1935 |
Œuvres – 1935
Journal d'exil
29 avril.
Avant-hier, Edouard Herriot a dit à Lyon :
[Coupure collée de journal français, les deux premières phrases soulignées à la main : ]
Notre Révolution, nous l'avons faite; nous avons même attendu plus d'un demi-siècle pour en recueillir les bienfaits. Nous possédons aujourd'hui les cadres nécessaires pour toutes les réformes possibles, pour toutes les évolutions, pour tous les progrès.
C'est pourquoi Herriot refuse de lier partie avec ceux qui reconnaissent " l'action révolutionnaire ".
[Autre coupure du même journal]
Nous ne saurions donc nous accorder ni avec ceux qui se réclament de l'action révolutionnaire, ni avec ceux qui nient la nécessité d'organiser, selon ses besoins, la défense nationale.
Par la bouche d'Herriot, c'est une grande époque historique qui parle – l'époque de la démocratie conservatrice, l'époque de la " prospérité " du Français moyen. Comme toujours, c'est une époque révolue qui se formule le plus nettement avant sa ruine.
" Notre révolution, nous l'avons faite ", dit la bourgeoisie (d'hier) par la bouche d'Herriot. " Mais la nôtre n'est pas faite ", répond le prolétariat. Et c'est justement pour cela que la bourgeoisie d'aujourd'hui ne veut pas tolérer " les " cadres nécessaires pour toutes les réformes " créés par l'évolution. Herriot, c'est hier. Justement le dernier numéro du Temps (28 avr.) publie un éditorial d'un jésuitisme peu ordinaire au sujet des ligues fascistes. La jeunesse " s'emballe ". " II faut l'aimer, puisqu'elle est l'avenir. " La grande bourgeoisie a déjà pris sa décision.
D'après les derniers télégrammes, le Congrès du Komintern se réunirait quand même à Moscou en mai. Evidemment, Staline n'a plus pu décommander ou ajourner le congrès : cela ferait trop scandale. Il est possible aussi que l'absence de résultats de la visite d'Eden et les difficultés surgies dans les négociations avec la France aient inspiré l'idée d'" effrayer un peu " les partenaires avec le Congrès. Hélas, ce congrès ne fera peur à personne !...
[Coupure de journal français collée]
LE PAPE BENIT PAR T.S.F. LES FIDELES DE LOURDES.
Lourdes, 28 avril. – La messe pontificale a pris fin aujourd'hui vers 16 heures 20.
Un peu après les haut-parleurs ont annoncé qu'ils allaient faire entendre la Cité du Vatican et que Sa Sainteté Pie Xl allait donner sa bénédiction...
L'année dernière, avec N., nous avons été à Lourdes. Quelle grossièreté, quelle impudence, quelle vilenie ! Un bazar aux miracles, un comptoir commercial de grâces divines. La grotte elle-même fait une impression misérable. C'est naturellement là le calcul psychologique des prêtres : ne pas effrayer les petites gens par les grandioses dimensions de l'entreprise commerciale : les petites gens craignent une vitrine trop magnifique. En même temps ce sont les plus fidèles et les plus avantageux acheteurs. Mais le meilleur de tout, c'est cette bénédiction du pape, transmise à Lourdes... par la radio. Pauvres miracles évangéliques, à côté du téléphone sans fil !... Et que peut-il y avoir de plus absurde et de plus repoussant que cette combinaison de l'orgueilleuse technique avec la sorcellerie du super-druide de Rome ! En vérité la pensée humaine est embourbée dans ses propres excréments.
2 mai.
Les radicaux ont rompu le bloc électoral dans tout le pays. Maintenant les socialistes – y compris la clique municipale locale du Dr. Martin, – leurs alliés d'hier, sont accusés par eux de tendances " destructrices " et " anti-nationales ". En vain Martin va jurer de son patriotisme et de son amour de l'ordre. Cela ne lui servira de rien ! Au lieu de rompre avec les radicaux et de passer à l'action comme accusateurs du radicalisme, les " socialistes " se sont trouvés eux-mêmes exclus du cartel et accusés de trahison nationale. Les radicaux ont puisé le " courage " nécessaire dans les profondeurs de leur couardise : ils agissent sous le knout du grand capital (qui demain les livrera à merci au fascisme). Les socialistes ne pourraient manifester un semblant d'initiative que sous le knout des communistes. Mais les stalinistes eux-mêmes ont besoin d'un knout. Au reste, le knout ne leur sera plus d'aucun secours. Ce qu'il faudra bientôt ici, c'est un balai, pour balayer les restes de ce qui avait la prétention de devenir un parti révolutionnaire !
