1928 |
L'Opposition de Gauche face au centrisme bureaucratique. |
L'Internationale Communiste après Lenine
CRITIQUE DU PROGRAMME DE L'INTERNATIONALE COMMUNISTE
Dans le nouveau projet de programme, la suppression du mot d'ordre des États-Unis soviétiques d'Europe (qui avait déjà été approuvé par l'Internationale communiste en 1923, après une assez longue discussion intérieure) ne peut en rien se justifier. Mais, peut-être, sur cette question justement, les auteurs veulent-ils en " revenir " à la position de Lénine, en 1915 ? Encore faut-il comprendre correctement cette position.
Comme on le sait, dans la première période de la guerre, Lénine hésita à propos du mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe, qui fut tout d'abord introduit dans les thèses du Social-Démocrate (organe central du parti à l'époque) ; ensuite Lénine le repoussa. Cela signifie simplement qu'il ne s'agissait pas de le repousser à tout jamais pour des questions de principe, mais qu'il convenait de l'apprécier du point de vue tactique, par référence à une étape donnée. Il est inutile de préciser que Lénine considérait que les Etats-Unis ne se réaliseraient pas dans le cadre de l'Europe capitaliste. Je ne voyais pas les choses autrement quand, avançant le mot d'ordre des Etats-Unis uniquement comme la forme de la dictature du prolétariat pour l'avenir, j'écrivais :
" Une unité économique quelque peu complète de l'Europe, qui serait réalisée par en haut, à la suite d'une entente entre gouvernements capitalistes, est une utopie. Dans cette voie, l'affaire ne peut aller au-delà de compromis partiels et de demi-mesures. Par là même, l'union économique de l'Europe qui est susceptible d'apporter d'énormes avantages au producteur et au consommateur et en général à tout le développement culturel, devient la tâche révolutionnaire du prolétariat européen, dans sa lutte contre le protectionnisme impérialiste et son instrument, le militarisme " (TROTSKY, Programme de la paix, vol. III, 1ère partie, p. 85 de l'édition russe).
Et plus loin (p. 92 de la même édition) :
" Les Etats-Unis d'Europe représentent d'abord la forme, l'unique forme concevable de la dictature du prolétariat européen. "
Mais, à cette époque, Lénine voyait certains dangers à présenter la question sous cette forme. Etant donné que l'expérience de la dictature du prolétariat n'avait été faite dans aucun pays, en raison aussi de l'absence de toute position théorique claire sur cette question (même dans l'aile gauche de la social-démocratie d'alors), le mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe pouvait amener à penser que la révolution prolétarienne devait commencer simultanément, au moins sur tout le continent européen. C'est précisément contre ce danger d'interprétation que Lénine mettait en garde. Mais, sur cette question, je n'avais pas le moindre désaccord avec Lénine. J'écrivais alors :
" Qu'aucun pays ne doive " attendre " les autres dans sa lutte, c'est une vérité élémentaire, qu'il est utile et nécessaire de répéter, afin qu'on ne substitue pas à l'idée de l'action internationale parallèle celle de l'inaction internationale et de l'attente. Sans attendre les autres, nous commençons et nous poursuivrons la lutte sur le terrain national, avec l'assurance que notre initiative donnera un élan à la lutte dans les autres pays " (TROTSKY, I9I7, vol. III, 1ère partie, p. 90 de l'édition russe).
Plus loin, viennent justement mes propos, que Staline cita lors du VIIe plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, comme l'expression la plus pernicieuse du " trotskysme ", c'est-à-dire la " méfiance " envers les forces internes de la révolution et l'espoir de recevoir un secours du dehors :
" Si cela [l'extension de la révolution à d'autres pays : L. T.] ne se produisait pas, il n'y aurait aucun espoir permettant de croire (comme en témoignent l'expérience historique et la réflexion théorique) que, par exemple, la Russie révolutionnaire pourrait résister face à une Europe conservatrice, ou qu'une Allemagne socialiste pourrait se maintenir, isolée, dans le monde capitaliste " (TROTSKY, vol. III, 1ère partie, p. 90 : 1917).
C'est en s'appuyant sur cette citation et sur deux ou trois autres du même ordre que le VIIe plénum a prononcé sa condamnation contre le " trotskysme ", qui, sur cette " question fondamentale " n'aurait " rien de commun avec le léninisme ". Arrêtons-nous donc un instant pour entendre Lénine lui-même.
