1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

27 La nuit décisive

 

La douzième heure de la révolution approchait. Smolny se transformait en forteresse. Dans les combles, il y avait une vingtaine de mitrailleuses, héritage de l'ancien comité exécutif. Le commandant de Smolny, le capitaine Grékov, était un ennemi déclaré. En revanche, le chef du détachement des mitrailleurs vint me dire que ses hommes tenaient pour les bolcheviks. Je chargeai quelqu'un --était-ce Markine ?-- d'aller vérifier l'état des mitrailleuses. Elles étaient en mauvais état : personne ne s'occupait de les fourbir. Les soldats avaient négligé ce travail précisément parce qu'ils ne se disposaient pas à défendre Kérensky. Je fis venir à Smolny un nouveau détachement de mitrailleurs sur lequel on pouvait compter. C'était un gris matin d'octobre, le 24 [D'après le calendrier de «l'ancien style» qui était alors officiel en Russie. Suivant le calendrier européen c'était le 6 novembre. C'est ce qui explique que l'on parle tantôt de la révolution d'Octobre, tantôt de la révolution de Novembre. --Note de Trotsky.]. J'allais d'étage en étage, d'abord pour ne pas rester en place, ensuite pour voir si tout était bien en ordre et pour remonter le moral de ceux qui pouvaient en avoir besoin. Par les interminables corridors carrelés et encore plongés dans la pénombre, les soldats roulaient vaillamment, avec fracas, avec un bruit de bottes, leurs mitrailleuses. C'était le nouveau détachement que j'avais appelé. Aux portes des salles se montraient les visages ensomnolés et épouvantés de quelques socialistes révolutionnaires et menchéviks qui se trouvaient encore à Smolny. Cette musique ne leur annonçait rien de bon. Les uns après les autres, ils se hâtaient de quitter Smolny. Nous restions les maîtres d'un édifice qui allait ériger sa tête bolchevique au-dessus de la ville et du pays.

De bonne heure, je rencontrai dans l'escalier un ouvrier et une ouvrière qui accouraient, essoufflés, de l'imprimerie du parti. Le gouvernement avait supprimé l'organe central du parti et le journal du soviet de Pétrograd. Les scellés avaient été mis à l'imprimerie par des agents du gouvernement qui s'étaient présentés accompagnés de junkers. Au premier moment, cette nouvelle faisait impression: telle est l'influence des formalités sur les esprits !

--Est-ce qu'on ne peut pas arracher les scellés ? demande l'ouvrière.

--Arrachez-les, lui répondis-je, et pour qu'il n'arrive rien, nous vous donnerons une garde sûre.

--Il y a à côté de nous un bataillon de sapeurs, les soldats nous soutiendront, dit avec assurance l'ouvrière.

Le comité de guerre révolutionnaire prit immédiatement la décision suivante :

«1° Rouvrir les imprimeries des journaux révolutionnaires. 2° Inviter les rédactions et les compositeurs à continuer la publication. 3° Le devoir d'honneur de protéger les imprimeries révolutionnaires contre les attentats de la contre-révolution est imposé aux valeureux soldats du régiment Litovsky et du 6e bataillon de réserve des sapeurs.»

Après cela l'imprimerie travailla sans interruption, les deux journaux purent paraître.

A la centrale des téléphones, le 24, des difficultés se produisirent: les junkers s'y étaient retranchés et, sous leur protection, les dames et demoiselles du téléphone commencèrent à faire opposition au soviet. Elles cessèrent tout à fait de nous donner la communication. Cet épisode fut la première manifestation du sabotage. Le comité de guerre révolutionnaire envoya à la centrale téléphonique un détachement de matelots qui établirent devant l'entrée deux petits canons. Le téléphone recommença à fonctionner. C'est ainsi que nous commençâmes à nous emparer des organes de la direction.
Au troisième étage de Smolny, dans une petite pièce d'angle, le comité siégeait en permanence. C'est là que se concentraient toutes les informations reçues sur les mouvements de troupes, sur l'état d'esprit des soldats et des ouvriers, sur l'agitation faite dans les casernes, sur les desseins des fauteurs de pogroms, sur les manoeuvres des politiciens bourgeois et des ambassades étrangères, sur la vie au Palais d'Hiver, sur les conférences et consultations des anciens partis soviétiques. Les informateurs arrivaient de tous côtés. C'étaient des ouvriers, des soldats, des officiers, des garçons de cour, des junkers socialistes, des domestiques, des femmes de petits fonctionnaires. Nombreux étaient ceux qui apportaient des nouvelles ridicules, mais certains donnaient des indications sérieuses et précieuses. Pendant la dernière semaine, je ne sortis presque pas de Smolny, je couchais tout habillé sur un divan de cuir, je dormais seulement de temps à autre, constamment réveillé par des courriers, des éclaireurs, des chauffeurs, des télégraphistes et par les incessants appels du téléphone. La minute décisive approchait. Il était clair qu'il n'y avait pas de retour en arrière.

