1906 |
Cet ouvrage va permettre de tirer les bilans de la révolution russe de 1905. C'est la première formulation achevée de la théorie de la Révolution Permanente. |
Bilan et Perspectives
2. villes et capital
Les villes russes sont un produit de l'histoire moderne; plus précisément, un produit des dernières décennies. A la fin du règne de Pierre Ier, dans le premier quart du XVIII° siècle, la population urbaine représentait un peu plus de 328 000 personnes, soit 3 % de la population totale du pays. A la fin du même siècle, elle atteignait le chiffre de 1 301 000, soit 4,1 % de la population totale. En 1812, la population urbaine s'élevait à 1 653 000 personnes, ou 4,4 % du total. Au milieu du XIX° siècle, elle ne dépassait pas encore le chiffre de 3 482 000 personnes, 7,8 % du total. Enfin, le dernier recensement, en 1897, évaluait la population des villes à 16 289 000 personnes, environ 13 % de la population totale [1].
Si nous considérons la ville non pas seulement comme une unité administrative, mais comme une formation économico-sociale, il nous faut admettre que les chiffres ci-dessus ne représentent pas une peinture exacte du développement urbain : l'histoire de l'État russe nous montre de nombreux exemples où des chartes furent accordées ou retirées à des villes pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec une appréciation scientifique. Ces chiffres n'en montrent pas moins clairement l'insignifiance des villes de la Russie d'avant la réforme, et leur croissance fébrile durant la dernière décennie. Selon les calculs de Mikhailovsky, de 1885 à 1897, la population des villes avait augmenté de 33,80 %; elle s'est donc accrue plus de deux fois plus vite que la population russe tout entière, dont l'accroissement était de 15,25 %, et près de trois fois plus vite que la Population rurale (12,7 %). Si nous y ajoutons les villages et hameaux industriels, la rapidité de la croissance de la population urbaine (entendons par là toute la population non agricole) apparaît encore plus claire.
Cependant, les villes russes modernes ne diffèrent pas seulement des anciennes par le nombre de leurs habitants, mais aussi par leur type social : ce sont des centres commerciaux et industriels. La majeure partie de nos anciennes villes ne jouaient pratiquement aucun rôle économique; c'était des centres militaires et administratifs ou des forteresses; leurs habitants étaient des fonctionnaires de l'État et vivaient aux dépens du Trésor public; la cité, en général, était un centre administratif, militaire et fiscal.
D'ailleurs, si d'autres que des fonctionnaires, pour des raisons de sécurité, résidaient dans l'enceinte de la ville ou dans ses faubourgs, cela ne les empêchait pas de continuer à exercer leurs activités agricoles. La plus grande ville de l'ancienne Russie, Moscou, n'était, selon M. Milioukov, qu' "un manoir royal"; une partie considérable de la population était rattachée, d'une façon ou d'une autre, à la cour, comme membres de la suite du souverain, gardes ou domestiques. D'après le recensement de 1701, sur 16 000 chefs de famille, plus de 7 000, soit 44 % du total, étaient fermiers ou artisans, et même ceux-là vivaient dans la dépendance de l'État et travaillaient pour le palais. Des 9 000 restants, 1500 appartenaient au clergé, les autres à la couche sociale dirigeante. Ainsi, les villes russes, comme les villes des régimes de despotisme asiatique, et contrairement aux villes artisanales et commerçantes du Moyen Age européen, étaient uniquement consommatrices. Au même moment, les villes occidentales défendaient avec plus ou moins de succès le principe que les artisans n'avaient pas le droit de résider dans les villages; les villes russes, elles, ne tentèrent jamais d'atteindre de tels objectifs. Où donc étaient les manufactures et les métiers artisanaux ? A la campagne, attachés à l'agriculture.
A cause du faible niveau économique et de la rapacité féroce de l'État, il ne put se constituer aucune accumulation de richesse ni s'instituer aucune division sociale du travail. A l'été plus court correspondaient des loisirs hivernaux plus longs qu'à l'Ouest. Dans ces conditions, la manufacture ne se sépara jamais de l'agriculture pour se concentrer dans les villes; elle resta à la campagne, comme une occupation auxiliaire à côté de l'agriculture. Lorsque, dans la deuxième moitié du XIX° siècle, l'industrie capitaliste commença à se développer largement, elle ne trouva en face d'elle à peu près aucun artisanat urbain, mais seulement des métiers villageois [2] "Pour un million et demi, au plus, d'ouvriers d'usine qu'il y a en Russie, écrit M. Milioukov, il n'y a pas moins de quatre millions de paysans occupés à des travaux à domicile dans leurs propres villages, et qui continuent en même temps à exercer leur métier d'agriculteur. C'est là la classe dont... sont sorties les usines européennes, mais elle n'a, à aucun degré, participé... à l'établissement des usines russes."
