1935 |
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Œuvres – 1935
Journal d'exil
14 février
Les pronostics d'Engels sont toujours optimistes. Il n'est pas rare qu'ils devancent la marche réelle des événements. Peut-on concevoir, cependant, un pronostic historique qui, selon l'expression française, ne brûle pas quelques étapes intermédiaires ?
En fin de compte Engels a toujours raison. Ce qu'il dit dans ses lettres à Mme Vichnievetsky de l'évolution de l'Angleterre et des Etats-Unis ne s'est pleinement confirmé que dans l'époque d'après-guerre, quarante ou cinquante ans plus tard : mais à quel point confirmé ! Qui, parmi les grands hommes de la bourgeoisie, a prévu si peu que ce soit l'actuelle situation des pays anglo-saxons ? Les Lloyd George, Baldwin, Roosevelt, et ne parlons pas des MacDonald, font l'effet aujourd'hui encore (je dirais même aujourd'hui plus encore qu'hier) d'aveugles blancs-becs à côté du vieux, du clairvoyant, du prophétique Engels.
Quelle tête de bois faut-il qu'ils aient, tous ces Keynes, pour prétendre démenties les prévisions du marxisme !
Autant que j'en puis juger par les journaux qu'on m'envoie, les laquais de Staline en France – Thorez et Cie – ont tramé un véritable complot avec les chefs social-démocrates de droite pour mener campagne contre les " trotskystes ", en commençant par les organisations de jeunesses. Pendant combien de temps Staline et Boukharine nous ont-ils qualifiés " déviation social-démocrate ", puis social-fasciste ! En dépit de toute la différence de circonstances historiques, le bloc Blum-Cachin et leur lutte en commun contre le " trotskysme " rappellent étonnamment le bloc Kerensky-Tseretelli de 1912 et sa chasse à courre au bolchevisme. Leurs points de ressemblance, c'est l'esprit borné du petit-bourgeois " radical ", c'est sa terreur devant une situation menaçante, c'est son égarement quand il sent le sol se dérober sous lui, c'est son horreur de ceux qui lui disent tout haut ses vérités et lui prédisent son sort.
Les différences – et des différences qui ne sont malheureusement pas minces – c'est :
a) que les organisations ouvrières conservatrices (S.F.I.O., C.G.T.) jouent en France un rôle incomparablement plus grand qu'en 1917 en Russie ;
b) que le bolchévisme a été honteusement compromis par la caricature du parti stalinien ;
c) que toute l'autorité de l'Etat soviétique a été mise en oeuvre pour désorganiser et démoraliser l'avant-garde prolétarienne.
La bataille historique en France n'est pas encore perdue. Mais le fascisme a en la personne de Blum et des laquais de Staline d'inestimables auxiliaires. Thorez a retourné sens dessus dessous tous les raisonnements, les arguments et les méthodes de Thaelmann. Mais même retournée sens dessus dessous, la politique du stalinisme reste essentiellement la même. En Allemagne les deux appareils – social-démocrate et communiste – en menant une lutte de parade foraine, désaxée, ignorant les proportions, charlatanesque, ont détourné l'attention des travailleurs du péril qui montait; en France aussi les deux appareils se sont mis d'accord sur les illusions par lesquelles il est possible de détourner les travailleurs de la réalité. Le résultat est le même !
L'honnête, l'incorruptible, le national Temps dénonce " les logomachies politiques qui ne sont souvent que le nuage artificiel derrière lequel se dissimulent les intérêts particuliers ". Mélange de quaker et de Tartuffe, mais le quaker comme le tartuffe sont modernisés au goût de l'époque Oustric-Stavisky. L'organe du Comité des Forges stigmatise les intérêts particuliers ! Le Comité des Forges met au service de ses intérêts toute la presse française. Pas un seul journal radical n'ose, par exemple, rien publier sur la terreur fascisto-cléricale qui sévit dans les hôpitaux du Comité des Forges contre les ouvriers révolutionnaires : s'ils sont identifiés comme tels, on les jette dehors à la veille même d'être opérés. Le directeur – radical-socialiste, franc-maçon ou autre – d'un journal démocratique vous répond : " Je ne peux rien publier; l'an dernier, pour un entrefilet contre quelqu'un du Comité des Forges, mon journal a été privé par Havas de vingt mille francs de publicité. " Comment dès lors l'organe officieux de Wendel ne stigmatiserait-il pas les " intérêts particuliers " au nom du bien-être national !
