1930 |
33 Un mois à Sviiajsk
Le printemps et l'été de 1918 furent des temps difficiles au dernier degré. C'est
seulement alors que l'on se rendit compte des conséquences de la guerre. Par moments, on
avait la sensation que tout glissait, se pulvérisait, la sensation de ne pouvoir se
raccrocher à rien, s'appuyer sur rien. On en arrivait à se demander si, d'une façon
générale, ce pays épuisé, ruiné, réduit au désespoir, aurait assez de sève vitale
pour soutenir le nouveau régime et sauver son indépendance. Les approvisionnements
faisaient défaut. L'armée n'existait plus. Les chemins de fer étaient en complet
désarroi. Les services de l'Etat étaient à peine en formation. De toutes parts
suppuraient des complots.
A l'ouest, les Allemands s'étaient emparés de la Pologne, de la Lithuanie, de la
Lettonie, de la Russie-Blanche et d'une considérable partie de la Grande-Russie. Ils
occupaient Pskov. L'Ukraine était devenue une colonie austro-allemande. Sur la Volga, les
agents de la France et de l'Angleterre soulevèrent, pendant l'été, un corps de
Tchécoslovaques, ex-prisonniers de guerre. Le haut commandement allemand me fit entendre,
par l'intermédiaire de son attaché militaire, que, si les Blancs de l'est s'avançaient
sur Moscou, l'armée allemande marcherait vers la capitale, venant de l'ouest, par Orcha
et Pskov, pour empêcher la formation d'un nouveau front oriental. Nous étions entre le
marteau et l'enclume. Au nord, les Anglais et les Français s'étaient saisis de Mourmansk
et d'Arkhangel, menaçant de progresser vers Vologda. A Iaroslav eut lieu un soulèvement
de gardes blancs, organisé par Savinkov d'après les ordres de l'ambassadeur de France,
Noulens, et du chargé d'affaires de la Grande-Bretagne, Lockhart, soulèvement qui avait
pour but d'établir une liaison, par Vologda et Iaroslav, entre les armées alliées du
nord et les Tchécoslovaques et gardes blancs sur la Volga. Dans l'Oural agissaient les
bandes de Doutov. Au sud, sur le Don, éclatait une révolte dirigée par Krasnov qui
était alors en liaison directe avec les Allemands. Les socialistes révolutionnaires de
gauche complotèrent en juillet, tuèrent le comte Mirbach [Ambassadeur d'Allemagne à
Moscou. --N.d.T.], tentèrent de provoquer un soulèvement dans l'est. Ils voulaient nous
forcer à faire la guerre à l'Allemagne. Le front de la guerre civile devenait de plus en
plus un anneau qui devait se resserrer plus étroitement autour de Moscou.
Après la reddition de Simbirsk, il fut décidé que je me rendrais sur la Volga, où le
péril était le plus grand. Je m'occupai de la formation d'un train. A cette époque, la
tâche n'était pas des plus aisées. Tout manquait, ou bien, plus exactement, personne ne
savait où se trouvait le matériel dont on avait besoin. Le plus simple travail devenait
une improvisation compliquée. Je ne pensais pas alors que j'aurais à passer dans ce
train deux ans et demi. Je partis de Moscou le 7 août : je ne savais pas encore que Kazan
s'était rendu la veille. C'est en cours de route que cette nouvelle alarmante me parvint.
Les détachements de l'armée rouge qui avaient été formés en toute hâte avaient
lâché pied sans combattre et avaient découvert Kazan. Une partie de l'état-major,
comme on l'apprit, se composait de conspirateurs; l'autre partie avait été surprise et
ses chefs s'étaient enfuis, dispersés, sous les balles. Où étaient le commandant en
chef et autres dirigeants de l'armée ? Personne n'en savait rien. Mon train s'arrêta à
Sviiajsk, la plus importante des stations avant Kazan. C'est là que, pendant un mois, le
sort de la révolution dut se résoudre une fois de plus. Pour moi, ce laps de temps fut
une grande école.
L'armée qui se trouvait sous Sviiajsk se composait de détachements qui avaient battu en
retraite sous Simbirsk et Kazan, ou de ceux qui étaient accourus à l'aide de divers
côtés. Chaque détachement vivait de sa vie à lui. Dans l'ensemble, ils n'avaient tous
envie que de battre en retraite. La supériorité de l'adversaire, en organisation et en
expérience était trop grande. Certaines compagnies de Blancs, composées presque
uniquement d'officiers, faisaient merveille. La panique sortait du sol même. Les
détachements rouges tout récemment arrivés avec de l'entrain, étaient immédiatement
entraînés, par inertie, dans la retraite. Parmi les paysans, le bruit se répandit que
les soviets ne dureraient pas longtemps. Les prêtres et les marchands relevaient la
tête. Les éléments révolutionnaires des campagnes se cachèrent. Tout s'en allait en
poussière, on ne savait à quoi se reprendre, la situation semblait irréparable.
Ici, sous Kazan, on pouvait, dans un petit espace, considérer la multiplicité des
facteurs qui jouent dans l'histoire humaine et puiser des arguments contre le pusillanime
fatalisme historique qui, en toutes questions concrètes et privées, se réfère
passivement à des lois générales, laissant de côté le ressort principal : l'individu
vivant et agissant.