Bien entendu, la croissance ultérieure de la population et de sa productivité a jeté les bases de la division sociale du travail, et donc de l'artisanat urbain. Mais c'est la grande industrie capitaliste qui s'est emparée de ces bases, grâce à la pression économique des pays avancés, si bien que les métiers des villes n'eurent pas le temps de se développer.
Les quatre millions d'artisans ruraux constituaient cette même couche sociale dont les membres, en Europe, formèrent le noyau de la population des villes, entrèrent dans les corporations comme maîtres ou comme compagnons, et restèrent, par la suite, de plus en plus hors des corporations. Pendant la grande Révolution, ce fut précisément la classe des artisans qui forma le noyau de la population des quartiers les plus révolutionnaires de Paris. Ce seul fait – l'insignifiance de notre artisanat urbain – a eu d'immenses conséquences pour notre révolution [3].
Le trait économique essentiel de la ville moderne, c'est qu'elle transforme des matières premières fournies par la campagne. C'est pourquoi, pour elle, les conditions de transport sont décisives. Seuls, les chemins de fer pouvaient élargir suffisamment les sources de ravitaillement des villes pour que de telles masses humaines puissent s'y concentrer. Et c'est la croissance de la grande industrie qui a rendu nécessaire la concentration de la population. Dans une ville moderne, au moins dans une ville de quelque importance économique et politique, c'est la classe des travailleurs salariés, fortement différenciée du reste des citadins, qui constitue le noyau de la population. C'est cette classe, encore inconnue, pour l'essentiel, durant la grande Révolution française, qui était destinée à jouer le rôle décisif dans notre révolution.
Le système industriel ne se contente pas de pousser le prolétariat au premier plan, il coupe aussi l'herbe sous le pied à la démocratie bourgeoise. Car celle-ci, lors des révolutions précédentes, avait pris appui sur la petite bourgeoisie des villes : artisans, petits boutiquiers, etc.
Un autre motif du rôle exceptionnel joué par le prolétariat russe, c'est que le capital russe est, dans une forte proportion, d'origine étrangère. C'est pour cette raison, selon Kautsky, que le prolétariat a crû bien davantage en nombre, puissance et influence, que le libéralisme bourgeois.
Comme nous l'avons dit plus haut, le capitalisme ne s'est pas développé en Russie à partir du système artisanal. Il a réalisé la conquête de la Russie avec, derrière lui, le développement économique de l'Europe tout entière, ayant devant lui, pour concurrent immédiat, l'artisan villageois impuissant ou l'artisan urbain misérable, et, comme réservoir de force de travail, la paysannerie à moitié réduite à la mendicité. Et l'absolutisme a contribué de diverses manières à placer le pays sous le joug du capitalisme.
En premier lieu, il fit du paysan russe un tributaire des Bourses du monde entier. Le manque de capitaux dans le pays et le besoin constant d'argent du gouvernement créèrent un terrain favorable à la conclusion d'emprunts étrangers usuraires. Du règne de Catherine II au ministère de Witte et Dournovo, les banquiers d'Amsterdam, de Londres, de Berlin et de Paris cherchèrent systématiquement à transformer l'autocratie en une colossale spéculation boursière. Une partie considérable des prétendus emprunts "intérieurs", c'est-à-dire des emprunts placés dans les institutions de crédit du pays lui-même, ne se distinguaient nullement des emprunts étrangers, car ils étaient, en réalité, couverts par des capitalistes étrangers. L'absolutisme, qui prolétarisait et paupérisait la paysannerie en l'écrasant d'impôts, transforma les millions de la Bourse européenne en soldats et en navires de guerre, en cellules de prisons et en chemins de fer. La plus grande partie de ces dépenses était, du point de vue économique, absolument improductive. Une énorme fraction du produit national partait, sous forme d'intérêts, pour l'étranger, où elle enrichissait et renforçait l'aristocratie financière européenne. Certes, les capitalistes financiers européens, dont l'influence politique, dans les pays à régime parlementaire, n'a cessé de croître durant les dix dernières années et a rejeté à l'arrière-plan celle des capitalistes commerciaux et industriels, ont fait du gouvernement tsariste leur vassal; mais ils ne pouvaient ni ne souhaitaient devenir - et ne devinrent pas - partie intégrante de l'opposition bourgeoise à l'intérieur des frontières russes. Ils s'inspiraient, dans leurs sympathies et leurs antipathies, des principes posés par les banquiers hollandais Hoppe et Cie quand ils formulaient les conditions de l'emprunt consenti au tsar Paul en 1798 : "Les intérêts doivent être payés sans aucun égard aux circonstances politiques." La Bourse européenne était même directement intéressée au maintien de l'absolutisme, car aucun autre gouvernement n'aurait pu garantir un tel taux d'intérêt usuraire. Mais le capital européen ne pénétrait pas seulement en Russie par le canal des emprunts d'État. Les sommes d'argent même dont le paiement absorbait une bonne part du budget de l'État russe retournaient en territoire russe sous forme de capital commercial et industriel, attiré par les richesses naturelles intactes du pays, et spécialement par les forces de travail d'ouvriers inorganisés qui n'avaient pas acquis l'habitude de résister au capital. La dernière période de notre boom industriel de 1893-1899 fut aussi une période d'immigration accélérée du capital européen. Ainsi donc, ce fut un capital qui, comme par le passé, restait largement européen, et dont le pouvoir politique avait son siège aux parlements français et belge, qui mobilisa la classe ouvrière en Russie.