En 1925 (ou 1924 ?) Krassine, en qualité de représentant politique soviétique en France, mena des pourparlers avec le directeur du Temps, et en fit rapport à une séance du Politburo pour recevoir les directives nécessaires. Les propositions du Temps étaient les suivantes :
a) la rédaction envoie à Moscou, après un certain délai, un correspondant qui commence par donner des articles critiques, mais de ton modéré ;
b) dans les éditoriaux, plus de lutte contre l'U.R.S.S. ;
c) après un nouveau délai de quelques mois (six, si j'ai bonne mémoire), le journal commence à adopter une ligne de politique extérieure amicale pour l'U.R.S.S. ;
d) les correspondances de Moscou prennent un caractère favorable ;
e) dans le second éditorial (politique intérieure), la rédaction conserve sa pleine indépendance dans la critique du bolchévisme ;
f) le gouvernement soviétique verse au Temps un million de francs par an. – Krassine avait commencé par un demi-million, était allé jusqu'à sept cent cinquante mille (c'est là-dessus que s'étaient arrêtés les pourparlers), et demandait maintenant au Politburo s'il fallait aller plus loin. La question fut tranchée par la négative, non seulement pour raison d'économie de devises, mais aussi en vertu de considérations diplomatiques : il n'y avait pas alors d'espoir d'un accord avec la France, il était plus raisonnable d'ajourner l'opération.
Quiconque se donnera la peine de parcourir le Temps de 1933-34 pourra voir que le marché fut pleinement réalisé, simplement avec un retard de neuf ans [1].
Nul n'imputera à crime au gouvernement soviétique le fait de soudoyer la presse bourgeoise, et de s'efforcer ce faisant de ne pas payer plus qu'elle ne vaut. Ce qui est répugnant, c'est que la clique de Staline fait de la presse bourgeoise un instrument de lutte contre son propre parti.
[De la main de Mme Trotsky]
Il est notoire depuis longtemps que les " trotskystes " sont " l'avant-garde de la bourgeoisie contre révolutionnaire ". C'est démontré non pas tellement par le consul de Lettonie que par les autres consuls européens et américains qui m'ont refusé le visa. Toutefois, il n'est pas besoin de sortir du cadre de l'affaire Kirov pour être fixé sur la manière dont se déterminent les sympathies (ou les intérêts, ce qui au reste est à peu près la même chose) de la bourgeoisie.
La calomnie de Staline contre Zinoviev et Kamenev, si manifestement mensongère qu'elle fût, a été reproduite sans réserve par toute la presse française. Ma brève déclaration du fait que je n'avais aucune relation avec le " consul " n'a pas été publiée par un seul journal bourgeois en France. Particulièrement édifiante est l'information du Temps. Le correspondant de Moscou a, à maintes reprises, tranquillisé les lecteurs de son journal en assurant que tous les groupes sur lesquels s'acharne maintenant Staline sont à sa gauche, et qu'il n'y a par conséquent pas de raison de s'inquiéter. Le même correspondant a trois fois (!) télégraphié que le consul avait accepté de transmettre une lettre à Trotsky, alors qu'en réalité il avait quémandé ladite lettre. Ma sèche rectification des faits n'a pas été publiée par la rédaction du Temps. Le même correspondant a transformé Evdokimov en " trotskyste ", et dans l'un de ses derniers télégrammes il a parlé de la " troïka " Trotsky-Zinoviev-Kamenev, pour faire oublier la " troïka " Staline-Zinoviev-Kamenev. Et ainsi de suite à l'infini. L'ingénieux journaliste, de même que son journal, savent ce qu'ils font. A tout prendre, le Temps fait dans ce domaine la même besogne que l'Humanité, mais plus prudemment, plus intelligemment, plus finement. Lequel des deux est le plus désintéressé, il n'est pas facile d'en juger. Je pense quand même que l'Humanité revient à meilleur marché.
[De la main de Trotsky]
Le 10 octobre 1888, Engels écrivait à New York :
In Frankreich blamieren sich die Radikalen an der Regierung mehr als zu hoffen war. Gegenüber den Arbeitern verleugnen sie ihr ganzes eigenes altes Programm und treten als reinen Opportunisten auf, holen den Opportunisten die Kastanien aus dem Feuer, waschen ihnen die schmutzige Wäsche. Das wäre ganz vortrefflich, wäre nicht Boulanger und jagten sie nicht diesem die Masse fast zwangsmässig in die Arme. [2]
On dirait que ces lignes ont été écrites pour notre temps. En 1934, les radicaux se sont montrés tout aussi incapables de diriger la France qu'en 1888. Tout comme alors, ils ne sont bons qu'à tirer les marrons du feu pour la réaction. Tout cela serait très bien s'il y avait un parti révolutionnaire. Mais il n'y en a pas. Ou plutôt pis : il y a sa dégoûtante caricature. Et les radicaux poussent les masses dans la direction du fascisme, comme ils les poussaient il y a un demi-siècle du côté du boulangisme.