Vers la nuit du 24, les membres du comité révolutionnaire se dispersèrent dans les rayons. Je restai seul. Plus tard arriva Kaménev. Il était adversaire du soulèvement. Mais il venait passer cette nuit avec moi et nous restâmes tous deux dans la petite pièce d'angle du troisième étage qui ressemblait à la chambre de veille d'un capitaine de navire en cette nuit décisive de la révolution. Dans la grande pièce voisine, qui était vide, se trouvait l'appareil téléphonique. On sonnait à tout instant, pour communiquer des choses importantes ou insignifiantes. Les sonneries soulignaient plus nettement encore le silence tenu en éveil. Il était facile d'imaginer cette nuit d'un Pétersbourg désert, faiblement éclairé, traversé par les souffles automnaux de la mer. La bourgeoisie, les fonctionnaires devaient se ratatiner dans leurs lits, tâchant de deviner ce qui se faisait dans les rues mystérieuses et dangereuses. Les quartiers ouvriers dorment du sommeil tendu d'un bivouac prêt à la bataille. Les commissions et les conférences des partis gouvernementaux constatent leur impuissance dans les palais du tsar où les vivants fantômes de la démocratie se heurtent aux fantômes de la monarchie qui ne se sont pas encore dissipés. Par moments, les soieries et les orfrois des salles sont plongés dans les ténèbres: c'est le charbon qui manque. Dans les rayons, des détachements d'ouvriers, de matelots, de soldats, continuent à veiller. De jeunes prolétaires portent le fusil et des bandes-chargeurs à mitrailleuse en bandoulière. Des escouades préposées à la garde des rues se chauffent devant des bûchers en plein vent. Une vingtaine d'appareils téléphoniques concentrent la vie spirituelle de la capitale qui, par cette nuit d'automne, lève la tête, cherchant le passage d'une époque à la suivante.

Dans la chambre du troisième étage, viennent des nouvelles de tous les rayons, de tous les faubourgs, de toutes les approches de la capitale. Comme si tout avait été prévu, les chefs sont à leurs postes, les services de liaison sont assurés, il semble qu'on n'ait rien oublié. Il faut encore une vérification mentale. Cette nuit est décisive. La veille, j'avais dit, parfaitement convaincu, dans mon rapport aux délégués du IIe congrès des soviets: «Si vous ne flanchez pas, il n'y aura pas de guerre civile, nos ennemis capituleront immédiatement et vous occuperez la place qui vous appartient en droit.» On ne peut douter de la victoire. Elle est garantie dans toute la mesure où l'on peut en général garantir la victoire d'une insurrection. Et toutes ces heures sont pleines d'alarmes profondes, de tension, car la nuit qui vient va décider.

