1918

Chapitres 28, 29 et 30 de l'ouvrage «L'avènement du bolchevisme»,
republié le 9 novembre 1922 dans le Bulletin Communiste IIIe année — n° 45,
sous le titre : Pour le 5e anniversaire de la Révolution bolcheviste


Œuvres – février 1918

Léon Trotsky

L'avènement du bolchevisme

12 février 1918


 

Chapitre 28 – Difficultés intérieures

Cependant la lutte des Soviets pour le pouvoir se propageait dans tout le pays. A Moscou, cette lutte prit un caractère de difficulté et de violence extrêmes. Cela tient peut-être, pour une bonne part, à ce que les chefs du mouvement révolutionnaire n'avaient pas montré de prime abord toute la décision qu'il fallait dans une pareille attaque.

Dans la guerre civile, plus encore que dans toute autre guerre, Ia victoire ne peut être assurée que par une offensive résolue et continue. De l'hésitation, il n'en faut pas ; des pourparlers, c'est dangereux ; et, se confiner quelque part dans l'inaction, c'est désastreux.

Il s'agit là, en effet, de masses populaires, qui n'ont jamais encore eu le pouvoir entre leurs mains, qui se sont toujours trouvées sous le joug d'une autre classe, et qui, par suite, manquent totalement. de sens politique. Toute hésitation dans le centre directeur de la révolution engendre aussitôt le désarroi parmi les masses. C'est seulement si le parti révolutionnaire lui-même marche résolument et sûrement vers le but, qu'il peut aider les classes ouvrières à surmonter leurs instincts de servitude invétérés depuis des siècles, et, qu'il peut mener les masses ouvrières à la victoire. Et, c'est seulement, par une offensive radicale qu'on peut remporter la victoire avec un minimum de forces et de sacrifices.

Mais toute la difficulté est, précisément, de suivre une tactique sûre et résolue. Le manque de confiance des masses dans leurs propres forces et leur inexpérience des choses du gouvernement se répercutent aussi chez les chefs qui, eux, subissent encore la pression extrêmement forte de l'opinion publique bourgeoise.

La seule pensée d'une dictature éventuelle des masses ouvrières remplissait la grande bourgeoisie de haine et de colère. Elle exprimait ses sentiments à l'aide des innombrables organes qui sont, à sa disposition. Les intellectuels, qui, malgré tout le radicalisme de leur langage et la teinte socialiste de leur philosophie, portent au tréfonds de leur être l'adoration servile de la puissance bourgeoise et de son " art, de gouverner ", suivaient fidèlement la grande bourgeoisie. Tous ces intellectuels " socialisants " tournaient les yeux vers la droite et, considéraient la stabilisation du Gouvernement des Soviets comme le " commencement de la fin ".

Derrière les représentants des " professions libérales " venaient les fonctionnaires et le personnel des administrations techniques, tous ces éléments qui, intellectuellement et matériellement, se nourrissent des miettes tombées de la table de la bourgeoisie.

L'opposition de ces éléments avait le plus souvent un caractère passif, - surtout après l'échec de la révolte des élèves-officiers ; mais cette opposition pouvait paraître d'autant plus insurmontable. En tout et pour tout ils nous refusaient leur collaboration. Ou bien les fonctionnaires abandonnaient leurs ministères, ou bien ils restaient à leur poste, mais n'y faisaient aucun travail. Ils ne transmettaient à leurs successeurs ni les divers services, ni les comptes financiers. Au central téléphonique, nous n'obtenions plus la communication. Au télégraphe, on mutilait nos télégrammes ou on les arrêtait. Nous ne pouvions trouver ni traducteurs, ni sténographes, ni même de simples copistes.

Tout, cela devait naturellement créer cette atmosphère dans laquelle quelques éléments dirigeants de notre propre parti commencèrent à se demander si, en présence d'une telle opposition de la société bourgeoise, les masses ouvrières réussiraient à faire marcher l'appareil gouvernemental et à conserver le pouvoir. Cà et là, des voix se firent entendre pour proposer un accord. Un accord avec qui ? Avec la grande bourgeoisie ? Mais l'expérience de la coalition antérieurement formée avec elle avait plongé la Révolution dans un effrayant marasme. Le soulèvement du 25 octobre était considéré comme un acte de conservation personnelle de la part des masses populaires, après une époque d'impuissance et de trahison de la part du gouvernement de coalition.

