1934-38

Ce texte est constitué d'articles écrits entre 1934 et 1938 sur la situation politique en France. Ces articles ont étés publiés en Français dans "Le mouvement communiste en France".


 
 

Où va la France ?

Léon Trotsky

Encore une fois, où va la france?

(fin mars 1935)

V. LE PROLETARIAT, LES PAYSANS, L'ARMEE, LES FEMMES, LES JEUNES.

Le Plan de la C.G.T. et le Front unique.

Jouhaux a emprunté l'idée du Plan de Man [1]. Chez tous deux le but est le même: masquer le dernier krach du réformisme et inspirer au prolétariat de nouveaux espoirs, pour le détourner de la révolution.

Ni de Man, ni Jouhaux n'ont inventé leurs "plans". Ils ont pris tout simplement les revendications fondamentales du programme de transition marxiste, la nationalisation des banques et des industries clés, ont jeté par-dessus bord la lutte de classes et à la place de l'expropriation révolutionnaire des expropriateurs ils ont mis une opération financière de rachat.

Le pouvoir doit comme auparavant rester dans les mains du "peuple", c'est-à-dire de la bourgeoisie. Mais l'Etat rachète les plus importantes branches de l'industrie (on ne nous dit pas lesquelles exactement) à leurs propriétaires actuels, qui deviennent pour deux ou trois générations des rentiers parasitaires: la pure et simple exploitation privée capitaliste fait place à une exploitation indirecte, par l'intermédiaire d'un capitalisme d'état.

Comme Jouhaux comprend que même ce programme émasculé de nationalisation est absolument irréalisable sans lutte révolutionnaire, il déclare par avance qu'il est prêt à changer son "plan" en petite monnaie de réformes parlementaires dans le style, à la mode, de l'économie dirigée. L'idéal pour Jouhaux serait qu'au moyen d'arrangements dans les coulisses il réduise toute opération à ce que dans différents conseils économiques et industriels siègent des bureaucrates syndicaux, sans pouvoir et sans autorité, mais avec des jetons de présence.

Ce n'est pas pour rien que le plan de Jouhaux-son plan réel, qu'il cache derrière le "Plan" de papier-a reçu le soutien des néos et même l'approbation de Herriot!

Le sage idéal du syndicalisme "indépendant" ne sera pourtant réalisée que si le capitalisme se régénère de nouveau et si les masses ouvrières retombent sous le joug. Mais si le déclin capitaliste se poursuit? Alors le plan, lancé pour détourner les ouvriers de "mauvaises pensées", peut devenir le drapeau du mouvement révolutionnaire.

En Belgique, ce danger existe déjà. Le P.O.B. s'est trouvé contraint de mener une agitation pour le plan de Man. Les ouvriers ont pris le plan tout à fait au sérieux. Sous le drapeau du plan une aile gauche s'est mise à se former, en particulier au sein de la jeunesse. Le falsificateur théorique de Man ressemble de plus en plus au sorcier qui a invoqué les esprits, mais qui ne sait pas comment les faire rentrer dans l'au-delà. Les bolcheviks-léninistes belges ont pleinement raison de se placer sur le terrain du mouvement de masse pour le plan pour, au moyen de la critique marxiste, le faire aller de l'avant.

Evidemment, effrayé par l'exemple belge, Jouhaux s'est empressé de reculer. Le point le plus important de l'ordre du jour du Comité national de la C.G.T., au milieu de mars-la propagande pour le plan-s'est trouvé inopinément escamoté. Si cette manoeuvre a plus ou moins réussi, la faute en retombe entièrement sur la direction du Front unique.

Les chefs de la C.G.T. ont lancé leur "Plan" pour avoir la possibilité de concurrencer les partis de la révolution. Par là, Jouhaux a montré qu'à la suite de ses inspirateurs bourgeois il apprécie la situation comme révolutionnaire (dans le sens large du mot). Mais l'adversaire révolutionnaire n'est pas apparu sur l'arène. Jouhaux décida de ne pas s'engager plus loin dans une voie pleine de risques. Il recula et maintenant il attend.

En janvier, la C.A.P. du Parti socialiste proposa au Parti communiste une lutte commune pour le pouvoir au nom de la socialisation des banques et des branches concentrées de l'industrie. Si dans le Comité central du Parti communiste avaient siégé des révolutionnaires, ils auraient dû saisir cette proposition des deux mains. En ouvrant une large campagne pour le pouvoir, ils auraient accéléré la mobilisation révolutionnaire à l'intérieur de la S.F.I.O. et en même temps auraient contraint Jouhaux à mener de l'agitation pour son "Plan". En suivant cette voie, on aurait pu forcer la C.G.T. à prendre sa place dans le Front unique. Le poids spécifique du prolétariat français se serait accru de plusieurs fois.