En mobilisant les junkers, le gouvernement avait ordonné, la veille, au croiseur Avrora (Aurore) de quitter les eaux de la Néva. Il s'agissait de ces mêmes matelots bolcheviks que Skobélev était venu trouver en août, le chapeau à la main, les priant de protéger le Palais d'Hiver contre les gens de Kornilov. Les matelots avaient demandé au comité de guerre révolutionnaire ce qu'ils devaient faire. Et l'Aurore se trouve, cette nuit, là où elle était hier. On me téléphone de Pavlovsk que le gouvernement fait venir de là des artilleurs; de Tsarskoïé Sélo, qu'il appelle un bataillon d'élite; de Peterhof, qu'il demande l'école des sous-lieutenants. Au Palais d'Hiver, Kérensky a rassemblé des junkers, des officiers et des femmes-soldats. Je donne aux commissaires l'ordre de placer sur les chemins qui mènent à Pétrograd des troupes de couverture absolument sûres et d'envoyer des agitateurs à la rencontre des troupes appelées par le gouvernement. Tous les pourparlers ont lieu par téléphone et peuvent être entièrement surpris par les agents du gouvernement. Sont-ils capables, cependant, de contrôler encore nos pourparlers? «Si vous ne pouvez les arrêter par la persuasion, employez les armes. Vous en répondez sur votre tête!» Je répète cette phrase plusieurs fois. Mais je ne crois pas encore tout à fait à l'efficacité de mon ordre. La révolution est encore trop confiante, trop généreuse, trop optimiste et étourdie. Elle menace d'employer les armes plutôt qu'elle ne s'en sert. Elle espère toujours que l'on pourra résoudre toutes les questions par des paroles. Elle y réussit pour l'instant. Les rassemblements d'éléments hostiles sont volatilisés sous la seule influence de son souffle brûlant. Dès le 24, ordre avait été donné d'employer les armes à la première tentative de pogroms dans la rue et d'agir implacablement. Mais les ennemis ne songent même pas à agir dans la rue. Ils se sont cachés. La rue est à nous. Sur tous les points d'accès de Pétrograd, nos commissaires veillent. L'école des sous-lieutenants et les artilleurs n'ont pas répondu à l'appel du gouvernement. Une partie seulement des junkers d'Oranienbaum a réussi à passer, la nuit, entre nos troupes de couverture, et j'étais renseigné par téléphone sur leurs mouvements ultérieurs. Ils finirent par envoyer des parlementaires à Smolny. C'est en vain que le gouvernement provisoire cherchait un appui. Le sol lui fuyait sous les pieds.
La garde extérieure de Smolny fut renforcée par un nouveau détachement de mitrailleurs. La liaison restait constante avec toutes les troupes de la garnison. Les compagnies de service veillaient dans tous les régiments. Les commissaires étaient à leurs postes. Il y avait des délégués de chaque formation à Smolny, à la disposition du comité de guerre révolutionnaire, pour le cas où la. liaison aurait été interrompue. Des divers rayons s'avançaient dans les rues des détachements armés qui sonnaient aux portes des édifices publics ou bien les ouvraient sans sonner et occupaient les établissements, l'un après l'autre. Ces détachements trouvaient presque partout des amis qui les attendaient avec impatience. Dans les gares, des commissaires spécialement préposés surveillaient de près l'arrivée et le départ des trains, surtout de ceux qui transportaient des soldats. Rien d'alarmant. Tous les points les plus importants de la ville passaient à nous presque sans résistance, sans bataille, sans victimes. Le téléphone nous appelle «Nous y sommes.»

Tout va bien. Cela ne peut aller mieux. On peut lâcher le téléphone. Je m'assois sur le divan. La tension des nerfs se relâche. Et c'est précisément pour cela qu'un sourd afflux de fatigue me monte à la tête. «Donnez-moi une cigarette», dis-je à Kaménev. En ces années-là, je fumais encore, bien que non régulièrement. J'aspire la fumée deux fois et j'ai à peine le temps de me dire: «Comme si ça ne suffisait pas», que je perds connaissance. J'ai hérité de ma mère cette disposition aux évanouissements quand j'éprouve une douleur physique ou un malaise. C'est ce qui a motivé les conclusions d'un médecin américain qui me prit pour un épileptique. Je reviens à moi, je vois le visage effrayé de Kaménev penché sur moi.

--Il faudrait peut-être aller chercher un médicament ? dit-il.

--Mieux vaudrait, lui répondis-je, après avoir réfléchi, trouver un peu de nourriture.

Je tâche de me rappeler quand j'ai mangé pour la dernière fois, et je n'y parviens pas. En tout cas, ce n'était pas la veille.