4 mai.
L'accord franco-soviétique est signé. Tous les commentaires de la presse française, sans considérations de tendances, se rencontrent sur un point : l'importance de l'accord réside en ce qu'il lie l'U.R.S.S. et ne lui permet pas de jouer avec l'Allemagne; mais nos vrais " amis " sont toujours l'Italie et l'Angleterre, plus la Petite Entente et la Pologne. L'U.R.S.S. est considérée plutôt comme un otage que comme un allié. Le Temps brosse un séduisant tableau de la parade militaire du 1er mai à Moscou, mais ajoute très significativement : la force réelle d'une armée se juge non d'après des parades, mais d'après la puissance industrielle, les coefficients de transport, de ravitaillement et ainsi de suite.
Potemkine a échangé des télégrammes avec Herriot " ami de mon pays ". Au début de la guerre civile, Potemkine échoua au front, sans doute du fait d'une des innombrables mobilisations. Le front sud était alors assigné à Staline, qui nomma Potemkine chef de la section politique d'une des armées (ou des divisions ?). Au cours d'une tournée je visitai cette section politique. Potemkine, que je voyais pour la première fois, me fit un discours d'accueil extraordinairement obséquieux et cauteleux. Les militants bolchéviks, les commissaires, étaient visiblement gênés. J'écartai presque Potemkine de la table, et, sans répondre à sa harangue, je me mis à parler de la situation du front... Au bout d'un certain temps, le Politburo, Staline présent, prit en examen l'effectif des militants du front sud... Vint le tour de Potemkine. " Un type insupportable, dis-je – visiblement pas du tout des nôtres. " – Staline prit sa défense : il avait, à l'entendre, ramené je ne sais quelle division du front sud " à la foi orthodoxe " (c'est-à-dire à la discipline). Zinoviev, qui avait quelque peu connu Potemkine à Piter [Pétersbourg], se joignit à moi : " Potemkine, dit-il, ressemble au professeur Reisner, mais encore en pire. " C'est là, me semble-t-il, que j'appris pour la première fois que Potemkine était aussi un ancien professeur. – Et en quoi, au fait, est-il mauvais ? demanda Lénine. – Un courtisan, répondis-je. Lénine, apparemment, comprit que je faisais allusion à la servilité de Potemkine envers Staline. Mais c'est une idée qui ne m'était même pas venue. Je pensais simplement à l'inconvenant discours d'accueil que Potemkine m'avait adressé. Je ne me rappelle plus si j'ai dissipé le malentendu...
Le 1er mai s'est déroulé en France sous le signe de l'humiliation et de la faiblesse. Le ministre de l'Intérieur avait interdit les manifestations, même au bois de Vincennes, et effectivement, malgré les rodomontades et les menaces de l'Humanité, il n'y a pas eu de manifestations. Le 1er mai n'est que la continuation et l'illustration de tout le déroulement de la lutte. Si en mars et en avril les organisations dirigeantes ne font que retenir, freiner, désorienter, démoraliser, il n'y a évidemment pas de miracle qui puisse susciter à une date déterminée du calendrier, le 1er mai, une explosion de résolution offensive. Léon Blum et Marcel Cachin continuent comme auparavant de frayer la route au fascisme.
La vie continue de couler dans un climat mitigé de prison : entre quatre murs, sans compagnie. Une fois par jour la promenade le long du sentier, entre des cours et des jardins d'un côté, le flanc de la montagne de l'autre. Le sentier descend par ses deux bouts vers le village, en sorte que la promenade est courte, une trentaine de minutes; pour tirer jusqu'à l'heure, il faut faire deux fois l'aller et retour. Cela aussi rappelle la promenade de la prison... Nous pouvons, certes, monter dans la montagne, – et il nous arrive parfois de le faire, – mais c'est fatigant, et le coeur s'en ressent. N., une ou deux fois par semaine, va à Grenoble faire des achats; moi, je ne sors presque jamais autrement qu'à pied... Mais tout cela ne sont que petites choses à côté de la conscience qu'on a que chaque jour rapproche l'avènement de la réaction fasciste.
Demain élections municipales, qui prendront une importante signification de symptôme. Les radicaux se sont scindés. La minorité de gauche est pour le cartel. La majorité de droite pour le bloc national. Cette scission est une étape lourde de sens de la décomposition du radicalisme. Mais cette étape peut prendre la forme paradoxale d'une augmentation des voix dans les villes : toute la réaction bourgeoise et petite-bourgeoise va voter pour les radicaux. Pourtant les radicaux n'échapperont pas à leur destin.