Maintenant, il y avait encore une autre coalition possible avec ce qu'on appelait la démocratie révolutionnaire, c'est-à-dire tous les partis soviétistes. C'était, à vrai dire, une telle coalition que nous avions proposée d'abord, dès la séance du Second Congrès des Soviets de toutes les Russies, au 25 octobre. Le gouvernement de Kérensky venait d'être renversé, nous offrîmes au Congrès des Soviets de prendre dans ses mains le pouvoir. Mais les partis de droite se retirèrent, en faisant derrière eux claquer les portes. Et c'était aussi ce qu'ils pouvaient faire de mieux. Ils représentaient une partie infinie du Congrès. Les masses n'étaient plus pour eux ; et les couches sociales qui, par indolence, les soutenaient encore venaient de plus en plus grossir nos rangs.

Une coalition avec les socialistes-révolutionnaires de droite et avec les Menschewiki aurait été incapable d'élargir la base sociale du Gouvernement, des Soviets ; et, en outre, cette coalition aurait introduit dans la composition du gouvernement des éléments rongés jusqu'aux moelles par le scepticisme politique et par un culte idolâtre pour la grande bourgeoisie. Mais, toute la force du nouveau gouvernement consistait dans le radicalisme de son programme et dans la fermeté de ses actions. S'allier avec la fraction Tschernow et la fraction Tseretelli, c'était lier poings et pieds au nouveau gouvernement, lui enlever la liberté de mouvement et ainsi, à bref délai, ruiner la confiance que les masses ouvrières avaient en lui.

Nos voisins de droite les plus proches étaient ce qu'on appelait " les socialistes-révolutionnaires de gauche ". Ceux-ci étaient, en somme, disposés à nous soutenir; mais, en même temps, ils s'efforçaient, de créer un gouvernement de coalition socialiste. La direction de la Fédération des cheminots (appelée Wikschel), le comité central des employés des postes et télégraphes, la fédération des fonctionnaires de l'Etat, toutes ces organisations étaient contre nous.

Même parmi les dirigeants de notre propre parti, il y avait quelques voix qui proclamaient la nécessité de réaliser l'union par tel ou tel moyen. Mais sur quelle base ?

Toutes organisations dirigeantes précitées et qui dataient de l'époque précédente avaient fait leur temps. Elles représentaient aussi peu l'ensemble du personnel subalterne que les anciens comités des armées représentaient les masses combattantes des tranchées.

L'histoire avait tracé une démarcation profonde entre " ceux d'en haut " et "  ceux d'en bas ". Toutes les combinaisons empiriques émanant de ces chefs d'hier, que la Révolution avait usés, étaient condamnées à un fiasco certain. Il s'agissait donc de s'appuyer solidement et résolument sur les classes populaires afin de triompher avec elles du sabotage et des prétentions aristocratiques des hautes classes.

Nous laissâmes aux socialistes-révolutionnaires de gauche toutes les vaines tentatives d'union. Notre politique consista, au contraire, à opposer les classes ouvrières et populaires à toutes ces organisations représentatives qui soutenaient le régime de Kérensky. Cette politique d'irréconciliation provoqua des frictions même parmi les chefs de notre parti, et jusqu'à une certaine scission.

Au Comité central exécutif, les socialistes-révolutionnaires de gauche protestèrent contre les mesures sévères du nouveau gouvernement et insistèrent sur la nécessité d'adopter des compromis. Ils trouvaient aussi un appui dans certains milieux bolschewistes. Trois commissaires du peuple se démirent de leur mandat et quittèrent le gouvernement. Quelques autres membres du parti se déclarèrent, en principe, solidaires avec eux. Cela fit dan les milieux intellectuels et bourgeois une impression considérable : si les Bolschewiki n'avaient pas été vaincu par les élèves-officiers et les cosaques de Krasnow, il était maintenant clair que le Gouvernement des Soviets devait périr par suite de ses divisions intestines !

Cependant, les masses n'avaient rien remarqué de toute cette scission. Elles soutenaient unanimement le soviet des commissaires du peuple, non seulement contre les conspirateurs et saboteurs contre-révolutionnaires, mais aussi contre tous les modérantistes et sceptiques.

