1935


Œuvres – 1935

Léon Trotsky

Journal d'exil

14-27 avril 1935


14 avril.

A Stresa, trois transfuges du socialisme, Mussolini, Laval et MacDonald, représentent les intérêts " nationaux " de leurs pays. Le plus nul et le moins doué est MacDonald. II y a en lui quelque chose qui a tout du laquais, même dans son altitude quand il parle à Mussolini (voir le cliché du journal). Comme il est caractéristique de cet homme que dans son premier cabinet il se soit hâté de faire une place à Mosley, cet aristocratique freluquet qui venait tout juste, la veille, d'adhérer au Labour Party pour se frayer un chemin plus rapide vers une carrière. Maintenant ce Mosley s'efforce à transformer la vieille raisonnable Angleterre en une simple section de la maison de fous européenne. Et si ce n'est lui, quelqu'un d'autre y réussira, il suffit que le fascisme l'emporte en France. L'arrivée possible des travaillistes au pouvoir donnera, en attendant, un puissant coup d'épaule au développement du fascisme britannique, et d'une façon générale ouvrira dans l'histoire de l'Angleterre un chapitre orageux, en dépit des conceptions historico-philosophiques des Baldwin et des Webb.

En septembre 1930, deux ou trois mois après celle des Webb, je reçus à Prinkipo la visite de Cynthia Mosley, femme de l'aventurier et fille du trop connu lord Curzon. A cette époque son mari attaquait encore MacDonald " par la gauche ". Après des hésitations, je consentis à l'entrevue, qui eut d'ailleurs un caractère on ne peut plus banal. " Lady " vint avec une dame de compagnie, eut des mots méprisants sur MacDonald, parla de ses sympathies pour la Russie soviétique. La lettre ci-jointe est d'ailleurs un suffisant spécimen de son état d'esprit d'alors. Quelque trois ans plus tard, cette jeune femme mourut subitement. J'ignore si entre temps elle était passée dans le camp du fascisme.

[Lettre dactylographiée, en anglais, collée en marge]

M. TOKATLIYAN OTELI
Beyoglu Istiklal Caddesi
Hotel M. TOKATLIAN
Pera, rue Istiklal.
Istanbul, September 4. [ajouté à l'encre :] 1930

Dear Comrade Trotsky,

I would like above all things to see you for a few moments. There is no good reason why you should see me as
1) I belong to the Labour Party in England ho we sol ridicules and refused to allow you in, but also I belong to the I.L.P. and we did try our very best to make them change their minds, and
2) I am daughter of Lord Curzon who was Minister for Foreign Affairs in London when you were in Russia !
On the other hand I am an ardent Socialist. I am a member of the House of Commons. I think less than nothing of the present Government. I have just finished reading your Life which inspired me as no other book has done for ages. I am a great admirer of yours. These days when great men seem so very few and far between it would be a great privilege to meet one of the enduring figures of our age and I do hope with all my heart you will grant me that privilege. I need hardly say I came as a private person, not a journalist or anything but myself. – I am on my way to Russia. I leave for Batoum-Tiflis-Rostov-Kharkov and Moscow by boat Monday. I have corne to Prinkipo this afternoon especially to try and see you, but if it were not connenient. I could corne out again any day till Monday. I do hope however you could allow me a few moments this afternoon.

Yours fraternally,

CYNTHIA MOSLEY [1].

Vers la même époque ou un peu plus tard, je reçus de Béatrice Webb une lettre dans laquelle, de sa propre initiative, elle essayait de justifier ou d'expliquer le refus du gouvernement travailliste. (Il faudrait retrouver cette lettre, mais en ce moment je suis sans secrétaire...) Je ne lui répondis pas : il n'y avait pas à quoi répondre.


27 avril.

De nouveau une longue interruption : je me suis occupé des affaires de la " IVe Internationale ", en particulier des documents-programme de la section sud-africaine. Partout se sont créés des foyers de pensée révolutionnaire marxiste. Nos groupes étudient, critiquent, apprennent, pensent – là est leur énorme prééminence sur les socialistes aussi bien que sur les communistes... Cette prééminence se fera sentir dans les grands événements.

