renverser le gouvernement de Kérensky et devenir le seul maître de la Russie. La Révolution était, réellement, déjà en marche. Elle se déployait publiquement, aux yeux de tout le pays.
Au cours du mois d'octobre, la question de la Révolution joua un grand rôle dans la vie intérieure de notre parti. Lénine, qui se tenait caché en Finlande, réclamait en d'innombrables lettres, et, sans répit, l'adoption d'une lactique plus ferme. Le peuple était en effervescence, et le mécontentement allait, grandissant de voir que le parti Bolschewik, qui avait la majorité au Congrès de Pétrograd, ne tirait aucune conséquence pratique de ses propres maximes de combat.
Le 10 octobre eut lieu une séance secrète du Comité exécutif de notre parti, en présence de Lénine. L'ordre du jour comportait la question du soulèvement révolutionnaire. A l'unanimité des votants moins deux, fut adoptée la résolution déclarant que l'unique moyen de sauver In Révolution et le pays de la débâcle finale était un mouvement révolutionnaire tendant à faire passer toute la puissance gouvernementale entre les mains des soviets.
Le soviet démocratique, qui était issu de la Conférence démocratique, hérita de toute l'insuffisance de cette dernière. Les anciens partis soviétistes, les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki s'étaient créés dans ce soviet une majorité artificielle, mais avec ce seul résultat de mieux révéler leur impuissance politique.
A l'insu du soviet, Tseretelli engagea des négociations confuses avec Kérensky et les représentants des " éléments censitaires ", ainsi qu'on commença à dire dans le soviet, pour éviter le mot " outrageant " de bourgeoisie. Le rapport de Tseretelli sur la marche et l'issue des négociations constitua une sorte de discours nécrologique pour toute une période de la Révolution.
Il se trouva que, ni Kérensky, ni les éléments censitaires ne voulurent assumer de responsabilité devant, la nouvelle institution à demi-représentative. D'autre part, on ne réussit pas à trouver, en dehors du parti Cadet, de personnalités " capables ", en matière de questions sociales. Les organisateurs de l'entreprise furent donc obligés sur ces deux points de capituler, et la capitulation fut d'autant, plus significative que la Conférence démocratique avait été précisément, convoquée pour mettre fin au régime de l'irresponsabilité, et en même temps, par un vote formel, la Conférence repoussa toute coalition avec les Cadets.
Dans les quelques séances du soviet démocratique qui eurent lieu avant la catastrophe, régnait une atmosphère chargée d'électricité et impropre à tout travail sérieux. Le soviet ne reflétait pas la marche en avant de la Révolution, mais la décadence des partis, qui marquaient le pas derrière la Révolution.
Au cours de la Conférence démocratique, je posais déjà au sein de notre fraction la question de savoir si nous ne devions pas quitter la Conférence en faisant claquer les portes et en boycottant le soviet démocratique. Une action énergique devait montrer aux masses que les modérés avaient acculé la Révolution à une impasse. La lutte pour la création d'un gouvernement soviétiste ne pouvait être menée que par des moyens révolutionnaires.
Il fallait arracher le pouvoir à ceux qui étaient incapables de rien faire de positif et qui, plus ils allaient, et plus ils devenaient incapables de la moindre activité, même négative. Il fallait opposer notre chemin politique - conduisant à la mobilisation de toutes les forces disponibles autour des soviets, du Congrès des Soviets de toutes les Russies, et finalement à l'action révolutionnaire - au chemin politique des dirigeants, qui aboutissait au Pré-Parlement artificiellement constitué et à l'hypothétique Assemblée Constituante.
Cela ne pouvait se faire que par une franche rupture avec cette institution mise sur pied par Tseretelli et ses co-partenaires, rupture se produisant à la face du pays tout entier ; et, en outre, par la concentration de toute l'énergie et de toutes les forces de la classe ouvrière dans les institutions soviétistes. C'est pour cette raison que je proposai de quitter démonstrativement la salle et de fomenter dans les usines et les régiments une agitation révolutionnaire contre les tentatives faites pour étouffer la volonté révolutionnaire du peuple et pour orienter de nouveau le développement de la Révolution vers la conclusion d'un pacte avec la grande bourgeoisie.
C'est aussi dans ce sens que s'exprimait Lénine, dont quelques jours plus tard, nous reçûmes une lettre. Les chefs du parti, eux, étaient encore irrésolus à cet égard. Les journées de juillet avaient laissé une trace profonde dans la conscience de notre parti. La grande masse des ouvriers et des soldats s'était beaucoup plus vite remise de la débâcle de juillet que nombre de nos camarades de premier plan, qui craignaient, dans un élan prématuré des masses, l'échec de la Révolution.
Dans la fraction de la Conférence démocratique, ma motion obtint 50 voix, contre 70 autres, qui se prononcèrent en faveur de la collaboration avec le soviet démocratique. Mais les résultats de cette collaboration aboutirent bientôt à fortifier l'aile gauche du parti. Il ne fut que trop manifeste que les combinaisons, voisines de la tromperie, tendant à assurer aux éléments censitaires la direction ultérieure de la Révolution, et le concours des modérés, si discrédités dans les basses classes du peuple, ne fourniraient aucun moyen de sortir de l'impasse .à laquelle la faiblesse de la petite bourgeoisie démocratique avait acculé la Révolution.
A l'époque où le soviet démocratique, complété par les éléments censitaires, se transforma en Pré-Parlement, notre parti était déjà résolu à rompre avec cette institution.