Le matin venu, je me jette sur les imprimés de la bourgeoisie et des conciliateurs. Les journaux avaient tellement et si follement hurlé à la prochaine attaque des soldats armés, au saccage, aux rivières de sang qui allaient inévitablement couler, au coup d'Etat, qu'ils n'avaient tout simplement pas aperçu l'insurrection qui se produisait en fait. La presse prenait pour monnaie sonnante nos pourparlers avec l'état-major et pour de l'irrésolution nos déclarations diplomatiques. Pendant ce temps, sans aucun désordre, sans aucune escarmouche dans la rue, presque sans un seul coup de fusil et sans verser de sang, les établissements publics, les uns après les autres, étaient occupés par des détachements de soldats, de matelots et de gardes rouges d'après les ordres de l'institut Smolny.

Les petits bourgeois, dans l'épouvante, se frottaient les yeux sous ce nouveau régime. Etait-ce bien possible ? Se pouvait-il que les bolcheviks eussent pris le pouvoir ? Une délégation de la Douma municipale vint me trouver et me posa plusieurs questions inimitables : pensions-nous, disait-elle, agir, et comment agir, et quand ? La Douma avait besoin de le savoir «dans les vingt-quatre heures». Quelles mesures avaient été prises par le soviet pour assurer l'ordre et la sécurité ? Etc., etc. Je répondis en donnant une opinion assez «dialectique» sur la révolution et j'invitai la Douma municipale à participer aux travaux du comité de guerre révolutionnaire en lui envoyant un délégué. Cela leur fit peur beaucoup plus que le coup d'Etat lui-même. Je terminai la conversation, comme toujours, dans l'esprit de la défense armée : «Si le gouvernement emploie contre nous le fer, c'est l'acier qui lui répondra.»

--Nous dissoudrez-vous parce que nous sommes adversaires du passage du pouvoir aux soviets ?
Je répondis :

--La Douma actuelle représente hier; si un conflit s'élève, nous inviterons la population à réélire une Douma en votant sur la question du pouvoir.

La délégation partit comme elle était venue, sans avoir rien gagné. Mais elle laissait derrière elle, pour nous, un sentiment de sûre victoire. Quelque chose avait changé dans cette nuit. Trois semaines auparavant, nous avions gagné la majorité, dans le soviet de Pétrograd. Nous étions alors à peu près seulement un simple drapeau: nous n'avions ni imprimerie, ni caisse, ni services. Cette nuit encore, le gouvernement avait ordonné de mettre en arrestation le comité de guerre révolutionnaire et avait fait relever nos adresses. Maintenant, une députation de la Douma municipale se présentait, pour connaître le sort qui lui était réservé, devant le comité de guerre révolutionnaire «en état d'arrestation».
Le gouvernement, comme auparavant, tenait ses séances dans le Palais d'Hiver, mais il n'était plus que l'ombre de lui-même. Politiquement, il n'existait déjà plus. Dans la journée du 25 octobre, le Palais d'Hiver fut progressivement cerné par nos troupes. A une heure de l'après-midi, je fis mon rapport au soviet de Pétrograd sur la situation. Voici comment ce rapport est reproduit dans plusieurs journaux:
«Au nom du comité de guerre révolutionnaire, je déclare que le gouvernement provisoire n'existe plus. (Applaudissements.) Certains ministres ont été arrêtés. (Bravo!) Les autres seront arrêtés d'une heure à l'autre ou très prochainement. (Applaudissements.) La garnison révolutionnaire, qui se trouve à la disposition du comité de guerre révolutionnaire, a dispersé l'assemblée du préparlement. (Bruyants applaudissements.) Nous avons ici veillé la nuit et surveillé par fil téléphonique pour savoir comment les détachements de soldats révolutionnaires et de la garde ouvrière remplissaient sans bruit leur tâche. L'habitant dormait tranquillement et ne savait pas que, pendant ce temps, un pouvoir était remplacé par un autre. Les gares, la poste, le télégraphe, l'Agence télégraphique de Pétrograd, la Banque d'Etat sont occupés. (Bruyants applaudissements.) Le Palais d'Hiver n'est pas encore pris, mais son sort sera décidé dans les minutes qui vont suivre. (Applaudissements) .»

