1930 |
26 De juillet à Octobre
Le 4 juin [Ici et plus loin, les dates sont celles de l'ancien calendrier russe. Le 1er
congrès des soviets s'ouvrit le 3/16 juin et c'est le lendemain, 4/17 juin, que se
produisit l'événement en question. --N.d.T.], la fraction bolchevique lut au congrès
des soviets une déclaration déposée par moi, concernant l'offensive que préparait
Kérensky sur le front. Nous signalions que cette offensive était une aventure qui
menaçait l'existence même de l'armée. Mais le gouvernement provisoire s'enivrait
d'éloquence oiseuse. Les ministres considéraient la masse des soldats, ébranlée
jusqu'au plus profond par la révolution, comme une glaise dont on peut faire tout ce
qu'on veut. Kérensky parcourait le front, conjurait, menaçait, s'agenouillait, baisait
la terre et, en un mot, se livrait à toutes les pitreries, sans donner la moindre
réponse à toutes les questions qui tourmentaient les soldats. Se dupant lui-même par de
faciles effets, fort de l'appui du congrès des soviets, il donna l'ordre de l'offensive.
Lorsque le désastre prédit par les bolcheviks éclata, ce fut ces derniers que l'on
accusa. On les traqua avec une recrudescence d'acharnement. La réaction, sous le couvert
du parti cadet, poussait de toutes parts et réclamait nos têtes.
La confiance des masses en le gouvernement provisoire était irrémédiablement
compromise. Dans cette deuxième étape de la révolution, Pétrograd se montra encore, et
de très loin, l'avant-garde. Au cours des Journées de juillet, ce poste avancé eut une
escarmouche avec le gouvernement de Kérensky. Ce n'était pas encore l'insurrection, ce
n'était qu'une reconnaissance poussée à fond. Mais, dès ce conflit ouvert, on put voir
que Kérensky ne disposait d'aucune armée «démocratique», que les forces qui le
soutenaient contre nous étaient celles de la contre-révolution.
J'étais en séance, au Palais de Tauride, le 3 juillet, lorsque j'appris la manifestation
du régiment de mitrailleurs et l'appel lancé par lui aux autres troupes et aux usines.
Cette nouvelle était pour moi inattendue. La démonstration était spontanée, elle
venait de la base, sur une initiative anonyme. Le lendemain, elle prit plus d'ampleur, et
notre parti en était déjà. Le Palais de Tauride fut envahi par le peuple. Il n'y avait
qu'un mot d'ordre : «Le pouvoir aux soviets ! » Devant le palais, un petit groupe
d'individus suspects qui se tenait à l'écart de la foule arrêta le ministre de
l'Agriculture, Tchernov, et l'obligea à monter dans une automobile. La multitude resta
indifférente au sort du ministre, et, en tout cas, les sympathies n'allaient pas à lui.
La nouvelle de l'arrestation de Tchernov et du triste sort qui le menaçait parvint à
l'intérieur du palais. Les populistes décidèrent d'employer les autos-blindées à
mitrailleuses pour sauver leur leader. La décroissance de leur popularité les rendait
nerveux: ils voulurent montrer qu'ils avaient de la poigne. Je résolus de prendre place
dans l'automobile où était Tchernov, de tenter de le sortir ainsi de la foule, pour lui
rendre ensuite la liberté. Mais le bolchevik Raskolnikov, lieutenant de la flotte
baltique, qui avait amené les matelots de Cronstadt à la manifestation, réclama avec
une extrême émotion la mise en liberté immédiate du ministre, ne voulant pas que l'on
prétendit ensuite que les marins l'avaient arrêté. Je pris le parti d'essayer d'aider
Raskolnikov.
Pour la suite, je lui cède la parole :
«Il serait difficile de dire combien de temps aurait duré le tumulte, note l'expansif
lieutenant dans ses Mémoires, si le camarade Trotsky n'était pas venu à la rescousse.