Le 7 mars 1918, il dit, à propos de la paix de Brest-Litovsk :
" C'est une leçon parce qu'il est absolument vrai que sans révolution allemande nous périrons " (Volume des Œuvres de LÉNINE, n° 27, p. 95, édition française).
Et une semaine plus tard :
" L'impérialisme universel et la marche triomphale de la révolution sociale ne peuvent coexister. "
Quelques semaines après encore, le 23 avril, Lénine déclarait :
" Notre condition de pays attardé nous a poussés de l'avant, mais nous périrons si nous ne savons pas tenir jusqu'au moment où nous rencontrerons le puissant appui des ouvriers insurgés des autres pays " (souligné par nous [L. T.], Œuvres de LÉNINE, vol. no 27, p. 239 de l'édition française).
Mais peut-être cela était-il dit sous l'influence particulière de la crise de Brest-Litovsk ? Non ; en mars 1919, Lénine répétait de nouveau :
" Nous vivons non seulement dans un Etat, mais dans un système d'Etats et l'existence d'une République soviétique à côté d'Etats impérialistes ne peut se concevoir pendant un très long temps. A la fin l'un ou l'autre vaincra " (Volume n° 16, p. 102 de l'édition russe).
Encore un an après, le 7 avril 1920, Lénine rappelait :
" Le capital, si on le prend à l'échelle internationale, est encore plus fort aujourd'hui que le pouvoir soviétique, non seulement militairement, mais économiquement. C'est de cette constatation fondamentale qu'il convient de partir et il ne faut jamais l'oublier " (Œuvres de LÉNINE, volume n° 30, p. 518 de l'édition française).
Le 27 novembre 1920, à propos de la question des concessions, Lénine dit :
" Actuellement, nous sommes passés de la guerre à la paix, mais nous n'avons pas oublié que la guerre reviendra. Tant que le capitalisme existera à côté du socialisme, nous ne pourrons pas vivre en paix ; on chantera le Requiem soit de la République soviétique, soit du capitalisme mondial. C'est un ajournement de la guerre. "
Mais, peut-être, l'existence prolongée de la République soviétique a-t-elle amené Lénine à " reconnaître son erreur ", à abandonner " sa méfiance envers les forces intérieures " de la Révolution d'Octobre ?
Au IIIe Congrès de l'Internationale communiste, c'est-à-dire en juillet 1921, il affirmait :
" Il s'est créé un équilibre extrêmement précaire, extrêmement instable, il est vrai, qui permet à la République socialiste d'exister, mais certainement pour peu de temps, dans l'encerclement capitaliste " (LÉNINE, Œuvres, vol. 32, p. 484 de l'édition française).
Il y a plus ; le 5 juillet I921, lors d'une séance du Congrès, Lénine déclara franchement :
" Pour nous il était clair que sans le soutien de la révolution internationale mondiale, la victoire de la révolution prolétarienne était impossible. Avant comme après la révolution, nous pensions : ou bien la révolution éclatera très vite dans les pays capitalistes les plus évolués, ou bien dans le cas contraire, nous devrons périr. Malgré cette conviction, nous avons fait ce que nous pouvions, en toutes circonstances, pour sauver le système soviétique, car nous savons que nous ne travaillions pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour la révolution internationale " (LÉNINE, Œuvres, vol. 32, p. 511 de l'édition française).
Combien, en leur simplicité, ces paroles, qu'anime le souffle de l'internationalisme, sont éloignées des inventions des actuels épigones si satisfaits d'eux-mêmes !
En tout cas, j'ai le droit de demander : en quoi toutes ces déclarations léninistes diffèrent-elles de ce que j'affirmais en 1915, à savoir que la future Russie révolutionnaire (ou la future Allemagne socialiste) ne pourrait subsister isolée dans un monde capitaliste ? Les délais ont déjoué les prévisions – non seulement les miennes, mais aussi celles de Lénine ; mais la pensée fondamentale conserve toute sa valeur ; elle est peut-être plus vraie maintenant que jamais. Au lieu de la condamner, comme l'a fait le VIIe plénum (sur la base d'un rapport incompétent et hypocrite), il est indispensable de l'introduire dans le programme de l'Internationale communiste.