 

Chapitre 29 – Le sort de la Constituante

Lorsque, après l'aventure Kornilow, les partis dominants du Soviet tentèrent de faire oublier leur indulgence à l'égard de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, ils réclamèrent d'urgence la réunion de l'Assemblée Constituante. Kérensky, que les soviets venaient d'empêcher de s'unir trop intimement à son allié Kornilow, fut forcé par là de faire certaines concessions. La convocation de l'Assemblée Constituante fut fixée à la fin novembre. Mais les circonstances étaient alors telles qu'on ne pouvait avoir aucune garantie que la Constituante serait en fait convoquée.

Au front, s'accomplissait un processus de désagrégation profonde ; les désertions devenaient chaque jour plus nombreuses, les masses combattantes menaçaient de quitter les tranchées par régiments et par corps d'armée tout entiers et, ravageant tout sur leur passage, de se retirer dans la zone de l'intérieur. Dans les campagnes, l'expropriation du sol et des biens fonciers s'effectuait avec une rigueur élémentaire. Quelques circonscriptions étaient soumises au régime de l'état de siège. Les Allemands poursuivaient leur offensive ; ils avaient déjà pris Riga et menaçaient maintenant Pétrograd. L'aile droite de la bourgeoisie ne cachait pas sa maligne joie de voir en péril la capitale de la Révolution. Les services gouvernementaux de Pétrograd étaient évacués, et le gouvernement de Kérensky se préparait à venir résider à Moscou.

Tout cela rendait la convocation de la Constituante non seulement douteuse, mais encore peu probable. A cet égard, le revirement d'octobre marqua le salut aussi bien pour la Constituante que pour la Révolution en général. Et, lorsque nous disions que le chemin de l'Assemblée Constituante ne passait pas par le Pré-Parlement de Tseretelli, mais par l'arrivée au pouvoir des Soviets, nous étions parfaitement sincères.

Mais l'ajournement continuel de l'Assemblée Constituante ne s'était pas produit sans avoir des conséquences fâcheuses pour elle. Conçue dans les premiers jours de la Révolution, elle ne vint au monde qu'après huit ou neuf mois d'une lutte des classes et des partis, pleine de difficultés et d'acharnement. Elle arriva trop tard pour pouvoir jouer encore un rôle actif. Sa stérilité organique dépendait d'un fait qui put, d'abord sembler peu important, niais qui, par la suite, avait revêtu une portée capitale pour la destinée de la Constituante.

Le parti le plus nombreux de la Révolution dans sa première phase était le parti des socialistes-révolutionnaires. Nous avons déjà parlé de son amorphisme et de la bizarrerie de sa composition sociale. La Révolution donna forcément, naissance à une organisation interne de tous ceux d'entre les socialistes-révolutionnaires qui se rangent sous la bannière commune des Narodniki. De plus en plus l'aile gauche s'en isolait, elle qui comprenait une partie des ouvriers et les masses profondes du prolétariat rural. Cette aile gauche entra en opposition irréductible avec la petite et la moyenne bourgeoisie qui était à la tête du parti socialiste-révolutionnaire. Mais l'indolence régnant dans les organisations du parti, ainsi que les traditions de celui-ci retardaient, encore la scission inévitable.

Le système électoral de la représentation proportionnelle repose, comme on le sait, entièrement sur les listes de parti. Comme ces listes avaient été établies deux ou trois mois avant, le revirement d'octobre, et, que depuis, elles n'avaient pas été modifiées, les socialistes-révolutionnaires de gauche et de droite, figuraient ensemble sous la bannière d'un seul et même parti. C'est, de cette façon qu'à l'époque des événements d'octobre - c'est-à-dire quand les socialistes-révolutionnaires de droite faisaient arrêter les socialistes-révolutionnaires de gauche, et quand ceux-ci s'unissaient aux Bolschewiki pour renverser le socialiste-révolutionnaire Kérensky - les vieilles listes avaient encore toute leur validité ; et les masses paysannes furent obligées, aux élections pour la Constituante, de voter au moyen de listes en tête desquelles venaient le nom de Kérensky et puis, plus loin, les noms des socialistes-révolutionnaires de gauche qui avaient pris part à la conjuration contre Kérensky.

Si les mois qui précédèrent la Révolution d'Octobre virent les masses obliquer vers la gauche et les ouvriers, soldats et paysans affluer automatiquement, vers les Bolschewiki, ce processus se traduisit, au sein du parti socialiste-révolutionnaire, par le renforcement de l'aile gauche aux dépens de l'aile droite. Mais, sur les listes du parti socialiste-révolutionnaire dominaient, encore, aux trois quarts, les vieux noms de l'aile droite - noms qui, depuis, dans la période de la coalition avec la grande bourgeoisie libérale, avaient complètement perdu leur prestige révolutionnaire.