D'un bond, il fut sur le capot de la voiture et, d'un large geste énergique d'homme qui
en a assez d'attendre, réclama du calme. En une seconde, tout s'apaisa, un silence de
mort régna. D'une forte voix, distincte, métallique... Lev Davidovitch prononça une
courte harangue» [qui se termina ainsi: «Que celui qui veut faire violence à Tchernov
lève la main ! »] «Personne, continue Raskolnikov, n'osa même ouvrir la bouche,
personne ne prononça un mot d'objection. -- Citoyen Tchernov, vous êtes libre ! proféra
solennellement Trotsky, se tournant de toute sa stature vers le ministre, et l'invitant
par le geste à descendre de l'automobile. Tchernov n'était ni mort ni vif. Je l'aidai à
descendre, et, le visage défait, ravagé, d'un pas vacillant, irrésolu, il gravit les
degrés et disparut dans le vestibule du palais. Satisfait de sa victoire, Lev Davidovitch
s'éloigna avec lui.»
Si l'on met de côté l'excès de coloris pathétique, la scène est rendue avec
exactitude. Ce qui n'empêcha pas la presse hostile d'affirmer que j'avais arrêté
Tchernov pour le faire lyncher. Tchernov lui-même garda un silence embarrassé: il est
gênant, en effet, pour un ministre «populaire» d'avouer qu'il a sauvé sa tête non par
sa popularité, mais grâce à l'intervention d'un bolchevik.
L'une après l'autre, des députations venaient, au nom des manifestants, réclamer du
comité exécutif qu'il prît le pouvoir. Tchkhéidzé, Tsérételli, Dan, Gotz occupaient
les sièges du bureau comme des dieux-termes. Ils ne répondaient pas aux députations,
regardaient vaguement devant eux ou bien échangeaient entre eux des coups d'oeil inquiets
et mystérieux. Les bolcheviks prenaient la parole, soutenant les délégations d'ouvriers
et de soldats. Les membres du bureau se taisaient. Ils attendaient. Qu'attendaient-ils?...
Des heures passèrent ainsi. La nuit était fort avancée lorsque les voûtes du palais
retentirent des sonneries de victoire de clairons. Le bureau ressuscita, comme galvanisé
par un courant électrique. Quelqu'un vint annoncer solennellement que le régiment
volhynien était arrivé du front pour se mettre à la disposition du comité exécutif.
Il se trouvait ainsi que, dans toute la formidable garnison de Pétrograd, la
«démocratie» n'avait pas trouvé un seul corps de troupe sur lequel elle pût compter.
Elle avait dû attendre que la force armée lui vînt du front. Toute la situation changea
aussitôt. Les délégations furent expulsées, on refusa la parole aux bolcheviks. Les
leaders de la démocratie décidèrent de se venger sur nous de la terreur que leur
avaient inspirée les masses. De la tribune du comité exécutif partirent des discours
sur l'émeute de gens armés que venaient d'écraser les troupes fidèles à la
révolution. Il fut déclaré que les bolcheviks constituaient un parti
contre-révolutionnaire. Tout cela grâce à l'arrivée d'un unique régiment, celui des
Volhyniens. Or, trois mois et demi plus tard, ce même régiment contribuait à renverser
le gouvernement de Kérensky.
Le 5, dans la matinée, j'eus une rencontre avec Lénine. L'offensive des masses était
déjà réprimée.
--Maintenant, me dit Lénine, ils vont nous fusiller tous. C'est le bon moment pour eux.
Mais Lénine surestimait, en la personne de l'ennemi, son esprit de décision et sa
capacité d'action, sinon sa haine. Nos adversaires ne nous fusillèrent pas, bien qu'ils
y fussent tout disposés. Dans les rues, on frappait et on tuait des bolcheviks. Des junkers
vinrent saccager le palais Kszesinska et l'imprimerie de la Pravda. Toute la
rue, devant cet établissement, fut jonchée de manuscrits. Entre autres choses fut ainsi
perdu mon pamphlet: A des Calomniateurs. L'exploration en profondeur de juillet
était ramenée à une bataille unilatérale. L'adversaire vainquit sans peine car nous
n'étions pas entrés en lutte. Le parti le paya chèrement. Lénine et Zinoviev durent se
cacher. Il y eut d'innombrables arrestations, accompagnées de passages à tabac. Les
Cosaques et les junkers volaient leur argent à ceux qu'ils arrêtaient, sous
prétexte que c'était de l'argent «allemand». Bien des compagnons de route et amis à
demi déclarés nous tournèrent le dos. Au Palais de Tauride, nous fûmes déclarés
contre-révolutionnaires et mis, en fait, hors la loi.