Dans la défense du mot d'ordre des Etats-Unis soviétiques d'Europe, nous avions signalé, en 1915, que la loi du développement inégal n'est pas, en elle-même, un argument contre lui ; en effet, l'inégalité du développement historique est elle-même inégale par rapport à divers Etats et continents : les pays d'Europe se développent inégalement les uns par rapport aux autres ; cependant, on peut dire avec certitude, au point de vue historique, tout au moins pour la période de l'histoire qu'il est possible d'envisager, qu'aucun de ces pays européens ne possède sur les autres l'avance que l'Amérique a prise sur l'Europe. Il existe une échelle d'inégalité pour l'Amérique et une autre pour l'Europe. Les conditions historiques et géographiques ont prédéterminé entre les pays d'Europe des liens organiques si serrés qu'ils ne peuvent les défaire. Les gouvernements bourgeois actuels de l'Europe ressemblent à ces assassins attachés à la même chaîne. La révolution en Europe – comme il a déjà été dit – aura, en dernière analyse, une importance décisive pour l'Amérique. Mais, dans l'immédiat, à court terme, la révolution en Allemagne aura une importance plus grande pour la France que pour les Etats-Unis de l'Amérique du Nord. C'est cette relation imposée par l'histoire qui assure la validité politique du mot d'ordre de la Fédération des soviets d'Europe. Nous parlons de validité relative, car il est évident qu'à travers l'immense pont que constitue l'Union soviétique, cette fédération s'étendra vers l'Asie, pour entrer, ensuite, dans l'Union des Républiques socialistes du monde. Mais ce sera déjà une seconde époque ou le grand chapitre suivant de la période impérialiste; quand nous l'aborderons, nous trouverons les formules convenables.
Que le désaccord avec Lénine, en 1915, à propos des Etats-Unis d'Europe, ne relève que de considérations tactiques, nous pourrions le démontrer sans peine à l'aide d'autres citations; mais le mieux est encore de se référer au cours suivi ultérieurement par les événements : en 1923, l'Internationale communiste reprit officiellement le mot d'ordre litigieux. Si, en 1915, le mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe n'avait pu être admis pour des raisons de principes – comme tentent maintenant de l'affirmer les auteurs du projet de programme – l'Internationale communiste n'aurait pu l'adopter huit ans plus tard : il faut croire que la loi du développement inégal n'avait pas cessé d'agir dans ce laps de temps.
Toute la façon de poser la question, telle qu'elle est indiquée plus haut, part de la dynamique du processus révolutionnaire pris dans son ensemble. La révolution internationale est considérée comme un processus qui embrasse tout un ensemble de relations internes, si bien qu'on ne peut prévoir ni déterminer concrètement la succession de toutes ses phases, mais dont les traits historiques généraux sont parfaitement clairs : sans cette compréhension, il est absolument impossible de s'orienter correctement en politique.
Mais les choses changent radicalement d'aspect si l'on part de l'idée du développement socialiste s'accomplissant et même s'achevant dans un seul pays. Nous avons maintenant une " théorie " qui enseigne que la construction complète du socialisme est possible dans un seul pays et que les rapports avec les pays capitalistes pourraient s'établir sur la " neutralisation " de la bourgeoisie mondiale (Staline).
Dans cette optique – qui est un point de vue national-réformiste et non pas révolutionnaire et internationaliste – la nécessité du mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe disparaît, ou tout au moins s'affaiblit. Mais, précisément, ce mot d'ordre nous paraît d'une importance vitale, car il renferme la condamnation de l'idée qu'un développement socialiste isolé est possible. Pour le prolétariat de chaque pays européen, à un plus haut degré encore que pour l'U.R.S.S. (mais il y a seulement une différence de degré), l'extension de la révolution dans les pays voisins et le soutien que chacun apportera à l'autre par la force des armes, s'imposent avec une absolue nécessité ; non pas au nom d'une solidarité internationale abstraite qui est incapable de mettre les classes en mouvement, mais en raison d'une exigence vitale qui a été formulée des centaines de fois par Lénine : sans l'aide en temps voulu de la révolution internationale, nous ne tiendrons pas. Le mot d'ordre des Etats-Unis soviétiques répond à cette dynamique de la révolution prolétarienne ; elle ne surgit pas uniformément dans tous les pays, mais s'étend de l'un à l'autre ; elle exige une liaison serrée entre tous les pays, et tout d'abord ceux d'Europe, afin qu'ils organisent et leur défense contre de puissants ennemis extérieurs et leur économie.