Hier nous sommes allés, N. et moi, nous promener sous une fine pluie. Voici le groupe que nous avons dépassé : une jeune femme, un bébé d'un an sur le bras, devant elle une fillette de deux ou trois ans, la femme elle-même à l'extrême limite de la grossesse, tenant à la main une corde à laquelle était attachée une chèvre, avec la chèvre un tout petit chevreau. Et de la sorte tous cinq – ou plutôt tous six – cheminaient lentement le long de la route. La chèvre ne cessait de tendre vers le bas-côté, pour se régaler de la verdure des buissons; la femme tirait sur la corde; la fillette pendant ce temps s'attardait en arrière ou trottinait devant, le chevreau gambadait dans les buissons... Au retour nous avons rencontré le même groupe familial – il continuait à cheminer lentement vers le village. Le visage encore frais de la femme respirait l'humilité et la patience. Probablement une Espagnole ou une Italienne, peut-être aussi une Polonaise – il y a ici pas mal de familles ouvrières étrangères.


Toujours aucune nouvelle du sort de Sérioja.


Le Temps, dans un télégramme de Moscou, note que cette année les mots d'ordre du Premier Mai parlent seulement de la lutte contre les trotskystes, et ne font pas la moindre mention de l'opposition de droite. Cette fois le virage à droite ira plus loin que jamais, beaucoup plus à droite que ne le prévoit Staline.


Sur le dernier numéro édité par moi (le nº 43) du Bulletin de l'Opposition russe, j'ai vu non sans étonnement l'indication : septième année. Cela signifie septième année de ma troisième émigration. La première a duré deux ans et demi (1902-1905), la deuxième dix ans (1907-1917), la troisième... combien durera la troisième ?

Au temps de la première et de la deuxième émigration et jusqu'au début de la guerre, je voyageais librement à travers l'Europe et je faisais sans empêchements des conférences sur la proximité de la révolution sociale. Il n'y a qu'en Prusse qu'il fallait des mesures de précaution ; dans le reste de l'Allemagne régnait une police bon enfant. Quant aux autres pays d'Europe, y compris les Balkans, n'en parlons même pas. Je voyageais avec je ne sais quel douteux passeport bulgare, qu'on ne me demanda, je crois bien, qu'une seule et unique fois : à la frontière prussienne. Ah, c'étaient des temps bienheureux ! A Paris, dans des meetings publics, les diverses fractions de l'émigration russe s'affrontaient jusqu'à minuit et au-delà de minuit sur la question de la terreur et du soulèvement armé... Deux agents restaient aux abords (110 Avenue de Choisy, il me semble), ne mettaient jamais les pieds dans la salle et ne demandaient jamais rien à ceux qui sortaient. Seul le patron du café, après minuit, éteignait quelquefois l'électricité, pour calmer les passions déchaînées, – c'était le seul contrôle que connût l'activité subversive de l'émigration.

Combien plus fort et plus sûr de lui se sentait, en ce temps-là, le régime capitaliste !


Note

[1] Cher camarade Trotsky,

J'aimerais par-dessus tout vous voir quelques moments. Il n'y a aucune bonne raison pour que vous me receviez, car :
1º j'appartiens au Labour Party anglais qui a été assez ridicule pour vous refuser l'entrée du pays, mais j'appartiens aussi à l'Independent Labour Party et nous avons fait de notre mieux pour essayer de les faire changer d'avis, et
2º je suis la fille de Lord Curzon, qui était ministre des Affaires étrangères à Londres quand vous étiez en Russie !
D'un autre côté je suis une ardente socialiste. Je suis membre de la Chambre des Communes. Je pense moins que rien de l'actuel gouvernement. Je viens de finir la lecture de votre biographie qui m'a inspirée comme aucun autre livre ne l'a fait depuis des années. Je suis votre grande admiratrice. En ces temps où les grands hommes sont si peu nombreux et si clairsemés, ce serait un grand privilège que de rencontrer une des personnalités de notre âge qui resteront, et j'espère de tout mon coeur que vous m'accorderez ce privilège. J'ai à peine besoin de vous dire que je suis ici en personne privée, non en journaliste ou quoi que ce soit d'autre que moi-même. – Je suis en route pour la Russie, je pars pour Batoum, Tiflis, Rostov, Kharkov et Moscou, lundi, par bateau. Je suis venue à Prinkipo cet après-midi spécialement pour essayer de vous voir, mais si cela ne vous convenait pas je pourrais revenir n'importe quel jour d'ici lundi. J'espère vivement, toutefois, que vous pourrez m'accorder quelques moments cet après-midi.

Fraternellement vôtre,
Cynthia Mosley.


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