Fallait-il beaucoup, en ces jours, pour renverser la révolution ? Le territoire
révolutionnaire était réduit aux dimensions de l'antique grand-duché moscovite. Il
n'avait presque pas d'armée. Il était cerné par ses ennemis. Après Kazan, c'était
Nijni-Novgorod qui se livrait. De là, la route sur Moscou s'ouvrait presque sans
obstacles. Le sort de la révolution se décidait cette fois sous Sviiajsk. Et là, dans
les moments les plus critiques, il dépendait d'un bataillon, d'une compagnie, de la
résistance d'un commissaire... c'est-à-dire d'un cheveu. Et il en était ainsi de jour
en jour.
Pourtant, la révolution fut sauvée. Qu'y fallut-il ? Peu de chose. Il fallait que
l'avant-garde des masses comprit le danger mortel. La principale condition du succès
était de ne rien cacher, et avant tout de ne pas cacher sa faiblesse, de ne pas ruser
avec la masse, de nommer toutes choses par leurs noms. La révolution était encore trop
insouciante. La victoire d'Octobre avait été obtenue facilement. En même temps, elle
n'avait pu supprimer d'un geste les calamités qui l'avaient provoquée. La montée des
forces élémentaires avait faibli. L'ennemi l'emportait par ce qui nous manquait : par
son organisation militaire. C'est sous Kazan que la révolution apprit l'art de
s'organiser de même.
L'agitation, dans tout le pays, était entretenue par des télégrammes de Sviiajsk. Les
soviets, le parti, les syndicats constituaient de nouveaux détachements et envoyaient du
côté de Kazan des milliers de communistes. La majorité des jeunes du parti étaient
inexpérimentés dans l'usage des armes. Mais ils voulaient vaincre à tout prix. Et
c'était le plus important. Ils ont opéré un redressement de l'échine du corps amolli
de l'armée.
Le commandant en chef du front oriental fut le colonel Vazetis qui avait été auparavant
chef d'une division de chasseurs lettons. C'était le seul corps qui subsistât de
l'ancienne armée. Les tâcherons, ouvriers et paysans pauvres de Lettonie détestaient
les barons des pays baltes. Le tsarisme avait tiré profit de cette haine sociale dans sa
guerre contre les Allemands. Les régiments lettons étaient les meilleurs de l'armée du
tsar. Après la révolution de Février, ils devinrent presque intégralement bolcheviques
et, pendant la révolution d'Octobre, jouèrent un rôle important.
Vazetis était entreprenant, actif et inventif. Il se distingua lors du soulèvement des
socialistes révolutionnaires de gauche. C'est sous sa direction que furent braquées
quelques pièces légères contre l'état-major des conjurés. Il suffit de deux ou trois
coups tirés à bout portant pour faire peur, et sans qu'il y eût de victimes les
révoltés se dispersèrent.
Lorsque l'aventurier Mouraviev nous eut trahis, dans l'Est, Vazetis le remplaça. Très
différent d'autres officiers sortis de l'Académie [Ecole supérieure de Guerre.
--N.d.T.], Vazetis ne se perdait pas dans le chaos révolutionnaire, il y nageait
gaiement, soufflant et crachant ; il lançait des appels, encourageait, donnait des
ordres, même lorsqu'il n'avait pas l'espoir de les voir exécuter. Alors que les autres
«spécialistes» [Dans le jargon de la révolution russe les «spetz». Officiers,
ingénieurs, fonctionnaires de l'ancien régime qui ont consenti à travailler ou à
combattre sous le contrôle des commissaires communistes. --N.d.T.] redoutaient surtout de
dépasser la mesure de leurs droits, Vazetis, en des moments d'inspiration, lançait des
décrets, oubliant l'existence du conseil des commissaires du peuple et du conseil
exécutif central panrusse.
Un an plus tard, environ, Vazetis fut accusé d'intentions et liaisons douteuses, de sorte
qu'il fallut le remplacer. Mais il n'y avait rien de sérieux sous ces accusations. Il est
possible qu'au moment où il s'endormait, il ait parfois lu quelques pages de la vie de
Napoléon et qu'il ait fait part d'ambitieuses méditations à deux ou trois jeunes
officiers... Actuellement, Vazetis est professeur à l'Académie militaire.
Le soir du 6 août, il fut un des derniers à sortir du quartier général de Kazan, au
moment où les Blancs envahissaient le local. Il s'en tira bien et, par une voie
détournée, parvint à Sviiajsk; il avait perdu Kazan, mais gardé son optimisme. Nous
nous concertâmes sur les plus importantes questions, désignâmes un officier letton,
Slavine, comme chef de la Ve armée, et nous séparâmes. Vazetis rejoignit son
état-major. Je restai à Sviiajsk.
Dans mon train était arrivé entre autres, avec moi, Goussev. Il passait pour un «vieux
bolchevik», ayant pris part au mouvement révolutionnaire de 1905. Pendant une dizaine
d'années, il était rentré dans la vie bourgeoise, mais comme bien d'autres, était
revenu à la révolution en 1917. Lénine et moi l'évinçâmes de l'armée parce qu'il
s'était livré à de mesquines intrigues ; il fut immédiatement recueilli par Staline.