Sans doute, tentera-t-on d'objecter qu'après la crise de la Ruhr durant laquelle, pour la dernière fois, ce mot d'ordre fut mis en avant, il ne joua plus un rôle important dans l'agitation des partis communistes européens et, si l'on peut dire, ne prit pas racine. Mais il en est absolument de même pour les mots d'ordre du gouvernement ouvrier, des soviets, etc, autrement dit pour tous les mots d'ordre qui précèdent directement la révolution. La désaffection où est tombée l'idée des Etats-Unis soviétiques d'Europe s'explique par le fait que, contrairement au jugement erroné du Ve Congrès, depuis la fin de 1923, le mouvement révolutionnaire en Europe est allé en s'affaiblissant. C'est pour cela, précisément, qu'il serait dangereux d'élaborer un programme, ou certaines de ses parties, en se référant seulement à cette période. Ce n'est pas par hasard que le mot d'ordre des Etats-Unis soviétiques d'Europe fut adopté, en dépit de toutes les appréhensions, précisément en 1923, quand on s'attendait au déclenchement de la révolution en Allemagne, et quand les rapports des Etats en Europe soulevaient des problèmes d'une difficulté particulière. Toute nouvelle aggravation de la crise européenne, et à plus forte raison de la crise mondiale, si elle est suffisamment forte pour poser à nouveau les problèmes politiques fondamentaux, créera immanquablement les conditions favorables à la relance du mot d'ordre des Etats-Unis soviétiques d'Europe. C'est donc une erreur radicale que de ne pas en faire mention dans le programme, sans pour autant le rejeter clairement; autrement dit on le garde en réserve, " à tout hasard ". Or, dans les questions de principe, la politique des réserves ne vaut rien.
Comme nous le savons déjà, le projet s'efforce – et cela mérite d'être loué – de prendre, comme point de départ, l'économie mondiale et ses tendances internes. La Pravda a parfaitement raison : c'est en cela que nous nous distinguons fondamentalement de la social-démocratie nationale patriote. Ce n'est qu'en partant de l'économie mondiale (tout qui domine les diverses parties) que l'on peut formuler le programme du parti international du prolétariat. Mais, justement, en analysant les tendances essentielles de l'évolution mondiale, non seulement le projet révèle des lacunes qui le dévalorisent – ce qui a été montré plus haut – mais aussi tombe dans de grossières déformations qui entraînent de lourdes erreurs.
A plusieurs reprises, et pas toujours à propos, le projet se réfère à la loi du développement inégal du capitalisme, présentée comme une loi fondamentale de celui-ci déterminant à peu près tout. Une série d'erreurs du projet – dont une qui est capitale du point de vue théorique – ont pour fondement une conception unilatérale et erronée – ni marxiste, ni léniniste – de la loi du développement inégal.
Dans son premier chapitre, le projet dit :
" L'inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Cette inégalité augmente et s'accentue encore à l'époque de l'impérialisme. "
C'est vrai. Cette formule condamne la manière dont Staline a posé récemment la question, quand il prétendait que la loi du développement inégal était inconnue de Marx et d'Engels et qu'elle a été découverte par Lénine. Le 15 septembre 1925, Staline écrivait que Trotsky ne pouvait nullement se référer à Engels, car celui-ci écrivait à une époque où il ne pouvait pas même être question ( !! ) de la loi du développement inégal des pays capitalistes. Une telle déclaration peut paraître invraisemblable ; néanmoins, Staline (coauteur du projet) l'a répétée plusieurs fois. Comme nous le voyons, le texte du projet fait, sur ce point, un pas en avant. Cependant, si on laisse de côté cette correction d'une faute élémentaire, il reste que ce que le projet dit de la loi du développement inégal est, dans son fond, unilatéral et très insuffisant.
Avant tout, il serait plus juste de dire que toute l'histoire de l'humanité se déroule sous le signe du développement inégal. Le capitalisme trouve les différentes parties du monde à des degrés de développement déjà diversifiés, dont chacun comporte des contradictions internes profondes. A la position de départ du capitalisme, on constate une extrême variété des niveaux atteints et une extraordinaire inégalité du rythme de développement dans les diverses parties de l'humanité, au cours de différentes périodes. Ce n'est que par étapes que le capitalisme maîtrise cette inégalité qu'il a héritée, la manifeste et la modifie par ses méthodes propres et en suivant ses propres voies. Se distinguant en cela des systèmes économiques qui le précédèrent, le capitalisme a la propriété d'étendre continuellement son expansion, de pénétrer dans des régions nouvelles, de surmonter les différences, de transformer les économies provinciales et nationales fermées sur elles-mêmes en un système de vases communicants, et ainsi de rapprocher, d'égaliser les niveaux économiques et culturels des pays les plus avancés et des pays les plus arriérés. Sans ce processus fondamental, on ne saurait expliquer le nivellement relatif de l'Europe et de l'Angleterre d'abord, de l'Amérique et de l'Europe ensuite, ainsi que l'industrialisation des colonies qui diminue l'écart entre les Indes et la Grande-Bretagne; il en résulte que c'est sur les conséquences de tous les processus énumérés que se fonde, non seulement le programme de l'Internationale communiste, mais son existence même.