Dans les sphères supérieures du parti, la situation n'était pas fameuse. Lénine avait
disparu. Le groupe de Kaménev releva la tête. Nombreux, et, parmi eux, Staline, furent
ceux qui se tinrent cois, à l'écart des événements, attendant de pouvoir manifester
leur sagesse en meilleure occasion. La fraction bolchevique du comité exécutif central
se sentait orpheline au Palais de Tauride. Elle m'envoya une délégation pour me demander
si je ne ferais pas un rapport sur la nouvelle situation, bien que je ne fusse pas encore
membre du parti : l'acte qui devait formellement consacrer notre union avait été
différé jusqu'au congrès du parti qui devait avoir lieu bientôt. Bien entendu,
j'acceptai très volontiers de prendre la parole. L'entretien que j'eus avec la fraction
bolchevique établit de ces liens moraux qui ne se forment que sous les coups les plus
durs de l'ennemi. Je déclarai qu'après cette crise, nous pouvions nous attendre à un
rapide redressement; que les masses s'attacheraient doublement à nous quand elles
auraient vérifié par les faits notre fidélité; qu'il fallait, en ces journées,
observer de près chaque révolutionnaire, car c'est en de tels moments que les gens sont
pesés sur une balance qui ne trompe pas. Et je me rappelle encore, avec joie, l'accueil
chaleureux et reconnaissant que me fit la fraction.
-Lénine n'est pas là, disait Mouralov, mais, parmi les autres, Trotsky est le seul qui
n'ait pas perdu la tête.
Si j'écrivais ces Mémoires en d'autres conditions --il est d'ailleurs douteux que
j'eusse pu les écrire en d'autres circonstances-- je me sentirais gêné à relater bien
des choses que je rapporte dans ces pages. Mais je ne puis me distraire de cette vaste
falsification du passé, bien organisée, qui est un des principaux soucis des épigones.
Mes amis sont emprisonnés ou déportés. Je suis forcé de dire de moi ce qu'en d'autres
circonstances je n'aurais jamais dit. Il ne s'agit pas seulement pour moi de vérité
historique ; il s'agit d'une lutte politique qui continue.
C'est de ce temps que date mon indissoluble amitié combative et politique avec Mouralov.
Sur cet homme, il faut dire ici au moins quelques mots. Vieux bolchevik, il a participé
à la révolution de 1905, à Moscou. En 1906, à Serpoukhov, il fut pris dans un pogrom
de Cent-Noirs qui avait lieu, comme toujours, sous la protection de la police. Mouralov
est un magnifique géant dont l'intrépidité prend son équilibre dans une magnanime
bonté. Il se trouva avec quelques hommes de gauche cerné par les ennemis, dans la maison
des zemstvos. Il sortit de l'édifice le revolver au poing et, d'un pas égal, marcha sur
la foule. Mais un groupe de Cent-Noirs, brigade de choc, lui barra le chemin, des cochers
se mirent à vociférer.
-Place ! cria le géant, sans s'arrêter, et il leva son revolver.
On sauta sur lui. Il abattit un homme sur place et en blessa un autre. La foule s'écarta
brusquement. Sans presser le pas, fendant la multitude comme un brise-glace, Mouralov
sortit de là, et, à pied, gagna Moscou.
Son procès dura deux ans et, malgré la réaction qui sévissait alors, se termina par un
acquittement.
Il avait fait ses études comme agronome, il avait été soldat dans une compagnie des
équipages automobiles pendant la guerre impérialiste, il dirigea les combats d'Octobre
à Moscou et devint le premier commandant de la circonscription militaire de Moscou après
la victoire. Il fut l'intrépide maréchal de la guerre révolutionnaire, toujours égal
à lui-même, simple, sans pose. En campagne, il faisait une propagande infatigable, par
actes utiles : il donnait des conseils aux agriculteurs, fauchait les blés, soignait les
gens, médicamentait le bétail, aux heures de loisir. Dans les circonstances les plus
difficiles, il émanait de lui de la sérénité, de l'assurance et de la chaleur de
sentiment.