Il a maintenant pour spécialité principale la falsification de l'histoire de la guerre
civile. Ce qui le qualifie surtout en cette matière, c'est un cynisme apathique. Comme
tous ceux qui appartiennent à l'école stalinienne, il ne cherche jamais à se rappeler
ce qu'il a écrit ou dit la veille. Au début de 1924, lorsque la campagne menée contre
moi était déjà ouvertement déclarée, Goussev y prenait part en chicaneur flegmatique;
cependant, les souvenirs des journées vécues à Sviiajsk étaient encore trop vivants,
bien que six années se fussent écoulées, et gênaient jusqu'à un certain point même
Goussev. Voici ce qu'il a raconté des événements qui se sont produits sous Kazan
«L'arrivée du camarade Trotsky détermina un revirement décisif de la situation. Le train du camarade Trotsky, en s'arrêtant à Sviiajsk, petite station perdue dans la campagne, apportait une forte volonté de victoire, de l'initiative et une pression résolue sur tous les travaux de l'armée. Dès les premiers jours, dans cette station encombrée par les convois qui suivaient d'innombrables régiments, station qui abritait la section politique et les services d'approvisionnement, comme aussi dans les troupes cantonnées à une quinzaine de verstes en avant, on sentit qu'un brusque changement venait de se produire. Cela se manifesta d'abord dans le domaine de la discipline. Les rudes méthodes du camarade Trotsky, à cette époque où l'on se battait en partisans indisciplinés... étaient avant tout et surtout convenables à leurs fins et indispensables. On ne serait arrivé à rien par des exhortations, et, de plus, l'on n'avait pas le temps d'exhorter. Pendant les vingt-cinq jours que le camarade Trotsky passa à Sviiajsk, un travail formidable fut accompli qui transforma les éléments disloqués et décomposés de la Ve armée en troupes combatives et les prépara à la reprise de Kazan.»
La trahison avait des nids dans l'état-major, dans les effectifs du commandement et
alentour. L'ennemi savait où il devait frapper et agissait presque toujours à coup sûr.
Cela décourageait les hommes. Bientôt après mon arrivée, je visitai les batteries du
front. L'emplacement des pièces me fut montré par un officier d'artillerie
expérimenté, qui avait du hâle et des yeux impénétrables. Il me demanda la permission
de s'éloigner pour donner un ordre par téléphone. Quelques minutes après, deux obus
éclatèrent en fourchette à une cinquantaine de pas ; un troisième tomba tout à côté
de moi. J'eus à peine le temps de me jeter sur le sol, je fus éclaboussé de terre.
L'officier se tenait immobile, à l'écart, de la pâleur apparaissait dans son teint
bronzé. Chose étrange : je ne soupçonnai rien, je crus à un effet du hasard. C'est
seulement deux ans plus tard que je me rappelai brusquement, jusqu'aux moindres
circonstances, ce qui s'était passé et il fut pour moi irréfutablement évident que
l'artilleur était un ennemi : par téléphone, à l'aide de je ne sais quel poste
intermédiaire, il avait indiqué le point de mire à la batterie des Blancs. Il risquait
doublement : il pouvait être atteint par un des obus de l'adversaire ou être fusillé
par les Rouges. J'ignore ce qu'il est devenu.
A peine étais-je rentré dans mon wagon que, de toutes parts, éclata une fusillade. Je
bondis sur la plate-forme de la voiture. Au-dessus de nous évoluait un aéroplane blanc.
De toute évidence, il visait notre train. Trois bombes tombèrent l'une après l'autre,
décrivant de larges arcs de cercle, et ne firent de mal à personne. Des toits de nos
wagons, on tirait sur l'ennemi à coups de fusils et de mitrailleuses. L'avion devint
inaccessible, mais on tirait toujours. Nos hommes étaient tous comme des gens ivres.
J'eus bien du mal à faire cesser le feu. Il se peut que l'officier d'artillerie ait fait
savoir l'heure à laquelle je serais rentré dans mon wagon. Mais il y eut peut-être
d'autres sources d'information.
La trahison agissait avec d'autant plus d'assurance que la situation militaire de la
révolution semblait plus désespérée. Il fallait à tout prix, et le plus vite
possible, remédier à l'automatisme de la déroute, alors que les hommes ne croyaient
plus à la simple possibilité de s'arrêter, de faire demi-tour et de frapper l'ennemi en
pleine poitrine.
J'avais amené dans mon train une cinquantaine de jeunes membres du parti de Moscou.