Par le rapprochement économique des pays et l'égalisation des niveaux de leur développement, le capitalisme agit avec ses méthodes, c'est-à-dire avec des méthodes anarchiques qui sapent son propre travail, en opposant un pays à un autre et une branche de la production à une autre, en développant certaines parties de l'économie mondiale, en freinant et en retardant d'autres secteurs. Seule la combinaison de ces deux tendances fondamentales – toutes deux conséquences de la nature du capitalisme – nous explique le vivant entrelacement du processus historique.
L'impérialisme accentue encore ces deux tendances, en raison de l'universalité, de la mobilité et de la dispersion du capital financier, cette force vive de l'impérialisme. Avec une rapidité et à une profondeur jusqu'alors inconnues, l'impérialisme relie en un tout les divers ensembles nationaux et continentaux, créant entre eux une étroite et vitale dépendance, rapprochant leurs méthodes économiques, leurs formes sociales et leurs niveaux de développement. En même temps, l'impérialisme poursuit son but avec des procédés si contradictoires, en faisant de tels bonds, en se livrant à de telles razzias dans les pays et régions retardataires, que l'unification et le nivellement de l'économie mondiale s'accomplissent avec plus de violences et de convulsions qu'à toutes les époques précédentes. Seule, cette conception dialectique, et non pas mécanique, de la loi du développement inégal permet d'éviter l'erreur radicale à laquelle n'échappe pas le projet de programme proposé au VIe Congrès.
Immédiatement après avoir caractérisé cette loi de la façon unilatérale que nous avons soulignée plus haut, le projet de programme dit :
" Il s'ensuit que la révolution internationale du prolétariat ne peut être envisagée comme un acte simultané qui s'accomplirait partout en même temps. De là découle la possibilité de la victoire du socialisme d'abord dans quelques pays peu nombreux, et même dans un seul pays capitaliste, pris isolément. "
Que la révolution internationale du prolétariat ne puisse être un " acte simultané " cela n'est, certes, contesté par personne, surtout après l'expérience de la Révolution d'Octobre réalisée par la classe ouvrière d'un pays retardataire sous la pression de la nécessité historique et sans attendre que le prolétariat des pays avancés " rectifie le front ". Dans ces limites, la référence à la loi du développement inégal est absolument juste et pleinement opportune. Mais il en va tout autrement de la seconde partie de la conclusion, et plus précisément de l'affirmation bien légère relative à la possible victoire du socialisme " dans un seul pays capitaliste, pris isolément ". Dans sa démonstration, le projet de programme dit simplement : " De là découle "; en d'autres termes, cette possibilité se déduirait de la loi du développement inégal. Or, non seulement il n'en est pas ainsi, mais encore " de là découle " directement le contraire. Si le processus historique consistait en ce que les divers pays évoluent non seulement inégalement, mais aussi indépendamment l'un de l'autre, isolément l'un de l'autre, alors, sans doute, pourrait se déduire de la loi du développement inégal la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays capitaliste : d'abord dans le plus avancé, puis dans les autres, au fur et à mesure. C'était là la conception courante du passage au socialisme dans la social-démocratie d'avant-guerre. C'était précisément la consécration théorique du social-patriotisme. Le projet, certes, ne s'arrête pas à ce point de vue, mais il y glisse.
L'erreur théorique du projet est de chercher à tirer de la loi du développement inégal ce qu'elle ne renferme pas et ne peut pas renfermer. L'inégalité ou le développement non coordonné des divers pays porte continuellement atteinte aux liens et à l'interdépendance économique croissante qui existent entre ces pays : après quatre années d'une infernale boucherie, ils sont contraints d'échanger du blé, du pétrole, de la poudre et des bretelles. Sur ce point essentiel, le projet présente la question comme si l'évolution historique se produisait seulement par bonds; mais le terrain économique qui la commande échappe complètement aux auteurs du projet ou est arbitrairement négligé par eux. Ils procèdent ainsi pour défendre l'indéfendable théorie du socialisme dans un seul pays.