La guerre finie, Mouralov et moi tâchions de passer ensemble nos journées de liberté.
Nous étions liés par la passion de la chasse. Nous avons roulé ensemble par le Nord et
le Midi, tantôt à la poursuite de l'ours ou du loup, tantôt en quête de faisans et
d'outardes. Actuellement, Mouralov chasse... en Sibérie, en qualité d'oppositionnel
déporté.
Pendant les Journées de juillet, Mouralov ne flancha point et soutint beaucoup d'entre
nous. Chacun des nôtres avait bien besoin de se posséder pour traverser les corridors et
les salles du Palais de Tauride sans se courber, sans baisser la tête, à travers une
haie de regards furibonds, au milieu de gens qui chuchotaient haineusement, qui se
poussaient entre eux, du coude, avec affectation, disant «Regarde ça, regarde!» et
parmi certains qui, tout simplement, grinçaient des dents. Nul n'est plus rageur que le
philistin «révolutionnaire» arrogant et bouffi d'orgueil, quand il commence à voir que
la révolution, après l'avoir soudainement porté aux cimes, en vient à menacer sa
prospérité temporaire. Pour aller au buffet du comité exécutif, il fallut suivre en
ces jours-là un petit chemin du Calvaire.
On distribuait au buffet du thé et des butterbrots de pain noir avec fromage ou
caviar rouge: le caviar abondait à Smolny et l'on en eut, plus tard, en quantité, au
Kremlin. Pour le dîner, des chtchi [Soupe aux choux. --N.d.T.] avec un morceau de
boeuf.
Le buffet était tenu par un soldat nommé Grafov. Au moment où nous étions le plus
traqués, alors que Lénine, déclaré espion allemand, restait caché dans une hutte,
j'observai que Grafov m'offrait toujours le plus brûlant de ses verres de thé, le
meilleur de ses butterbrots, sans toutefois me regarder en face. La chose était
claire: les sympathies de Grafov allaient aux bolcheviks, mais il s'en cachait devant ses
chefs. J'y regardai de plus près. Grafov n'était pas seul à sentir ainsi. Tout le petit
personnel de Smolny --gardiens, courriers, sentinelles-- était évidemment porté vers
les bolcheviks. Je me dis alors que notre cause était déjà à moitié gagnée. Mais
elle ne l'était encore qu'à moitié.
La presse menait contre les bolcheviks une campagne sans précédent pour l'acharnement et
la malhonnêteté, et qui n'a été surpassée, en ce genre, que des années plus tard,
par la campagne de Staline contre l'opposition.
Lounatcharsky fit, en juillet, plusieurs déclarations équivoques, lesquelles furent
interprétées, non sans raison, dans la presse, comme une abjuration du bolchevisme.
Certains journaux m'attribuèrent des propos identiques. Le 10 juillet, j'envoyai au
gouvernement provisoire une lettre dans laquelle je me déclarais en complète solidarité
avec Lénine et qui se terminait ainsi :
«Vous n'êtes nullement fondés à m'excepter du décret d'arrestation rendu contre
Lénine, Zinoviev et Kaménev... Vous n'avez aucune raison de douter que je sois un
adversaire de la politique générale du gouvernement provisoire, tout aussi
irréconciliable que le sont ces camarades...»
MM. les ministres agirent en conséquence : ils me firent arrêter comme espion allemand.
En mai, lorsque Tsérételli traquait les matelots et désarmait les mitrailleurs, je lui
avais prédit que le jour n'était peut-être pas éloigné où il devrait demander le
secours des matelots contre un général qui se chargerait de graisser la corde destinée
à pendre la révolution.
En août, ce général se montra : c'était Kornilov. Tsérételli demanda de l'aide aux
matelots de Cronstadt. Ceux-ci ne se refusèrent pas. Le croiseur Avrora entra dans
les eaux de la Néva. C'est dans la prison de «Kresty» que je devais apprendre une si
prompte réalisation de mon pronostic. Les matelots de l'Aurore m'envoyèrent une
délégation pour prendre conseil: devaient-ils protéger le Palais d'Hiver ou lui donner
l'assaut? Je leur conseillai d'attendre pour régler ses comptes à Kérensky et de se
défaire d'abord de Kornilov.