Chacun d'eux se mettait en quatre: ils comblaient les vides, ils fondaient sous mes yeux,
dans une folie d'héroïsme, s'exposant aux coups par manque d'expérience. Auprès d'eux
cantonnait le 4e régiment letton. C'était le plus mauvais de toute la division
désagrégée. Ces chasseurs étaient couchés dans la fange, sous la pluie et
demandèrent la relève. Mais on ne savait comment les remplacer. Le commandant et le
comité du régiment me firent savoir que, si la troupe n'était pas immédiatement
relevée, «les conséquences seraient dangereuses pour la révolution». C'était une
menace. Je convoquai dans mon wagon le chef du régiment et le président du comité
régimentaire. Moroses, ils maintenaient leur point de vue. Je les déclarai en état
d'arrestation. Le chef de liaison du train, qui est maintenant commandant de place au
Kremlin, les désarma dans son compartiment. Il n'y avait que nous deux dans le wagon ;
toute l'escorte se battait sur le front. Si ceux que nous arrêtions nous avaient opposé
de la résistance, ou bien si le régiment avait pris parti pour eux et lâché ses
positions, la situation pouvait devenir désespérée. Nous aurions dû rendre Sviiajsk et
le pont qui traversait la Volga. Bien entendu, si mon train avait été pris par l'ennemi,
cela aurait influé sur l'armée. La route de Moscou était alors ouverte. Mais
l'arrestation réussit. Dans un ordre du jour à l'armée, je fis connaître que le
commandant du régiment était traduit devant le tribunal révolutionnaire. Le régiment
n'abandonna pas son poste. Le chef ne fut condamné qu'à la prison.
Les communistes exhortaient, expliquaient et donnaient l'exemple. Mais il était clair
qu'avec de l'agitation seulement, on ne parviendrait pas à modifier l'état d'esprit, et,
de plus, dans les circonstances où nous étions, nous avions trop peu de temps pour
obtenir ce changement. Il fallait se résoudre à des mesures de rigueur. Je promulguai un
ordre du jour qui fut imprimé par la typographie de mon train et lu à toutes nos troupes
:
«Je donne cet avertissement: Si quelque partie de l'armée bat en retraite sans autorisation, le commissaire du détachement sera fusillé le premier, et le commandant ensuite. Les soldats valeureux et braves seront placés aux postes de commandement. Les lâches, ceux qui ménagent leur peau, ceux qui trahissent, n'échapperont pas aux balles. J'en réponds devant toute l'Armée rouge.»
Le revirement, comme on peut penser, ne se fit pas d'un seul coup. Certains
détachements continuèrent à lâcher les positions sans motif valable, ou bien
s'égaillèrent dès le premier choc sérieux. Sviiajsk était à la merci d'un coup de
main. Il y avait sur la Volga un vapeur sous pression, à la disposition de l'état-major.
Dix hommes de mon train gardaient, montés en automobiles, le sentier pour piétons par
lequel l'état-major pouvait gagner l'embarcadère. Le conseil de guerre de la Ve armée
décida de m'inviter à occuper le bateau. Cette mesure, en soi, eût été raisonnable,
mais je craignais qu'elle ne fit mauvais effet sur une armée nerveuse et peu sûre
d'elle-même.
Justement alors, la situation du front s'était brusquement aggravée. Le régiment, tout
fraîchement arrivé, sur lequel nous avions tant compté, lâcha pied avec son
commissaire et son commandant en tête, s'empara, baïonnettes en avant, du vapeur et
l'envahit, dans le dessein de gagner Nijni.
Un souffle d'anxiété passa sur le front. Tous les regards se tournaient vers le fleuve.
La situation paraissait presque désespérée. L'état-major restait en place, bien que
l'ennemi ne fût qu'à une distance d'un kilomètre ou deux : des obus éclataient dans
les alentours.
J'eus un entretien avec l'irremplaçable Markine. A la tête d'une vingtaine de bons
combattants, sur une canonnière improvisée, il s'approcha du vapeur chargé de
déserteurs et, braquant sur eux une pièce d'artillerie, exigea leur soumission. En ce
moment-là, tout dépendait du résultat de cette opération intérieure. Un seul coup de,
fusil pouvait amener la catastrophe. Les déserteurs se rendirent sans résistance. Le
vapeur accosta l'embarcadère, les déserteurs descendirent. Je nommai une cour martiale
qui condamna à mort le commandant, le commissaire et un certain nombre de soldats. Le fer
rouge avait été mis sur la plaie purulente. J'expliquai au régiment la situation sans
rien dissimuler, sans rien atténuer. Des communistes furent incorporés parmi les
soldats. Sous un nouveau commandement, dans un autre état d'esprit, le régiment revint
à ses positions. Tout cela avait été fait si vite que l'ennemi n'eut pas le temps de
tirer parti de ces commotions.
Il fallait organiser l'aviation. Je fis venir l'ingénieur-pilote Akachev. D'opinion
anarchiste, il travaillait cependant avec nous. Il montra de l'initiative et monta
rapidement une flottille aérienne. Grâce à elle, nous obtînmes enfin la carte du front
ennemi. Les chefs de la Ve armée n'agissaient plus à l'aveuglette. Nos aviateurs se
mirent à faire, chaque jour, des vols de combat sur Kazan. La ville fut prise de la
fièvre de l'inquiétude. Plus tard, après la prise de Kazan, on m'apporta, entre autres
documents, le journal d'une jeune bourgeoise qui avait vécu le siège. Aux pages
consacrées à la panique que causèrent nos aviateurs succédaient des pages consacrées
à un flirt. La vie ne s'était pas arrêtée. Les officiers tchèques rivalisaient avec
les officiers russes. Les romans commencés dans les salons de Kazan continuaient ou
avaient parfois leur dénouement dans les sous-sols où l'on se réfugiait pour échapper
aux bombes.
