1915 |
Ma famille ne vint en France qu'en mai 1915. Nous nous installâmes à Sèvres, dans une petite maison que mit à notre disposition pour quelques mois un jeune ami, le peintre italien René Parece. Nos garçons allaient à l'école de la ville. Le printemps était fort beau, la verdure semblait particulièrement tendre et caressante. Mais le nombre des femmes en deuil ne cessait d'augmenter. Les écoliers devenaient des orphelins. Deux armées s'étaient profondément retranchées dans la terre. On n'apercevait point d'issue. Léon Trotsky |
Œuvres - novembre 1915
La famille Declerc
Jules Declerc est à la guerre depuis novembre dernier ; il a quarante cinq ans, et dans le civil il était contrôleur de tramway. S'il avait été simple soldat, il serait resté avec sa classe quelque part, à l'arrière, à un poste d'auxiliaire. Mais pour le malheur de sa femme et pour le sien propre, il est sergent et il a été envoyé sur le front. Aujourd'hui ses galons lui coûtent cher, dit sa femme. Les premières semaines, il les a passées presque tout le temps au milieu des combats ; ensuite il a été dans les tranchées, et dans ces derniers mois sous Toul.
Madame Declerc est une belle femme, avec un frais visage au fin profil et des cheveux gris. Elle attend son mari en permission de quatre jours ; elle l'attend silencieusement, opiniâtrement . Sa voisine, Madame Richard, porteuse de pain, attendait aussi le sien, mais Richard a été tué par un boulet perdu, loin derrière la ligne de feu, à la veille de son départ pour la maison.
Au troisième mois de la guerre, ses petites économies commençait à s'épuiser, Madame Declerc se mit à travailler comme femme de ménage, et son propre ménage à elle passa du coup au second plan. Les enfants vont à l'école et y reçoivent un repas. Pendant les trois dernières semaines, le fils aîné Marcel, douze ans, visage pâle, coiffé d'un vieux béret, demande chaque jour à sa mère en revenant de l'école : «Et papa, est-il arrivé ?» et s'entend répondre une fois de plus que non ..., mais, pour sûr, bientôt, d'un jour à l'autre.
Madame Declerc a reçu de Paris une lettre de sa sœur aînée qui lui annonce la mort de son fils. Il avait vingt ans, il s'était marié en avril, il était parti à la guerre an août. «Ah ! quel bon garçon c'était. Il ne ressemblait à aucun autre...» dit Madame Declerc en pleurant à chaudes larmes... «Ma sœur est souvent malade et l'enfant est resté un certain temps chez nous ; nous l'aimions comme un fils». Il avait été blessé par une balle de schrapnell, légèrement sans doute, à la tête, un de ses amis l'avait porté au poste de secours. A ce moment même, éclata un obus qui blessa l'ami et tua le blessé. «On ne peut pas l'oublier, monsieur, il ne ressemblait à personne...»
Le lendemain du jour où arriva la nouvelle de la mort de Richard, Madame Declerc fut en retard d'un quart d'heure au travail et, en s'excusant expliqua à sa patronne : «C'est que, Madame, nous n'avons pas dormi pendant cette nuit.» «Nous» c'étaient les autres, celles qui étaient veuves et celles qui vivaient dans la crainte perpétuelle du veuvage. Elles se rassemblaient par groupes chez chaque nouvelle veuve ou auprès de chaque mère privée de son enfant pour passer la nuit avec elle, se souvenir et pleurer la plupart en deuil, avec de petits portraits du mari ou du fils, en broche sur la poitrine. Elles se repaissaient ensemble de leur malheur, de sa fatalité, de son universalité, et le matin suivant elles retournaient au travail.
C'est dans cette atmosphère d'angoisse, de nuits blanches et de labeur que Madame Declerc attend silencieusement, opiniâtrement son mari. «Non, non, dit-elle, aux instants de désespoir, aucun homme ne reviendra de la guerre, aucun.»
A la fin d'octobre, le pâle Marcel, dans son long pardessus qui sera encore bon l'année prochaine, revient à cinq heures du soir de l'école, par la grande rue, quand tout à coup, le petit marchand de légumes lui jette : «Cours ton père est revenu.»
Les mots lui sonnent aux oreilles et il court, repoussant de ses jambes maigres les pans interminables de son manteau. «Marcel, ton père est arrivé» lui crie Madame Richard en traversant la rue. Marcel, tout pâle, fait rapidement un signe de tête et, la main tachée d'encre, appuyé sur sa poitrine, il continue à courir. Le fruitier, l'homme le plus gros de Sèvres, est sur le pas de sa porte (son poids l'a sauvé du service militaire), il voit courir Marcel et lui crie d'un ton encourageant : «dépêche-toi, ton père t'attend». Marcel veut courir encore plus vite, mais impossible : son cœur bat, ses oreilles sonnent et ses jambes ne veulent plus bouger. Il pleure doucement, serre ses doigts tachés d'encre sur sa poitrine et chuchote : «Me voilà, papa, me voilà, cher, cher papa, me voilà.. ;» Il pleure et il rassemble ses dernières forces pour monter en courant la côte.