-Nous n'y perdrons rien, leur dis-je.
-Rien ?
-Rien.
Ma femme et mes garçons venaient me voir, à l'heure de la visite. Vers ce temps-là, les
enfants avaient déjà acquis une certaine expérience politique. Ils passaient l'été
dans une villa, chez des gens que nous connaissions, la famille du colonel retraité V***.
Il venait là des hôtes, officiers pour la plupart, qui, en dégustant la vodka,
insultaient les bolcheviks. Pendant les Journées de juillet, les outrages allèrent aux
dernières extrémités. Un de ces officiers partit bientôt pour le Midi où se formaient
déjà les cadres des futures armées blanches. Un autre, un jeune patriote, déclara à
table que Lénine et Trotsky étaient des espions allemands. Mon aîné, s'armant d'une
chaise, se jeta sur lui; le cadet courut à la rescousse, muni d'un couteau de table. Les
grandes personnes leur firent lâcher prise. Sanglotant hystériquement, nos garçons
s'enfermèrent dans leur chambre. Ils projetèrent de s'enfuir secrètement, de regagner
à pied Pétrograd pour savoir ce qu'on y faisait des bolcheviks. Par chance, leur mère
arriva, les calma et les emmena.
Mais, en ville, cela n'allait pas non plus très bien. Les journaux vitupéraient les
bolcheviks. Le père était en prison. Décidément, la révolution ne justifiait pas les
espérances. Cela n'empêcha pas nos garçons d'être ravis lorsque, sous leurs yeux, ma
femme me passa à la dérobée, à travers la grille du parloir, un canif... Je
persévérais à les consoler en leur disant que la vraie révolution était chose
d'avenir.
Mes filles entraient déjà plus sérieusement dans la vie politique. Elles fréquentaient
les meetings du cirque Moderne et participaient aux manifestations. En juillet, elles
tombèrent dans une bagarre; elles furent bousculées, l'une y perdit ses lunettes, toutes
deux y laissèrent leurs chapeaux. Et toutes deux craignaient de ne plus revoir leur
père, qu'elles venaient à peine de retrouver à distance.
Durant les jours où Kornilov mena son offensive contre la capitale, le régime de la
prison fut très menacé. Tous comprenaient que, si Kornilov s'emparait de la ville, il
commencerait par faire égorger les bolcheviks que Kérensky avait fait arrêter. Le
comité exécutif redoutait en outre que les gardes blancs qui se trouvaient dans la
capitale ne fissent une incursion dans la prison. Un fort détachement de troupes fut
envoyé pour protéger «Kresty». Cet effectif, bien entendu, se révéla animé d'idées
non «démocratiques», mais bolcheviques, et était tout disposé à nous relâcher au
moment voulu. Mais ce geste aurait été le signal d'une insurrection immédiate, et
l'heure n'en avait pas encore sonné.
Sur ces entrefaites, le gouvernement provisoire prit lui-même l'initiative de nous
relaxer --poussé par les motifs qui l'avaient incité à demander l'aide des matelots
bolcheviks pour défendre le Palais d'Hiver.
Aussitôt sorti de la prison, je me rendis au comité de défense de la révolution qui
avait été récemment créé, et où je pris séance avec ces mêmes messieurs qui
m'avaient enfermé en qualité d'agent des Hohenzollern, et n'avaient même pas eu le
temps de me disculper.
Pour le dire en toute sincérité, les populistes et les menchéviks, par leur contenance,
n'inspiraient que le désir de les voir saisis au collet par Kornilov et fortement
secoués en l'air. Mais c'était un désir impie, et surtout peu politique.
Les bolcheviks s'étaient attelés à la défense et avaient occupé partout les
avant-postes. L'expérience de la rébellion de Kornilov avait complété celle des
Journées de juillet. Il se trouva encore une fois que Kérensky et Cie ne disposaient
d'aucune force leur appartenant vraiment. L'armée qui s'était levée contre Kornilov
était la future armée d'Octobre. Nous tirâmes profit du danger pour armer les ouvriers
que Tsérételli avait constamment désarmés avec le plus grand zèle.