Le 28 août, les Blancs entreprirent une manoeuvre d'encerclement. A la tête d'un fort
détachement, le colonel Kappel, devenu plus tard un général réputé de l'Armée
blanche, se glissa, à la faveur de la nuit, sur nos derrières, s'empara de la petite
station qui était la plus proche de nous, détruisit la voie du chemin de fer, renversa
les poteaux télégraphiques et, nous ayant ainsi coupé la retraite, conduisit l'attaque
sur Sviiajsk. Savinkov se trouvait, si je ne me trompe, dans l'état-major de Kappel. Nous
fûmes pris plus qu'à l'improviste. Craignant d'inquiéter notre front qui ne tenait
guère, nous ne lui empruntâmes que deux ou trois compagnies. Le chef de mon train
mobilisa encore une fois tout ce qui lui tomba sous la main, dans les wagons et à la
gare, même notre cuisinier. Nous avions suffisamment de fusils, de mitrailleuses, de
grenades. L'équipe du train était composée de bons combattants. La ligne se coucha à
une verste de notre position, le combat dura environ huit heures, il y eut des victimes
des deux côtés, l'ennemi fut à bout de souffle et recula.
Pendant ce temps, la rupture des communications avec Sviiajsk avait provoqué à Moscou et
sur toute la ligne ferroviaire une énorme émotion. En toute hâte arrivaient à la
rescousse de petits détachements. La voie fut bientôt rétablie. Les troupes
nouvellement arrivées furent incorporées à notre armée. Cependant, les journaux de
Kazan annonçaient que mes communications étaient coupées, que j'étais prisonnier, que
j 'avais été tué, que je m'étais échappé en avion, mais qu'on avait pris, comme
trophée, mon chien. Ce fidèle animal fut ensuite prisonnier sur tous les fronts de la
guerre civile. Le plus souvent, c'était un dogue couleur chocolat, parfois un
saint-bernard. Je m'en tirais à bon marché, d'autant plus que je n'ai jamais possédé
de chien.
Comme je faisais ma ronde à trois heures du matin, dans la nuit qui fut la plus critique
de celles de Sviiajsk, j'entendis, dans le compartiment de la direction des opérations,
une voix connue qui répétait:
--Il poussera si loin son jeu qu'il se fera prendre, il se perdra, et nous avec lui, c'est
moi qui vous le prédis...
Je m'arrêtai sur le seuil. En face de moi étaient attablés devant une carte deux
officiers de l'état-major général, encore tout jeunes. Celui qui parlait s'était
penché vers eux, à demi couché sur la table, me tournant le dos. Sans doute lut-il sur
les visages de ses interlocuteurs quelque chose d'imprévu, car il se tourna brusquement
vers la porte. C'était Blagonravov, lieutenant de l'armée tsariste, jeune bolchevik. Sur
son visage se figèrent l'effroi et la honte.
En qualité de commissaire, il avait pour tâche d'entretenir l'ardeur des spécialistes
de la guerre. Au lieu de cela, à une minute critique, il les excitait contre moi, les
engageant en somme à déserter, et je le prenais en flagrant délit.
Je n'en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. Blagonravov, au cours de 1917, s'était
montré révolutionnaire combatif. Il avait été commissaire de la forteresse
Pierre-et-Paul au cours des journées de notre coup d'Etat; il avait participé ensuite à
la liquidation du soulèvement des junkers. Je lui avais confié des missions
lourdes de responsabilités pendant la période de Smolny. Il s'en était bien acquitté.
Je dis un jour, plaisantant, à Lénine :
--Un pareil lieutenant fera peut-être encore un Napoléon... Son nom même conviendrait
assez : Blagonravov, c'est presque Buonaparte [Blagonravov signifie: «de bonnes moeurs».
Le rapprochement peut être fait avec Bonaparte. --N.d.T.].
Lénine rit d'abord de cette comparaison inattendue ; puis il songea un peu et, faisant
saillir ses pommettes, me dit sérieusement, d'un ton presque menaçant :
--Eh bien, nous saurons régler leur compte aux Bonapartes, hein ?
--Comme Dieu voudra, répondis-je, plaisantant à demi.
C'était donc ce Blagonravov que j'avais expédié sur le front oriental lorsque, faute de
vigilance, se fut produite la trahison de Mouraviev. Au Kremlin, dans la salle de
réception de Lénine, j'expliquais à Blagonravov les tâches qu'il aurait à remplir. Il
me répondit, d'un air maussade :
--Toute l'affaire est en ceci que la révolution est en décroissance.
C'était au milieu de 1918.
--Est-il possible, lui demandai-je, indigné, que vous vous soyez dépensé si vite ?
Blagonravov se reprit, changea de ton et promit de faire tout ce qu'on lui demanderait. Je
me tranquillisai.
Et voici qu'aux heures les plus critiques je le surprenais à la limite d'une véritable
trahison. Nous sortîmes dans le corridor pour ne pas nous expliquer en présence des
officiers. Blagonravov, tremblant, blême, portant la main à la visière de sa casquette.