Le sergent Declerc est en effet arrivé, enfin, en permission de quatre jours. Comme les autres, on l'a envoyé pendant cent heures dans la vie de famille, dans la vie pacifique, à condition de revenir au jour fixé. En pleine nuit, les permissionnaires de toutes armes sont montés dans un train sombre, sans lumière, à quelques kilomètres de la ligne de feu ; éreintés, ils se sont assis ou couchés sur les banquettes ou par terre et peu après ils se sont endormis à la cadence mesurés des wagons. Ensuite ils se sont groupés dans les gares régulatrices en petites sociétés de «pays». Le lien du front est rompu pour le moment, celui du pays est rétabli ; on cause patois. Plus ils s'éloignent du front, plus le calme les assourdit. Declerc, avec le groupe le plus nombreux, descend à Paris.
Au moment de son arrivée, la femme était au travail, Marcel à l'école et seulement les deux petits, sous la surveillance de la sœur aînée, étaient à la maison. Le sergent embrassa les enfants, jeta un coup d'œil autour de lui et ressentit en lui-même certaine joie inquiète mélangée d'étonnement. Madame Declerc revint chez elle, ne sachant rien, fatiguée de croire et d'espérer, et cinq minutes après la joyeuse rencontre, une angoisse lancinante s'était emparée d'elle ; dans quatre jours, il faudra qu'il regagne le front.
Le sergent est très calme, ne se plaint de rien et sa femme s'étonne et s'effraie. Elle a l'impression de ne pas trouver le chemin de son cœur et le caractère éphémère de l'entrevue lui en devient plus douloureux ; on se croirait au carrefour de deux vies divergentes. Il est très économe Declerc, et non seulement il n'a pas une seule fois demandé d'argent, mais encore il a économisé sur sa solde de sergent ; il apporte à la maison une petite somme avec des cadeaux pour les enfants.
Tranquillement, comme assourdi encore par le calme qui l'entoure, il raconte les tranchées allemandes, qui étaient si près qu'on pouvait converser, le soir d'une ligne à l'autre presque sans élever la voix. Mais c'était défendu... On ne voit pas la fin de la guerre, c'est à dire qu'on ne voit dans les événements aucun indice de cette fin.
D'une voix rabaissée et lointaine — sa femme ne lui connaissait pas encore une voix pareille le sergent raconte les grenades à main et les mines ; les gaz asphyxiants et les liquides enflammés, les fils barbelés... et Madame Declerc l'écoute les yeux fixes, croyant à peine avoir devant elle son vieux Jules, qu'il ait pu vivre et agir ainsi ; de temps en temps, elle le prend par la manche en disant :
«Non, je ne te verrai plus jamais, tu ne reviendras plus me voir.» Le sergent ne confirme ni n'infirme ; il lisse doucement ses cheveux tôt blanchis et regarde de côté.
Une fois dans l'obscurité, Marcel entendit une conversation de ce genre ; il grimpa sur les genoux du père, comme un pauvre petit chien faible, prit dans ses deux mains une des grosses mains et se mit à embrasser cette chère et rude main, avec une indéfinissable expression de désespoir muet que quelque chose de chaud mouilla les doigts du sergent.
Le lendemain de son arrivée, le sergent, bien lavé et rasé de frais, rendit visite à ses parents et amis. Les femmes l'assiègent de questions troublantes sur la guerre et sur la fin, le regardant comme s'il pouvait donner tout de suite une réponse décisive. Chaque fois, Declerc se troublait, se rappelant les instructions du capitaine au moment du départ en «perm» : Ne rien dire, et il répondait de façon évasive : «Nous espérons», en évitant le coup d'œil de ses interlocuteurs. Les femmes hochaient la tête et se taisaient.
Les quatre jours passèrent vite. Les voici déjà assis dans le wagon côte à côte, le sergent Declerc et sa femme. Elle l'accompagne jusqu'à Paris, lui tient le bras et le fixe dans les yeux. Une tendresse aiguë anime son regard et ses doigts. Lui est renfermé, comme distrait. Il lui répond brièvement, d'un ton presque indifférent et regarde surtout par la fenêtre. Parfois seulement, quand leurs regards se croisent, un sourire reconnaissant glisse sur son visage et disparaît. Il ne veut pas céder à l'émotion ; par la pensée, il est déjà là-bas.
A Paris, il faut aller à la gare du Nord. C'est là qu'on timbre le titre de permission, et voilà de nouveau Declerc embrigadé, détail infime, dans la grande machine de guerre : Sèvres, la femme et Marcel sont couverts pour lui d'un rideau de fumée. D'un air distrait il dit adieu à sa femme sous les yeux des autres permissionnaires et assis avec eux dans son compartiment le voilà définitivement replongé corps et âme dans l'atmosphère de la zone des armées.
Madame Declerc a remis dans l'armoire sa robe des dimanches, sa bague et sa chaîne qu'elle avait mises pour son mari, et elle recommence à monter les cent-quarante marches du coteau pour aller au travail ? Et déjà quelques jours plus tard, avec crainte et espérance, elle guettait des yeux le facteur. Les sombres nouvelles se succèdent. L'épicier de la riche boutique du coin est mort, son commis est blessé, le frère cadet du patron du magasin de jouets a eu la jambe enlevée. De plus en plus souvent les femmes en deuil se rassemblent la nuit, et elles en comptent déjà soixante-dix qui ne reviendront plus à Sèvres.
Marcel porte soigneusement le nouveau béret qu'on lui a fait avec l'ancien képi du sergent. Après le départ de son père ses paupières sont longtemps restées rouges, les taches sombres qu'il a sous les yeux sont plus profondes que jamais.
Sèvres, novembre 1915
L. TROTSKY.
Texte publié dans la «Kievskaya Mysl» en 1915, puis dans l'«Humanité» le 22 janvier 1922.
|