Après ce qui a été dit, il n'est pas difficile de comprendre que la seule façon juste de poser la question serait de déclarer : déjà à l'époque pré-impérialiste, Marx et Engels en étaient venus à conclure que, d'une part, l'inégalité, c'est-à-dire les secousses du développement historique, fait que la révolution prolétarienne s'étendra sur toute une époque, qu'elle entraînera les nations, les unes après les autres, dans le torrent révolutionnaire; mais d'autre part, l'interdépendance organique des divers pays qui est devenue une division internationale du travail exclut la possibilité de la construction du socialisme dans un seul pays. Maintenant plus que jamais, alors que l'impérialisme a étendu, approfondi et avivé ces deux tendances antagonistes, la doctrine marxiste qui proclame qu'on peut commencer la révolution socialiste sur une base nationale mais qu'on ne peut construire la société socialiste dans le cadre national est deux ou trois fois plus vraie. Dans cette question, Lénine n'a fait qu'élargir et rendre plus concrètes et la manière dont Marx avait posé la question et la solution qu'il lui avait donnée.
Le programme de notre parti [1] part de l'idée que la Révolution d'Octobre et la construction du socialisme sont conditionnées par la situation internationale. Pour le démontrer, il suffirait, simplement, de recopier toute la partie théorique de notre programme. Rappelons seulement ici que, lors du VIIIe Congrès du parti, quand le défunt Podbielsky estima que certaines formules du programme ne se rapportaient qu'à la révolution en Russie, Lénine lui répondit ainsi dans le discours de clôture de cette discussion (19 mars 1919) :
" Podbielsky a attaqué un des paragraphes parlant de la révolution sociale en préparation... Manifestement, une telle critique n'est pas fondée car notre programme évoque une révolution sociale de portée mondiale " (LÉNINE, Œuvres, vol. XXIX, p. 186 de l'édition française).
Il n'est pas superflu de mentionner, ici, qu'à peu près à cette époque, Lénine proposa d'appeler notre parti, non pas " Parti communiste russe " mais " Parti communiste ", afin de mieux souligner qu'il est le parti de la révolution internationale. Au Comité central, Lénine ne reçut que ma voix à l'appui de sa proposition. Cependant, il ne porta pas la question devant le Congrès, puisque dans le même temps s'organisait la IIIe Internationale. Une telle attitude excluait l'idée même du socialisme dans un seul pays. C'est pour cette seule raison que le programme du parti ne condamna pas cette théorie, mais tout simplement l'ignora.
Mais dans le programme des Jeunesses communistes – adopté deux ans plus tard – il fallut déjà, pour éduquer la jeunesse dans l'esprit de l'internationalisme, la mettre directement en garde contre les illusions nationales dans la question de la révolution prolétarienne. Mais nous reviendrons plus loin sur ce problème.
Il en va tout autrement avec le nouveau projet de programme de l'Internationale communiste, qui, conformément à l'évolution révisionniste de ses auteurs après 1924, entre, comme nous le voyons, dans une voie directement opposée. Cependant, la solution donnée à la question du socialisme dans un seul pays détermine la valeur du projet tout entier ; elle en fait ou un document marxiste ou un document révisionniste.
Certes, c'est avec soin et obstination que le projet relève, souligne, explique les différences entre la façon communiste et la façon réformiste de poser les questions. Mais ces assurances ne résolvent pas le problème. C'est comme si nous étions dans un navire, équipé de nombreux appareils et mécanismes marxistes, mais qui aurait toutes ses voiles ouvertes à des vents révisionnistes et réformistes. Celui qui, grâce à l'expérience des trois dernières décennies, et plus particulièrement au récent et riche enseignement des événements de Chine, a compris l'interdépendance dialectique puissante qui existe entre la lutte des classes et les programmes des partis, nous entendra quand nous disons que la nouvelle voilure révisionniste peut arrêter le fonctionnement des appareils de sécurité et de sauvetage du marxisme et du léninisme. Voilà pourquoi nous sommes dans l'obligation de nous étendre, plus en détails, sur cette question essentielle, qui, pour longtemps, déterminera le développement et le sort de l'Internationale communiste.
NOTES
[1] Programme adopté au VIIIe Congrès (mars 1919) en remplacement de celui qui avait été adopté au Congrès de 1903.