--Ne me livrez pas au tribunal, répétait-il d'un ton désespéré. Je mériterai...
Envoyez-moi comme soldat, en première ligne...
Ma prédiction n'avait rien valu: mon candidat aux Napoléons n'était qu'une poule
mouillée. Il fut déplacé et expédié à un poste où il aurait moins de
responsabilités. La révolution est une grande dévoratrice de gens et de caractères.
Elle pousse les plus courageux à leur extermination et elle vide les moins résistants.
Actuellement, Blagonravov est un des membres du Guépéou, une des colonnes du régime.
Dès Sviiajsk, il a dû se pénétrer de haine pour la «révolution permanente».
Le sort de la révolution se débattait entre Sviiajsk et Kazan. Aucune voie de retraite,
sauf la Volga. Le soviet révolutionnaire de l'armée avait déclaré que la question de
ma sécurité à Sviiajsk gênait sa liberté d'action et avait insisté pour que je
prisse place sur le fleuve. C'était le droit du soviet. Dès le début, j'avais établi
en principe que ma présence à Sviiajsk ne devait gêner en rien les commandants de
troupes, ni limiter leurs pouvoirs. Je m'en tins à cette règle dans mes visites à tous
les fronts. Je me soumis donc et embarquai, non sur le vapeur qui avait été préparé
pour moi, mais sur un torpilleur. Quatre petits torpilleurs avaient été amenés, avec de
grandes difficultés, sur la Volga, par les canaux du système dit «Marie». Plusieurs
vapeurs du fleuve avaient été, pendant ce temps, armés de canons et de mitrailleuses.
La flottille, sous le commandement de Raskolnikov, entreprenait, cette nuit, une attaque
sur Kazan. Il fallait passer devant des falaises sur lesquelles étaient installées les
batteries des Blancs. Au delà des falaises, le fleuve tournait et s'élargissait
aussitôt. Là se trouvait la flottille de l'ennemi. Sur la berge d'en face s'ouvrait
Kazan. Nous avions estimé que, dans les ténèbres, nous pourrions passer sans être vus
devant les falaises, que nous pourrions démolir la flottille ennemie, les batteries du
rivage et tirer sur la ville. Notre flottille s'avança en colonne, à la file indienne,
tous feux éteints, comme larrons de nuit. Deux vieux pilotes de la Volga, l'un et l'autre
portant barbiche clairsemée et décolorée, se tenaient près du capitaine. Ils avaient
été pris de force, ils avaient mortellement peur, nous détestaient, maudissaient leur
existence, tremblotaient. Maintenant tout dépendait d'eux. Le capitaine leur rappelait de
temps à autre qu'il les exécuterait tous deux sur place dans le cas où ils
échoueraient le bateau sur un banc de sable.
Nous étions arrivés en face d'une falaise qui se profilait confusément dans les
ténèbres quand un tir de mitrailleuse cingla le fleuve par le travers, en coup de fouet.
Aussitôt partit de la hauteur un coup de canon. Nous avancions en silence. Dans notre
sillage, d'en bas, on donnait la réplique. Plusieurs balles tintèrent sur le blindage de
la passerelle, qui nous protégeait jusqu'à la ceinture. Nous nous baissâmes. Les
pilotes se mirent sur leurs gardes, fouillèrent de leurs yeux de lynx les ténèbres, et
à demi voix, d'un ton chaleureux, échangèrent des appels avec le capitaine.
Après la falaise, nous entrâmes tout d'un coup dans une vaste passe. Sur la rive
opposée nous découvrîmes les feux de Kazan. Derrière nous, un tir très nourri,
partant d'en haut et d'en bas. A notre droite, à deux cents pas au plus, sous le couvert
de la rive montagneuse, se tenait la flottille de l'ennemi. On apercevait les bateaux en
groupe confus. Raskolnikov donna l'ordre d'ouvrir le feu sur ces bâtiments. Le corps
métallique de notre torpilleur hurla et glapit au premier coup de son canon. Nous
avancions par bonds; un flanc de fer, dans la douleur, avec des grincements, enfantait des
projectiles. Les ténèbres de la nuit furent soudain dénudées par une flamme. C'était
qu'un de nos obus venait d'allumer une barge chargée de naphte. Une torche inattendue,
non désirée, mais magnifique, se levait sur la Volga. Nous tirions maintenant sur le
port. On y apercevait des pièces d'artillerie, mais elles ne répondaient pas. Sans doute
les artilleurs s'étaient-ils tout simplement enfuis. Le fleuve était éclairé dans
toute sa largeur. Derrière nous, personne. Nous étions seuls. L'artillerie ennemie avait
probablement coupé la route aux autres bateaux de la flottille. Notre torpilleur faisait
tache sur la passe comme une mouche sur une assiette blanche. Nous allions être pris sous
les feux croisés de la falaise et du port. C'était inquiétant. Pour comble, nous ne
pouvions plus nous diriger. La chaîne de commande du gouvernail avait été brisée,
atteinte vraisemblablement par un projectile. On essaya de conduire avec un gouvernail à
mains. Mais la chaîne brisée s'enroula autour de l'arbre, le gouvernail était
endommagé, il ne pivotait plus. Il fallut arrêter les machines. Nous dérivâmes
lentement vers la berge de Kazan, jusqu'au moment où le torpilleur accosta une vieille
péniche à demi noyée. Fusillade et canonnade avaient cessé complètement. Il faisait
clair comme en plein jour, le calme était aussi grand qu'en pleine nuit. Nous étions
dans une souricière. Nous ne comprenions pas comment nous n'étions pas bombardés. Nous
ne nous rendions pas assez compte des dévastations et de la panique causées par notre
incursion.