Il faut encore ajouter que les élections elles-mêmes eurent lieu dans le courant des premières semaines qui suivirent la Révolution d'Octobre. La nouvelle du revirement qui venait de se produire se propagea, d'une façon relativement lente, comme par ondes concentriques, de la capitale dans les provinces, et des villes dans les villages. Les masses paysannes en beaucoup d'endroits étaient loin de comprendre ce qui se passait à Pétrograd et à Moscou. Elles votèrent pour " la terre et la liberté ", et elles votèrent pour ceux qui les représentaient dans les comités agraires et qui, pour la plupart, marchaient sous la bannière des " Narodniki" ; mais, ce faisant, elles votaient pour Kérensky et pour Awxentjew, eux qui prononçaient la dissolution de ces comités agraires et qui faisaient arrêter leurs membres !

Il en résulta, finalement, ce paradoxe politique invraisemblable que l'un des deux partis qui firent dissoudre la Constituante, à savoir les socialistes-révolutionnaires de gauche, fut, par suite de la communauté des listes, élu de conserve avec le parti qui avait procuré à la Constituante la majorité ! Cet état de choses donne, en fait, une idée nette de la mesure dans laquelle la Constituante retardait, sur l'évolution de la lutte politique et sur celle des groupements des partis.

Il ne nous reste plus qu'à considérer la question au point de vue des principes.

 

Chapitre 30 – La démocratie et la dictature du prolétariat

Etant marxistes, nous n'avons jamais été idolâtres de la démocratie de pure forme. Dans la " société de classes" les institutions démocratiques, non seulement font obstacle à la lutte des classes, mais encore elles assignent aux intérêts de classe une expression tout à fait insuffisante. Sous ce régime, les classes possédantes ont encore à leur disposition d'innombrables moyens pour adultérer, perturber et violenter la volonté des masses populaires et ouvrières.

Et les institutions de la démocratie sont, encore plus imparfaites pour exprimer la lutte des classes lorsqu'on est en temps de révolution. Karl Marx nommait la révolution la " locomotive de l'histoire". Grâce à la lutte franche et directe pour la puissance gouvernementale, les masses ouvrières accumulent dans un minimum de temps un maximum d'expérience politique et progressent rapidement dans la voie de leur développement. Le lourd mécanisme des institutions démocratiques est d'autant moins approprié à ce développement que le pays est plus vaste et que son appareil technique est plus imparfait.

A l'Assemblée Constituante, la majorité appartenait aux socialistes-révolutionnaires de droite. Selon la mécanique du parlementarisme, la puissance gouvernementale aurait dû aussi être à eux. Mais, déjà, durant toute la période qui avait précédé la Révolution d'Octobre, le parti des socialistes-révolutionnaires de droite avait eu la possibilité de s'emparer de cette puissance. Cependant, ce parti ne se saisit pas du gouvernement, laissant la part du lion à la grande bourgeoisie, et précisément par là - au moment même où la composition numérique de la Constituante l'obligeait moralement à exercer le pouvoir - il avait, perdu le dernier reste de son crédit auprès des éléments les plus révolutionnaires du pays.

La classe ouvrière, et, avec elle, la garde rouge, était profondément hostile au parti des socialistes-révolutionnaires de droite. L'écrasante majorité de l'armée soutenait les Bolschewiki. Les éléments révolutionnaires des campagnes partageaient leurs sympathies entre les socialistes-révolutionnaires de gauche et les Bolschewiki.

Les matelots qui, dans les événements de la Révolution, avaient joué un rôle si important, suivaient presque tous notre parti. Les socialistes-révolutionnaires de droite furent obligés de sortir des soviets, qui, dès octobre, c'est-à-dire avant la convocation de la Constituante, avaient pris le pouvoir.

Sur qui donc pouvait s'appuyer un ministère édifié par la majorité de l'Assemblée Constituante ? Il aurait eu pour lui les dirigeants de la population rurale, les chefs des "intellectuels" et les fonctionnaires; et à droite il aurait trouvé, provisoirement, un appui dans la bourgeoisie. Mais, à un pareil gouvernement, l'appareil matériel du gouvernement aurait complètement manqué. Dans les points de concentration de la vie politique, tels que Pétrograd, ce gouvernement se serait heurté, dès le premier pas, à des obstacles insurmontables.