Mais dans le Comité central du Parti communiste siègent non pas des révolutionnaires, mais des mandarins. "Il n'y a pas de situation révolutionnaire" répondirent-ils, en contemplant leur nombril. Les réformistes de la S.F.I.O. respirèrent de soulagement: le danger était passé. Jouhaux se hâta de retirer de l'ordre du jour la question de la propagande pour le Plan. Le prolétariat est resté dans la grande crise sociale sans aucun programme. L'Internationale communiste a joué encore une fois un rôle réactionnaire.

Alliance révolutionnaire avec la paysannerie.

La crise de l'agriculture constitue maintenant le principal réservoir des tendances bonapartistes et fascistes. Quand la misère prendra le paysan à la gorge, il est capable de faire les sauts les plus inattendus. Il regarde la démocratie avec une méfiance croissante.

"Le mot d'ordre de la défense des libertés démocratiques - écrit Monmousseau (Cahiers du Bolchevisme, 1er septembre 1934, page 1017) - correspond parfaitement à l'esprit de la paysannerie." Cette phrase remarquable montre que Monmousseau comprend aussi peu la question paysanne, que la question syndicale. Les paysans commencent à tourner le dos aux partis de "gauche", précisément parce que ceux-ci sont incapables de leur proposer rien d'autre que des paroles en l'air sur la "défense de la démocratie".

Aucun programme de "revendications immédiates" ne peut donner quelque chose de sérieux au village. Le prolétariat doit parler avec les paysans le langage de la révolution : il ne trouvera pas d'autre langue commune. Les ouvriers doivent élaborer un programme de mesures révolutionnaires pour le salut de l'agriculture en commun avec les paysans.

Les paysans craignent surtout la guerre. Peut-être, avec Laval et Litvinov, allons-nous les leurrer d'espoirs en la Société des Nations et dans le "désarmement" ? Le seul moyen d'éviter la guerre, c'est de renverser sa propre bourgeoisie et de donner le signal de la transformation de l'Europe en Etats-Unis des Républiques Ouvrières et Paysannes. Sans révolution, point de salut contre la guerre.

Les paysans travailleurs souffrent des conditions usuraires du crédit. Pour changer ces conditions, il n'y a qu'une voie: exproprier les banques, les concentrer dans les mains de l'Etat ouvrier et, sur le compte des requins financiers, créer un crédit de faveur pour les petits paysans, pour les coopératives paysannes en particulier. Sur les banques de crédit agricole doit être instauré le contrôle paysan.

Les paysans souffrent de l'exploitation des trusts d'engrais et de la meunerie. Il n'y a pas d'autre voie que de nationaliser les trusts d'engrais et la grande meunerie et de les subordonner complètement aux intérêts des paysans et des consommateurs.

Différentes catégories de paysans (fermiers, métayers) souffrent de l'exploitation des grands propriétaires fonciers. Il n'y a pas d'autre moyen de lutte contre l'usure foncière que l'expropriation des usuriers fonciers par les comités de paysans sous le contrôle de l'Etat ouvrier et paysan.

Aucune de ces mesures n'est concevable sous la domination de bourgeoisie. De petites aumônes ne sauveront pas le paysan, des palliatifs ne lui serviront de rien. Il faut des mesures révolutionnaires hardies. Le paysan les comprendra, les approuvera et les soutiendra, si l'ouvrier lui propose sérieusement de lutter en commun pour le pouvoir.

Ne pas attendre que la petite bourgeoisie se détermine elle-même, mais former sa pensée, forger sa volonté - voilà la tâche du parti ouvrier. C'est seulement ainsi que pourra se réaliser l'union des ouvriers et des paysans.

L'armée.

L'état d'esprit de la majorité des officiers de l'armée reflète l'état d'esprit réactionnaire des classes dominantes du pays, mais sous une forme encore plus concentrée. L'état d'esprit de la masse des soldats reflète l'état d'esprit des ouvriers et des paysans, mais sous une forme affaiblie: la bourgeoisie sait beaucoup mieux maintenir la liaison avec les officiers que le prolétariat avec les soldats.