A la fin des fins, nos jeunes commandants résolurent de s'écarter de la berge et de
régler le mouvement du torpilleur en actionnant tantôt l'hélice de droite, tantôt
celle de gauche. La manoeuvre réussit. La torche de naphte flambait. Nous avancions vers
la falaise. Personne ne tirait. Sous la hauteur, nous nous replongeâmes enfin dans
l'ombre. On remonta de la chaufferie un matelot qui s'était évanoui. La batterie qui
nous dominait ne tira pas un seul coup. Evidemment, on ne nous surveillait pas. Peut-être
n'y avait-il plus personne pour nous surveiller. Nous étions sauvés. Il est très simple
d'écrire ce mot sauvés. Des lueurs de cigarettes apparurent. Les restes carbonisés
d'une de nos canonnières improvisées étaient allongés sur la rive. Nous trouvâmes,
sur d'autres bateaux, plusieurs blessés. C'est alors seulement que nous remarquâmes que
l'étrave de notre torpilleur avait été finement percée, de part en part, par un obus
de trois pouces. Nous étions à la première aube. Tous se sentaient comme des gens qui
viennent de naître pour la seconde fois.
Un bonheur ne va jamais seul. On m'amena un aviateur qui venait de descendre, apportant
une bonne nouvelle. Du nord-est était arrivé aux portes de Kazan un détachement de la
IIe armée, commandé par le cosaque Azine. Cette troupe s'était emparée de deux autos
blindées, avait démoli deux pièces de batterie, avait mis l'ennemi en fuite et s'était
emparée de deux villages à douze verstes de Kazan. Muni d'une instruction et d'une
proclamation, l'aviateur avait pris le chemin du retour. Kazan était entre des tenailles.
Notre incursion nocturne, comme nous le sûmes bientôt par nos espions, avait brisé la
force de résistance des Blancs. La flottille ennemie avait été détruite presque
complètement, les batteries de la rive avaient été réduites au silence. Le nom de
«torpilleur» --sur la Volga!-- avait produit autant d'effet sur les Blancs qu'en
produisit plus tard, sous Pétrograd, le mot «tank» sur les jeunes troupes de l'Armée
rouge. Des bruits coururent, d'après lesquels des Allemands auraient combattu avec les
bolcheviks. Les classes aisées de la population de Kazan s'enfuirent en masse. Dans les
quartiers ouvriers, on releva la tête. Il y eut une mutinerie à la poudrière. Dans nos
troupes se manifesta la volonté de prendre l'offensive.
Pendant ce temps, la situation sous Kazan devenait méconnaissable. Des détachements
d'origines diverses se constituaient en troupes régulières. Des ouvriers communistes de
Pétrograd, de Moscou et d'autres lieux se mêlaient à eux. Nos régiments
s'affermissaient, prenaient de la trempe. Les commissaires acquirent dans les sections la
valeur de guides révolutionnaires, représentants directs de la dictature. Les tribunaux
démontrèrent que la révolution, se trouvant en danger de mort, exigeait la plus haute
abnégation. Par de la propagande, par de l'organisation, par l'exemple révolutionnaire,
par la répression, tout cela combiné, on arriva en quelques semaines à la
transformation indispensable. D'une masse houleuse, qui se dissipait, sortit une
véritable armée. Notre artillerie avait une évidente supériorité. Notre flottille
était maîtresse du fleuve. Nos aviateurs dominaient dans les airs. Je ne doutais plus de
la reprise de Kazan.
Or, soudain, le 1er septembre, je reçus un télégramme chiffré de Moscou :
«Revenez immédiatement. Ilitch [Vladimir Ilitch Lénine. Il s'agit de l'attentat commis par la socialiste révolutionnaire Fania Kaplan. --N.d.T.] blessé, ignorons si danger. Calme complet. 31 août 1918. Sverdlov.»
Je partis aussitôt. Dans les milieux du parti, à Moscou, les esprits étaient
moroses, sombres, mais inébranlables. Sverdlov était la meilleure expression de cette
fermeté.
Les médecins déclarèrent Lénine hors de danger, annoncèrent sa prochaine
convalescence. Je donnai au parti l'espoir de rapides succès dans l'est et revint sans
plus tarder à Sviiajsk.
On reprit Kazan le 10 septembre. . Deux jours plus tard, la Ire armée, notre voisine,
s'emparait de Simbirsk. Le fait n'était pas inattendu. Le commandant de cette Ire armée,
Toukhatchevsky, avait promis, à la fin du mois d'août, de prendre Simbirsk le 12
septembre au plus tard. Il me télégraphia :
«Ordre exécuté. Pris Simbirsk.»
