1921 |
En 1921, un débat sur la "doctrine militaire" de l'Armée Rouge. Une facette peu connue de la lutte contre le "gauchisme" au sein de l'Internationale Communiste. Source: L’Internationale Communiste n°19, décembre 1921. |
Doctrine militaire ou doctrinarisme pseudo-militaire
Décembre 1921
Le besoin de plans fixes
« Quelle armée créons-nous et quelles tâches lui assignons-nous ? demande le camarade Solomine. En d'autres termes, quels sont les ennemis gui nous menacent et par quels moyens stratégiques (défensifs ou offensifs) pourrons-nous triompher d'eux le plus rapidement et le plus économiquement possible ? » (La Science militaire et la Révolution, n°1, p.19).
Cette façon de poser la question atteste d’une façon frappante que la pensée de Solomine lui-même qui réclame une nouvelle doctrine militaire, est captive des méthodes et des préjugés de l’ancien doctrinarisme. Durant des dizaines d’années, l’état-major autrichien (comme les autres d’ailleurs) avait dans ses cartons des plans tout prêts de guerre avec différentes variantes (variante I (contre l’Italie), variante R (contre la Russie), etc.) et combinaisons diverses de ces variantes. La force numérique des troupes italiennes et russes, leur armement, les conditions de leur mobilisation, de leur concentration et de leur développement stratégique étaient dans ces variantes des grandeurs, sinon fixes, du moins stables. Et ainsi, se basant sur des principes politiques déterminés, la « doctrine militaire » austro-hongroise savait parfaitement quels étaient les ennemis qui menaçaient l’Empire des Habsbourg et méditait chaque année sur les moyens de triompher « économiquement » de ces ennemis. Dans tous les pays, le cerveau des officiers de l’état-major général travaillait sur les « variantes » . Si l’ennemi présumé inventait une meilleure cuirasse, on ripostait par un renforcement de l’artillerie et inversement. Les routiniers élevés dans cette tradition doivent se sentir fort mal à l'aise devant notre œuvre militaire. « Quels sont les ennemis qui nous menacent ? » C'est-à-dire où sont les variantes de notre état-major pour les guerres futures ? Et par quels moyens stratégiques (défensifs ou offensifs) nous disposons-nous à réaliser les variantes élaborées à l'avance ? En lisant l’article de Solomine, je ne puis m’empêcher de songer au type humoristique de ce pontife de la doctrine militaire qu’était le général d’état-major Borissof. Quelle que fut la question que l’on discutât, Borissof levait invariablement le doigt pour dire: « Cette question ne peut être résolue que dans le cercle des autres questions de la doctrine militaire, et c'est pourquoi il faut instituer avant tout un poste de chef de l’état-major général » . De la tête de ce chef de l'état-major devait surgir l’arbre majestueux de la doctrine militaire qui pourrait ainsi porter tous ses fruits. À l’instar de Borissof, Solomine soupire après les principes stables de la « doctrine militaire » , grâce auxquels on pouvait, dix ans, vingt ans à l’avance, savoir quels étaient les ennemis qui vous menaçaient, où ils se trouvaient et de quelles armes ils disposaient. Ce qu'il faut à Solomine comme à Borissof, c’est un chef d’état-major universel qui rassemble tous les débris de la vaisselle cassée, les mette dans un casier spécial et y colle des étiquettes : variante I, variante R, etc. Peut-être Solomine nous dira-t-il quel est ce cerveau universel qu’il a en vue. Quant à nous, hélas ! nous ne le connaissons pas et nous croyons même qu'il ne peut exister, car les tâches qu'on lui assigne sont irréalisables. Quoiqu’il parle à tout bout de champ des guerres révolutionnaires et de la stratégie révolutionnaire, Solomine n’a pas vu le caractère révolutionnaire de l’époque actuelle, qui détruit toute stabilité dans les rapports internationaux comme dans les rapports intérieurs. L'Allemagne en tant que puissance militaire n’existe pas. Néanmoins, le militarisme français suit anxieusement les moindres événements et changements dans la vie intérieure et sur les frontières de l’Allemagne. Si l'Allemagne, se dit-il, mettait tout à coup sur pied une armée de plusieurs millions d'hommes ? Quelle Allemagne ? Peut-être sera-ce l'Allemagne de Ludendorff ? Mais peut-être aussi cette Allemagne ne fera-t-elle que donner l’impulsion mortelle pour l’équilibre instable actuel et frayer la voie à l’Allemagne de Liebknecht et de Luxembourg ? Combien l’état-major doit-il avoir de « variantes » ? Combien faut-il de plans pour triompher « économiquement » de tous les dangers ?