En réduisant à l'état d'esclavage économique ce pays arriéré, le capital européen faisait franchir à ses principales branches de production et à ses principaux moyens de communication toute une série d'étapes techniques et économiques intermédiaires, par lesquelles ils avaient eu à passer dans leur pays d'origine; mais d'autant moins nombreux furent les obstacles qu'il rencontra sur la voie de sa domination économique, et d'autant plus insignifiant se révéla son rôle politique.
La bourgeoisie européenne est issue du Tiers-État du Moyen Age. Au nom des intérêts du peuple, qu'elle désirait exploiter elle-même, elle leva l'étendard de la protestation contre le pillage et la violence exercée par les deux premiers états. La monarchie des états du Moyen Age, dans le cours de sa transformation en absolutisme bureaucratique, s'appuya sur la population des villes en lutte contre les prétentions du clergé et de la noblesse. La bourgeoisie mit à profit cette situation pour sa propre élévation politique. Ainsi, l'absolutisme bureaucratique et la classe capitaliste se développèrent simultanément et lorsque, en 1789, ils entrèrent en conflit, la bourgeoisie fit la preuve qu'elle avait toute la nation derrière elle.
L'absolutisme russe se développa sous la pression directe des États occidentaux. Il s'approprie leurs méthodes de gouvernement et leur administration bien avant que les conditions économiques intérieures ne permettent à une bourgeoisie capitaliste de s'élever. A une époque où les villes russes ne jouaient encore qu'un rôle économique absolument insignifiant, il disposait déjà d'une formidable armée permanente, d'un appareil fiscal et bureaucratique centralisé, et s'était irrémédiablement endetté à l'égard des banquiers européens.
Le capital occidental fit irruption avec la coopération directe de l'absolutisme, et transforma en peu d'années bon nombre de vieilles villes archaïques en centres commerciaux et industriels; il créa même, en un court laps de temps, de nouvelles villes commerciales et industrielles en des lieux jusque-là absolument inhabités. Ce capital apparut fréquemment sous la forme de grandes compagnies par actions au porteur. Pendant les dix ans du boom industriel de 1893-1902, le montant total du capital par actions augmenta de deux milliards de roubles, alors que, de 1854 à 1892, il n'avait augmenté que de 900 millions. Le prolétariat se trouva immédiatement concentré en masses énormes cependant que ne subsistait, entre ces masses et l'autocratie, qu'une bourgeoisie capitaliste numériquement très faible, isolée du "peuple", à demi étrangère, sans traditions historiques, et inspirée uniquement par l'appât du gain.
Notes
[1] Ces chiffres sont extraits des Essais de Milioukov. La population urbaine de toute la Russie, Sibérie et Finlande incluses, se montait, au moment du recensement de 1897, à 17 122 000 personnes, ou 13,25% du total (D. Mendéléev, op. cit., 2e édition, tableau de la p. 90).
[2] Petit artisanat paysan qui a eu une grande importance économique même après la révolution d'octobre dans les gouvernorats forestiers du Nord.
[3] A une époque où des comparaisons dépourvues de tout élément critique entre la révolution russe et la révolution française de 1789 étaient devenues des lieux communs, Parvus indiqua, avec beaucoup de sagacité, que c'était là qu'il fallait chercher la source du destin particulier de la révolution russe. (Parvus Helphand, social-démocrate allemand, contribua avec Trotsky, en 1904-1905, à l'élaboration de la théorie de la révolution permanente. – N.d.T.)