C'est dans ces conditions que les staliniens concluent avec les radicaux un bloc " contre le fascisme " et en coiffent les socialistes, qui n'osaient même pas rêver d'un tel cadeau. En bons singes à demi dressés, les stalinistes continuent encore de gronder contre les cartels : il ne s'agit pas de maquignonnage parlementaire avec les radicaux, mais de " front populaire " contre le fascisme ! On croirait lire l'organe officieux de Charenton. Le cartel parlementaire avec les radicaux, si criminel qu'il soit du point de vue des intérêts du socialisme, peut ou pouvait avoir une signification politique du point de vue de la stratégie électorale et parlementaire des démocrates-réformistes. Mais quel sens peut avoir un bloc extra-parlementaire avec un parti purement parlementaire, qui par sa structure sociale même est incapable d'une action de masse quelconque hors du Parlement : l'état-major bourgeois du parti redoute comme le feu sa propre base dans les masses. Recevoir une fois tous les quatre ans les voix des paysans, des petits commerçants et des petits fonctionnaires – cela, Herriot y consent magnanimement. Mais les lancer dans une lutte ouverte, c'est évoquer des esprits dont il a infiniment plus peur que du fascisme. Ce qu'on appelle le " front populaire ", c'est-à-dire le bloc avec les radicaux pour la lutte parlementaire, c'est la plus criminelle trahison contre le peuple que se soient jamais permise les partis ouvriers depuis la guerre – et ils se sont permis bien des choses. Tandis qu'Herriot tient l'étrier à Flandin, et que le ministre radical de l'Intérieur dresse la police à la répression des travailleurs, les staliniens couronnent les radicaux chefs du peuple, tout en promettant d'écraser avec eux le fascisme, qui trouve lui-même sa principale nourriture politique dans l'hypocrisie et le mensonge du radicalisme. N'est-ce pas une maison de fous ?
Si l'inévitable prix de ces crimes – et quel effroyable prix ! – ne devait être payé que par la clique des laquais de Staline, des aventuriers à gages, des cyniques de la bureaucratie, on pourrait se contenter de dire : c'est bien fait ! Mais le malheur, c'est que ce sont les ouvriers qui auront à payer la note !
Ce qui fait particulièrement l'effet d'un cauchemar, c'est que sous couleur de marxisme et de bolchevisme on offre, aux masses opprimées et qui cherchent une issue, les idées mêmes dont la négation acharnée a donné forme au marxisme et croissance au bolchévisme. En vérité, Vernunft wird Unsinn, Wohltat Plage ! [3]
Toute la presse bourgeoise sérieuse soutient, couvre, protège les ligues armées. La bourgeoisie s'est définitivement pénétrée de la conscience de ce qu'elles ont de nécessaire et de salutaire. Les difficultés économiques sont trop grandes. Une effervescence révolutionnaire est possible, inévitable même. Il n'y a pas assez de police. Faire intervenir la troupe, surtout avec le service d'un an, c'est trop risqué : la troupe peut flancher. Que peut-il y avoir de plus sûr que des détachements fascistes spécialement recrutés et entraînés ? Ceux-là ne flancheront pas et ne laisseront pas flancher l'armée. Faut-il s'étonner que la bourgeoisie se cramponne des deux mains à ses ligues armées ?
Quant à Blum, il demande au gouvernement bourgeois un tout petit service : qu'il se désarme. Rien de plus. Quotidiennement les Paul Faure, les Vaillant-Couturier, les Zyromsky répètent cette stupide et ignominieuse " exigence ", qui ne peut que renforcer la confiance des fascistes en leur propre lendemain. Pas un seul de ces héros d'opérette qui comprenne le sérieux de la situation. Ils sont condamnés.
Une heure du matin.
Il y a longtemps que je n'ai pas écrit si tard. J'ai essayé plusieurs fois de me coucher, mais l'indignation me remet chaque fois sur pied.
Dans les temps d'épidémies de choléra, les paysans russes, aveugles d'ignorance, de terreur et de fureur, massacraient les médecins, détruisaient les médicaments, saccageaient les lazarets. Est-ce que la chasse aux " trotskystes ", les bannissements, les exclusions, les dénonciations – avec l'appui d'une partie des travailleurs – ne rappellent pas ces convulsions insensées des paysans au désespoir ? Les " chefs " des partis ouvriers agissent en excitateurs; de petits détachements, en commandos de mise à sac. Et les masses désemparées regardent massacrer les médecins, les seuls qui connaissent la maladie et le traitement.
Notes
[1] J'hésite, comme je l'ai dit, à dater les pourparlers de Krassine de 1924 ou de 1925 (j'établirais la date sans peine si j'étais à Moscou). En 1924 le directeur du Temps était Emile Hébrard, le co-traitant de l'agent tsariste Raffalovitch. En 1925 Emile était remplacé par le vieil Adrien [un deuxième Adrien Hébrard] : tel fut le modeste tribut que le vice démasqué paya à la vertu. Je suppose que, quelle que fût la date, Krassine négocia avec Emile, mais je ne puis le garantir; à l'époque, je ne m'intéressai pas au côté personnel de l'affaire, et aussi bien, même maintenant, il est sans importance. Le Temps est le Temps. Les générations se succèdent, la vénalité reste. (note de Trotsky)
[2] " En France les radicaux au gouvernement se déconsidèrent plus qu'on ne pouvait l'espérer. A l'égard des travailleurs ils renient entièrement leur propre ancien programme et agissent en purs opportunistes, tirent pour les opportunistes les marrons du feu, leur lavent leur linge sale. Tout cela serait excellent, s'il n'y avait pas Boulanger et s'ils ne poussaient pas, presque irrésistiblement, les masses dans ses bras. "
[3] "Raison devient non-sens, bienfait fléau" (GOETHE, Faust).