Lénine revenait à la santé. Il envoya un télégramme de félicitations
enthousiastes. Sur toute la ligne, il y avait de l'amélioration.
Le principal dirigeant de la Ve armée fut Ivan Nikititch Smirnov. Fait d'une. très
grande importance, Smirnov est le type le plus complet et le plus achevé du
révolutionnaire, de celui qui est entré dans le rang depuis plus de trente ans et qui,
depuis lors, n'a ni connu ni cherché la relève. Pendant les plus dures années de la
réaction, Smirnov continua à creuser des sapes. Quand il y avait éboulement, il ne
perdait pas courage et recommençait. Ivan Nikititch fut toujours un homme de devoir. En
ce point le révolutionnaire touche au bon soldat, et c'est pourquoi précisément un
révolutionnaire peut devenir un excellent soldat. N'obéissant qu'à sa nature, Ivan
Nikititch resta toujours un exemple de courage et de fermeté, sans la rudesse qui
accompagne souvent de telles qualités. Tous les meilleurs militants de l'armée voulurent
se conformer à ce modèle.
Larissa Reissner a écrit, au sujet du siège de Kazan :
«Personne n'était plus respecté qu'Ivan Nikititch. On sentait qu'à la pire minute, lui précisément serait le plus fort et le plus intrépide.»
Il n'y a pas ombre de pédantisme en Smirnov. C'est le plus sociable, jovial et
spirituel des hommes. On se soumet d'autant plus facilement à son autorité qu'elle est
moins visible et moins impérieuse, bien qu'incontestée. Se groupant autour de Smirnov,
les communistes de la Ve armée ne firent plus qu'une seule famille politique qui,
jusqu'à présent, après la liquidation de leur troupe, joue un rôle dans la vie du
pays. «Piatoarmeetz», homme de la «Ve armée», cela a un sens particulier dans
le vocabulaire de la révolution: il s'agit alors d'un véritable révolutionnaire, d'un
homme de devoir et surtout d'un homme pur.
Avec Ivan Nikititch, les soldats de la Ve armée, quand la guerre civile fut terminée,
reportèrent tout leur héroïsme dans le domaine du travail économique et, presque sans
exception, se trouvèrent dans l'opposition. Smirnov fut à la tête de l'industrie de
guerre, puis commissaire du peuple aux postes et télégraphes. Il est actuellement
déporté au Caucase. Dans les prisons et en Sibérie on peut compter un bon nombre de ses
émules de la Ve armée... Mais la révolution est une grande dévoratrice d'hommes et de
caractères. Aux dernières nouvelles, il parait que Smirnov a été brisé dans la lutte
et qu'il prêche la capitulation.
Larissa Reissner, qui appelait Ivan Nikititch «la conscience de Sviiajsk», occupait
elle-même une place importante dans la Ve armée, comme aussi dans toute la révolution.
Cette belle jeune femme, qui avait ébloui bien des hommes, passa comme un brûlant
météore sur le fond des événements. A l'aspect d'une déesse olympienne, elle joignait
un esprit d'une fine ironie et la vaillance d'un guerrier. Lorsque Kazan fut occupé par
les Blancs, elle se rendit, déguisée en paysanne, dans le camp ennemi pour espionner.
Mais sa prestance était trop extraordinaire. Elle fut arrêtée. Un officier japonais, du
service d'espionnage, lui fit subir un interrogatoire. Pendant une suspension de séance,
elle réussit à se glisser par la porte qui était mal gardée, et disparut. Dès lors
elle travailla en éclaireur. Plus tard, sur des navires. de guerre, elle participa à des
combats. Elle a consacré à la guerre civile des essais qui resteront dans la
littérature. Elle décrivit non moins brillamment les industries de l'Oural et
l'insurrection ouvrière dans la Ruhr. Elle désirait tout voir, tout connaître et
participer à tout. En quelques brèves années, elle était devenue un écrivain de
premier ordre. Sortie indemne des épreuves du feu et de l'eau, cette Pallas de la
révolution fut brusquement consumée par le typhus dans le calme de Moscou: elle n'avait
pas trente ans.
Un travailleur venait à l'autre ; sous le feu, les hommes s'instruisaient en huit jours,
l'armée se formait à merveille. L'étiage de la révolution --qui avait été le moment
de la prise de Kazan-- était dépassé. Parallèlement, une immense transformation avait
lieu dans la classe paysanne. Les Blancs avaient donné aux moujiks quelques bonnes
leçons de politique élémentaire. Dans les sept mois qui suivirent, l'Armée rouge
dégagea un territoire de presque un million de kilomètres carrés, peuplé de quarante
millions d'âmes. La révolution reprenait l'offensive. Dans leur fuite, les Blancs
emportèrent de Kazan le fonds-or de la république qui avait été déposé dans cette
ville en février, lors de l'offensive de Hoffmann. Nous ne le récupérâmes que bien
plus tard, lorsque nous nous saisîmes de Koltchak.
Quand j'eus la possibilité de détourner mes regards de Sviiajsk, je constatai qu'il y
avait du changement en Europe : l'armée allemande était dans une situation désastreuse.