Nous avons dans nos archives une masse de rapports, petits, moyens et grands, dont les doctes auteurs nous expliquaient avec patience qu'une puissance qui se respecte doit avoir des rapports définis avec les autres pays, déterminer à l’avance ses ennemis possibles, se ménager des alliés ou tout au moins neutraliser tous ceux qu'elle peut, car on ne saurait se préparer « dans la nuit » aux guerres futures, et il faut avoir une idée nette de la situation pour déterminer les effectifs, les cadres et la disposition de l'armée. Je ne me souviens pas d'avoir vu au bas de ces rapports la signature de Solomine; en tout cas, ses pensées y étaient. Tous les auteurs, comme par un fait exprès, étaient de l’école de Borissof.
L’orientation internationale en général, et plus spécialement l’orientation internationale militaire, est plus difficile actuellement qu’à l’époque de la Triple Alliance et de la Triple Entente. Mais qu’y faire ! Notre époque, qui est une époque de bouleversements militaires et révolutionnaires sans précédent dans l’Histoire, a ébranlé l’autorité de certains clichés et variantes. Il ne peut y avoir d’orientation stable, traditionnelle. L’orientation véritable doit être vigilante, mobile, d’attaque ou, si l’on préfère, manœuvrière. Une orientation « d’attaque » ne veut pas dire une orientation offensive, mais une orientation correspondant rigoureusement à la combinaison actuelle des rapports internationaux et concentrant sur la tâche d’aujourd’hui le maximum de forces.
Dans les conditions internationales actuelles, l’orientation réclame beaucoup plus d’effort de pensée que n’en exigeait autrefois l’élaboration des éléments traditionnels de la doctrine milliaire. Par contre, notre travail est effectué sur une échelle beaucoup plus large et avec des méthodes beaucoup plus scientifiques. Le travail fondamental de l’estimation de la situation internationale et de la détermination des tâches qui en découlent pour la révolution prolétarienne et la République soviétiste est accompli par le parti, par sa pensée collective, par ses congrès et son Comité Central, dont nous recevons nos directives. Nous avons ici en vue non seulement le Parti Communiste Russe, mais aussi notre Parti international. Et lorsque Solomine réclame la confection d'un catalogue de nos ennemis, qu’il nous demande si nous allons attaquer et qui nous allons attaquer, comme ses revendications paraissent pédantesques en face du travail accompli par le dernier Congrès de l'Internationale Communiste qui a estimé toutes les forces de la révolution et de la contre-révolution à l'heure actuelle et dans leur développement. Et après cela, quelle « doctrine » peut-il bien falloir encore !
Le camarade Toukhatchevsky s'est adressé à l’Internationale Communiste pour lui proposer d’instituer un état-major général international. C’était là une proposition qui évidemment ne correspondait pas à la situation et aux tâches que le Congrès avait lui-même définies. Si l’Internationale Communiste n’a pu être construite qu’après que dans les principaux pays de fortes organisations politiques ont été créées, à plus forte raison un état-major international ne peut-il surgir que sur la base des états-majors nationaux de plusieurs États prolétariens. Tant que ces états-majors nationaux n’existent pas, un état-major international ne serait forcément qu'une caricature d’état-major. Toukhatchevsky a jugé devoir aggraver sa faute en publiant sa lettre à la fin de son intéressant opuscule : La Guerre des Classes. C'est là une faute du même genre que celle qu'il a commise en se lançant à corps perdu contre la milice qui, selon lui, est en contradiction avec la III° Internationale. Les offensives inconsidérées sont remarquons-le en passant, le côté faible du camarade Toukhatchevsky qu’il faut ranger néanmoins parmi les plus talentueux de nos jeunes spécialistes militaires.
Mais sans un état-major international qui ne correspondrait pas à la situation réelle et qui, par suite, ne peut être encore qu’en projet, le Congrès international lui-même, en tant que représentation des partis ouvriers révolutionnaires, a accompli et continue, par son Comité Exécutif, d’accomplir le travail idéologique fondamental d’« État-major général » de la révolution internationale. Ce travail consiste à faire le dénombrement des amis et des ennemis, à neutraliser les hésitants afin de les attirer ensuite à la cause de la révolution, à estimer justement la situation changeante à l’extrême, à déterminer les tâches les plus urgentes, à y concentrer toutes les forces du prolétariat international.
Les déductions de cette orientation sont extrêmement complexes. Elles ne peuvent être contenues dans quelques variantes d’état-major. Mais telle est notre époque. La supériorité de notre orientation consiste en ce qu'elle répond au caractère de l’époque. C'est d’après cette orientation que nous réglons notre politique militaire. Elle a en ce moment un caractère d’expectative active, un caractère défensif et préparatoire actif. Ce dont nous nous préoccupons surtout, c'est d'assurer à notre idéologie militaire, à nos méthodes et à notre appareil une souplesse ferme qui nous permette, quels que soient les événements, de concentrer le gros des forces dans la direction principale.