En ces jours-là, la ville avait fait silence. On attendait Kornilov, les uns dans
l'espoir, les autres dans la terreur.
Nos garçons avaient entendu dire: «Il pourrait arriver demain.» Le matin, avant de
s'être vêtus, ils regardaient de tous leurs yeux par la fenêtre: était-il arrivé, oui
ou non ?
Mais Kornilov n'était pas arrivé. L'élan révolutionnaire des masses était si puissant
que la rébellion du général fondit d'elle-même, se volatilisa. Non sans utilité: ce
fut tout au profit des bolcheviks.
J'écrivais au moment de la tentative de Kornilov :
«La revanche n'a pas tardé. Traqué, persécuté, calomnié, notre parti ne s'est jamais accru aussi rapidement qu'en ces derniers temps. Et de nos capitales, cela gagnera vite les provinces, des villes cela ira bientôt aux campagnes et aux armées... Sans cesser d'être une minute l'organisation de classe du prolétariat, notre parti, sous le feu de la répression, deviendra le véritable dirigeant de toutes les masses opprimées, écrasées, trompées et persécutées.»
A peine pouvions-nous suivre la marée montante. Le nombre des bolcheviks dans le
soviet de Pétrograd s'accroissait de jour en jour. Nous étions déjà à la moitié de
l'effectif. Cependant, il n'y avait pas encore un seul bolchevik au bureau. La question
fut posée d'une réélection. Nous proposâmes aux menchéviks et aux populistes un
bureau de coalition. Lénine, nous l'avons su plus tard, en fut mécontent: il craignait
que l'on ne dissimulât là-dessous des tendances à la conciliation.
Mais il n'y eut aucun compromis. Quoique tout récemment encore nous eussions combattu
ensemble Kornilov, Tsérételli rejeta l'idée d'un bureau de coalition.
C'était justement ce que nous voulions.
Restait à voter sur des listes.
Je posai cette question :
-Kérensky est-il, oui ou non, compris dans la liste de nos adversaires ?
Formellement, il était membre du bureau, mais il ne venait jamais au soviet et, de toutes
manières, manifestait à son égard du dédain.
La question déconcerta les membres du bureau.
Personne n'aimait ni ne respectait Kérensky. Mais il était impossible de désavouer le
ministre-président qu'on comptait parmi les siens.
Après avoir chuchoté entre eux, les membres du bureau répondirent :
-Mais bien sûr qu'il y est compris...
C'était ce que nous souhaitions.
Voici un fragment du procès-verbal :
«Nous étions persuadés que Kérensky n'était plus membre du soviet. (Tempête
d'applaudissements.) Mais il se trouve que nous nous sommes trompés. Entre
Tchkhéidzé et Zavadié plane l'ombre de Kérensky. Quand on vous propose d'approuver la
ligne politique du bureau, rappelez-vous, n'oubliez pas qu'on vous propose ainsi
d'approuver la politique de Kérensky. (Tempête d'applaudissements.)»
Cela rejeta de notre côté plus de cent délégués hésitants. Le soviet comptait
beaucoup plus qu'un millier de membres. On votait en sortant par la porte. L'émotion
était extrême dans la salle. Il ne s'agissait plus du bureau. Il s'agissait de la
révolution. J'allais et venais dans les couloirs avec un petit groupe d'amis. Nous
estimions que nous n'aurions pas tout à fait la moitié des voix, et nous étions prêts
à considérer ce résultat comme un succès. Il se trouva que nous avions obtenu une
majorité de plus de cent voix sur la coalition des socialistes révolutionnaires et des
menchéviks. Nous étions vainqueurs. Je devins président du soviet. Tsérételli, en
nous quittant, nous souhaita de nous maintenir dans le soviet au moins la moitié du temps
qu'eux autres, socialistes, avaient passé à mener la révolution. En d'autres termes,
nos adversaires ne nous faisaient crédit que pour trois mois. Ils se trompaient
cruellement. Nous marchions avec assurance vers le pouvoir.