Le fascisme en impose extrêmement aux officiers, car ses mots d'ordre sont décisifs et car il est prêt à trancher les questions difficiles par le revolver et la mitraillette. On dispose de pas mal de renseignements dispersés sur la liaison entre les ligues fascistes et l'armée, aussi bien par l'intermédiaire d'officiers de réserve que d'active. Cependant, il ne nous parvient qu'une partie infime de ce qui se passe en fait. Maintenant doit grandir dans l'armée le rôle des rengagés. En eux la réaction trouvera pas mal d'agents supplémentaires. Le noyautage fasciste de l'armée, sous la protection du grand état-major, est en pleine marche.

Les jeunes ouvriers conscients à la caserne pourraient offrir avec succès une résistance à la démoralisation fasciste. Mais le grand malheur est qu'eux-mêmes sont politiquement désarmés: ils n'ont pas de programme. Le jeune chômeur, le fils du petit paysan, du petit commerçant ou du petit fonctionnaire apportent dans l'armée le mécontentement des milieux sociaux d'où ils sortent. Que leur dira le communiste à la caserne, sinon que "la situation n est pas révolutionnaire"? Les fascistes pillent le programme marxiste, en changeant avec succès certaines de ses parties en instrument de démagogie sociale. Les "communistes" (?) renient en fait leur programme, en lui substituant les débris pourris du réformisme. Peut-on concevoir une banqueroute plus frauduleuse?

L'Humanité se concentre sur les "revendications immédiates" des soldats: c'est nécessaire, mais ce n'est qu'une centième partie du programme. L'armée vit maintenant plus que jamais d'une vie politique. Toute crise sociale est, nécessairement, une crise de l'armée. Le soldat français attend et cherche des réponses claires. Il n'y a pas et il ne peut y avoir de meilleure réplique à la démagogie des fascistes que le programme du socialisme. Il faut le déployer hardiment dans le pays et par mille canaux il pénétrera dans l'armée !

Les femmes.

La crise sociale, avec son cortège de calamités, pèse le plus lourdement sur les femmes travailleuses. Elles sont opprimées doublement par la classe possédante et par leur propre famille.

l se trouve des "socialistes" qui craignent que les femmes aient le droit de vote, vu l'influence qu'a sur elles l'Eglise. Comme si le sort du peuple dépendait du plus ou moins grand nombre des municipalités de "gauche" en 1935, et non de la situation morale, sociale et politique de millions d'ouvrières et de paysannes à l'époque prochaine!

Toute crise révolutionnaire se caractérise par l'éveil des meilleures qualités de la femme des classes travailleuses: la passion, l'héroïsme, le dévouement. L'influence de l'Eglise sera balayée non pas par le rationalisme impuissant des "libres-penseurs", ni par la fade catégorie des francs-maçons, mais par la lutte révolutionnaire pour l'émancipation de l'humanité, par conséquent, en premier lieu, de l'ouvrière.

Le programme de la révolution socialiste doit retentir de nos jours comme le tocsin pour les femmes de la classe ouvrière !

Les jeunes.

La condamnation la plus cruelle de la direction des organisations ouvrières, politiques et syndicales est la faiblesse des organisations de jeunes. Sur le terrain de la philanthropie, du divertissement et du sport, la bourgeoisie et l'Eglise sont incomparablement plus fortes que nous. On ne peut leur arracher la jeunesse ouvrière que par le programme socialiste et l'action révolutionnaire.

A la jeune génération du prolétariat, il faut une direction politique mais non une tutelle Importune. Le bureaucratisme conservateur étouffe et repousse la jeunesse. Si le régime des Jeunesses communistes avait existé en 1848, il n'y aurait pas eu de Gavroche. La politique de passivité et d'adaptation se reflète d'une façon particulièrement funeste sur les cadres de la jeunesse. Les jeunes bureaucrates deviennent vieux avant l'âge: ils connaissent tous les genres de manoeuvres dans les coulisses mais ils ne connaissent pas l'ABC du marxisme. Ils se forment des convictions à telle ou telle occasion, selon les exigences de la manoeuvre. Au dernier congrès de l'Entente de la Seine, on a pu observer d'assez près ce type.

Il faut poser devant la jeunesse ouvrière le problème de la révolution dans toute son ampleur. En se tournant vers la nouvelle génération, il faut savoir faire appel à son audace et à son courage, sans lesquels rien de grand ne se fait dans l'histoire. La révolution ouvrira largement les portes à la jeunesse. La jeunesse ne peut pas ne pas être pour la révolution !


Notes

[1] En 1933, le socialiste belge Henri de Man avait fait adopter par le POB des thèses réformistes sur la planification (Plan de Man). Les idées planistes furent ensuite répandues en France par les tendances de droite de la SFIO. Sur la proposilion de Jouhaux, le bureau d'études de la CGT établit un plan adopté on octobre 1934 par le CCN.


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