Dans ces conditions, si les soviets - conformément à la logique formelle des institutions démocratiques - laissaient, le gouvernement au parti de Kérensky et de Tschernow, ce gouvernement, compromis et impuissant comme il était, n'aurait fait qu'apporter dans la vie politique du pays une anarchie passagère, pour être ensuite lui-même, au bout de quelques semaines, renversé par une nouvelle révolution. Les soviets résolurent de réduire au minimum cette expérience historique surannée, et ils prononcèrent la dissolution de l'Assemblée Constituante le jour même où elle s'était réunie.

Cela déchaîna contre notre parti les plus violentes accusations. La dispersion de l'Assemblée Constituante fit, incontestablement, même sur les milieux dirigeants des pat socialistes de l'Europe Occidentale, une impression défavorable. On vit dans cet acte, qui était pourtant inéluctable et nécessaire selon la sagesse politique, l'arbitraire d'un parti et une sorte de tyrannie. Dans une série d'études, Kautsky, avec la pédanterie qui lui est propre, exposa la corrélation existant entre la tâche socialiste révolutionnaire du prolétariat et le régime de la démocratie politique. Il montrait que, pour la classe ouvrière, le maintien des bases d'une organisation démocratique est, en dernière analyse, toujours utile.

Il est vrai que, somme toute, cela est parfaitement exact. Mais Kautsky ravalait cette vérité historique au rang d'une banalité de professeur. Si, en dernière analyse, il est avantageux pour le prolétariat de pratiquer la lutte des classes, et même la dictature, dans le cadre des institutions démocratiques, cela ne signifie nullement que l'histoire rende toujours possible pour le prolétariat une 'pareille combinaison. II ne résulte pas de la théorie marxiste que l'histoire réalise toujours les conditions "les plus favorables " au prolétariat.

Actuellement, on est en peine de dire quel eût été le cours suivi par la Révolution, si l'Assemblée Constituante avait été convoquée au deuxième ou troisième mois de la Révolution. Il est très vraisemblable que les partis alors dominants, c'est-à-dire les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, se seraient compromis, eux et la Constituante : et cela aussi bien aux yeux des éléments les plus actifs soutenant les soviets qu'aux yeux même des masses démocratiques plus arriérées, dont il aurait apparu que leurs espérances s'attachaient moins aux soviets qu'à la Constituante. Dans ces circonstances, la dissolution de la Constituante aurait pu conduire à de nouvelles élections, dans lesquelles le parti de l'aile gauche aurait pu avoir la majorité.

Mais les événements suivirent une autre route. Les élections à l'Assemblée Constituante eurent lieu le neuvième mois de la Révolution. A ce moment, la lutte des classes avait pris un caractère si aigu que, par une poussée venue de l'intérieur, elle a fait éclater les cadres formels de la démocratie.

Le prolétariat avait derrière lui l'armée et les couches rurales les plus pauvres. Ces classes se trouvaient dans un état de lutte directe et implacable contre les socialistes-révolutionnaires de droite. Mais, par suite de la grossière mécanique des élections démocratiques, c'est ce parti qui -fidèle image de la période de la Révolution antérieure aux événements d'Octobre - obtint à la Constituante la majorité. Ainsi se produisit une contradiction qu'il était absolument impossible de résoudre en restant dans le cadre de la démocratie de pure forme. Et seuls des pédants politiques, qui n'ont aucune idée de la logique révolutionnaire des antagonismes de classes, peuvent faire au prolétariat de banales représentations sur les avantages et l'utilité de la démocratie pour la cause de la lutte des classes.

La question fut posée par l'histoire d'une façon beaucoup plus concrète et plus aiguë. L'Assemblée Constituante fût donc obligée, étant donnée la composition de sa majorité, de conférer le pouvoir au groupe d'un Tschernow, d'un Kérensky et d'un Tseretelli. Mais ce groupe était-il en état de diriger la Révolution ? Pouvait-il trouver un appui dans la classe qui est, en quelque sorte, l'épine dorsale de la Révolution ? Non. La classe qui constituait le véritable coeur de la révolution s'était immédiatement heurtée contre son écorce démocratique et cela seul scellait la destinée de la Constituante.

Sa dissolution était la seule solution possible : la solution chirurgicale, le seul moyen de sortir d'une situation contradictoire qui n'avait pas été créée par nous mais par toute la série des événements antérieurs.

 



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