Ce sec compte rendu pourrait donner une fausse idée de l'état d'esprit de l'assemblée. Voici ce qui me revient en mémoire: lorsque je fis mon rapport sur le changement de pouvoir qui avait eu lieu la nuit, le silence d'esprits tendus régna pendant quelques secondes. Ensuite, vinrent les applaudissements, mais non tumultueux, plutôt réfléchis. Toute la salle méditait ses émotions et attendait. Se préparant à la lutte, la classe ouvrière était saisie d'un enthousiasme indescriptible. Mais lorsque nous passâmes le seuil du pouvoir, l'enthousiasme non raisonné fit place à des méditations inquiètes. Et, en cela, s'exprimait un juste instinct historique. Car on pouvait se heurter à une formidable résistance du vieux monde, il y avait à prévoir des luttes, la faim, le froid, des destructions, du sang, des morts. Nombreux étaient ceux qui se disaient: serons-nous assez forts? Et c'est pour cela qu'on était inquiet et qu'on réfléchissait. Tous répondirent: nous serons assez forts. De nouveaux dangers se signalaient d'avance, dans une lointaine perspective. Pour l'instant, on avait le sentiment d'une grande victoire, et ce sentiment vous chantait dans le sang. Il trouva son issue lors du tumultueux accueil qui fut fait à Lénine, lorsque, pour la première fois, il parut à cette séance, après s'être caché pendant presque quatre mois.

Tard dans la soirée, attendant l'ouverture de la séance du congrès des soviets, nous nous reposions, Lénine et moi, à côté de la salle de réunion, dans une chambre vide où il n'y avait que des chaises. Quelqu'un étendit pour nous une couverture sur le plancher; quelqu'un --la soeur de Lénine, me semble-t-il-- nous trouva des oreillers. Nous étions couchés côte à côte, le corps et l'âme se reprenaient comme un ressort trop tendu. C'était un repos mérité. Nous ne pouvions pas dormir. Nous causions à mi-voix. Lénine venait seulement d'admettre tout à fait l'idée d'un retardement de l'insurrection. Ses appréhensions s'étaient dissipées. Il y avait dans sa voix des accents de rare intimité. Il me questionnait sur les escouades de gardes rouges, de matelots et de soldats qui avaient été placées partout.

--Quel magnifique tableau: l'ouvrier armé d'un fusil près du soldat qui se chauffe au bûcher de la rue ! répétait-il avec un sentiment profond. On a enfin raccordé le soldat et l'ouvrier !
Ensuite, soudain, il se reprit :

--Mais le Palais d'Hiver ? Il n'est pas encore pris ? N'est-il pas arrivé quelque chose ?

Je me soulevai pour me renseigner par téléphone sur la marche des opérations; mais il me retint:
--Restez couché, je vais en charger quelqu'un.

Nous ne pûmes rester couchés longtemps. Dans la salle voisine s'ouvrait la séance du congrès des soviets. Oulianova, la soeur de Lénine vint en courant me chercher :

--C'est Dan qui parle, on vous appelle.

D'une voix qui se brisait, Dan réglait leur compte aux conspirateurs et prophétisait l'inévitable krach de l'insurrection. Il exigeait que nous fissions une coalition avec les socialistes révolutionnaires et les mencheviks. Les partis qui, la veille encore, se trouvant au pouvoir, nous persécutaient et nous emprisonnaient exigeaient un accord avec nous quand ils étaient renversés par nous.

Je répondis à Dan et, en sa personne, à l'hier de la révolution :

--Ce qui s'est produit, c'est une insurrection et non pas un complot. L'insurrection des masses populaires n'a pas besoin d'être justifiée. Nous avons donné de la trempe à l'énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l'insurrection. Notre soulèvement a remporté la victoire: et maintenant l'on nous propose de renoncer à cette victoire, de conclure des accords. Avec qui ? Vous êtes de pauvres unités, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué. Allez là où est votre place : au panier de l'histoire.

Ce fut la dernière réplique dans le grand dialogue qui avait commencé le 3 avril, au jour et à l'heure de l'arrivée de Lénine à Pétrograd.

Suite       Retour au sommaire        Retour à l'accueil