1929 |
Avril 1929 : en défense de l'URSS, de la révolution d'Octobre, face aux coups portés par la bureaucratie thermidorienne. |
Œuvres - avril 1929
Où va la révolution soviétique?
Depuis la révolution d'Octobre, cette question n'a pas quitté
les colonnes de la presse mondiale. A l'heure actuelle, elle est traitée
en fonction de mon exil que les adversaires du bolchevisme considèrent
comme un dénouement depuis longtemps attendu. Que cet exil ait une
importance, non point personnelle, mais politique, ce n'est pas à
moi de le nier. Cependant, cette fois encore, je ne conseillerai pas de
se hâter de conclure au « commencement de la fin ».
Il serait vain de rappeler que les pronostics historiques se distinguent
des pronostics astronomiques en ce qu'ils sont toujours relatifs. Il serait
ridicule de faire une prédiction exacte lorsqu'il s'agit de la lutte
de forces vives. Le problème de la prévision historique consiste
à distinguer le possible de l'impossible, et à dégager,
parmi les conceptions théoriques, quelles sont les plus vraisemblables.
Une réponse un tant soit peu fondée à cette question
« Où va la révolution soviétique? » ne
pourrait se trouver que dans le résultat de l'analyse de toutes
ses forces intérieures, ainsi que des circonstances mondiales parmi
lesquelles elle se meut une telle étude exige un livre. A Alma-Ata,
j'ai travaillé à ce livre, que j'espère achever à
bref délai. Je ne puis ici qu'indiquer les grandes lignes qu'il
faut suivre pour chercher une réponse.
Est-il vrai que la révolution russe soit proche de sa liquidation?
Ses ressources intérieures sont-elles épuisées?
Qui pourra lui succéder? Une démocratie? Une dictature? Une
restauration monarchique?
Le cours d'un processus révolutionnaire est beaucoup plus complexe
que celui d'un torrent de montagne. Mais, là comme ici, le changement
d'orientation le plus paradoxal à première vue est absolument
normal. Toutefois, il ne faut pas exiger une norme extérieure et
schématique, il faut prendre une norme naturelle, déterminée
par le volume d'eau du torrent, le relief de la contrée, le caractère
des courants aériens, etc. En politique, cela signifie qu'après
les ascensions les plus fortes de la révolution, il faut prévoir
la possibilité et la probabilité de descentes abruptes, parfois
prolongées et, au contraire, dans les périodes de la décadence
la plus grande, comme par exemple au moment de la contre-révolution
de Stolypine (1907-1910), distinguer les prémices d'une nouvelle
ascension.
Les trois révolutions qu'a traversées la Russie pendant
le dernier quart de siècle constituent, en réalité,
les étapes d'une seule et même révolution. Entre les
deux premières, douze années se sont écoulées
; entre la deuxième et la troisième, il n'y a eu que neuf
mois. Les onze années d'existence de la révolution soviétique
se décomposent également en une série d'étapes
parmi lesquelles deux principales, la maladie de Lénine et le commencement
de la lutte contre le « trotskysme », peuvent être à
peu près considérées comme la ligne de démarcation
qui les sépare. Pendant la première période, les masses
ont joué un rôle décisif. L'Histoire ne connaît
pas d'autre exemple de révolution ayant mis en mouvement des masses
semblables à celles qui furent soulevées par la révolution
d'Octobre. Et aujourd'hui encore, il existe des esprits originaux qui considèrent
la révolution d'Octobre comme une aventure ! En raisonnant ainsi,
il ravalent jusqu'au néant ce qu'ils défendent : quelle serait
donc la valeur d'une organisation sociaIe qu'une « aventure »
pourrait renverser ? En réalité, la réussite de la
révolution d'Octobre - le seul fait qu'elle ait tenu pendant les
années les plus critiques contre des légions d'ennemis -
fut assurée par l'activité et l'initiative des masses des
villes et des campagnes. C'est sur cette seule base qu'a pu se développer
l'improvisation de l'appareil gouvernemental et de l'Armée rouge.
Telle est, en tout cas, la principale déduction de mon expérience
en la matière.
La seconde période, qui a amené un changement radical
de direction dans le gouvernement, est caractérisée par un
abaissement incontestable de l'activité immédiate de la masse
: la rivière rentre dans le lit. Au-dessus des masses s'élève
de plus en plus l'appareil centralisé de la direction. L'Etat soviétique
ainsi que l'armée se bureaucratisent. La distance grandit entre
les milieux dirigeants et les masses. L'appareil acquiert de plus en plus
un caractère de « fin en soi ». De plus en plus, le
fonctionnaire est pénétré de la conviction que la
révolution d'Octobre s'est accomplie précisément pour
concentrer le pouvoir entre ses mains et lui garantir une situation privilégiée.
Il n'y a pas lieu, je pense, d'expliquer que les contradictions positives
que nous distinguons dans le développement de l'Etat soviétique
ne sont pas des arguments en faveur d'une négation anarchiste, c'est-à-dire
totale et stérile, de l'Etat en général.
Dans une lettre remarquable consacrée aux phénoménes
de dégénérescence de l'appareil gouvernemental et
du parti, mon vieil ami Rakovsky indique de façon très démonstrative
comment, après la conquête du pouvoir, une bureaucratie indépendante
se forma au sein de la classe ouvrière, et comment cette différenciation
fut d'abord seulement fonctionnelle, puis devint sociale par la suite.
Naturellement, le processus intérieur de la bureaucratie se
développa en liaison étroite avec un autre, plus profond,
survenu dans le pays. Avec les principes de la NEP [nouvelle politique
économique], on vit renaître une large Catégorie de
petits-bourgeois des villes. Les professions libérales ressuscitèrent.
Au village, ce fut l'ascension du paysan riche, du koulak. Précisément
parce qu'il s'était haussé au-dessus des masses, le corps
des fonctionnaires s'était, dans ses larges sphères, rapproché
de ces couches bourgeoises et s'y était apparenté. De plus
en plus, l'initiative et l'esprit critique de la masse turent regardés
par la bureaucratie comme une entrave. La pression de l'appareil de l'Etat
sur les masses s'accrut d'autant plus facilement que, ainsi qu'il a déjà
été dit, la réaction psychologique des masses elles-mêmes
s'exprimait par une diminution incontestable de leur activité politique.
Pendant ces dernières années, il arriva souvent aux ouvriers
d'entendre cette apostrophe des bureaucrates ou des nouveaux propriétaires
« Vous n'êtes plus en 1918 ! » En d'autres termes, le
rapport des forces se modifiait aux dépens du prolétariat.
A ces processus correspondirent des transformations intérieures
dans le parti lui-même. Il ne faut pas oublier un instant que l'écrasante
majorité de ce parti, qui compte actuellement plus d'un million
d'adhérents, n'a qu'une conception confuse de ce qu'était
celui-ci pendant la première période révolutionnaire,
sans parler même de la période d'avant la révolution!
Il suffit de dire que de 75 à 80% des membres du parti y sont entrés
après 1923. Le nombre de membres du parti inscrits avant la révolution
est inférieur à 10 %. A partir de 1923, le parti fut fondu
artificiellement en une masse à demi amorphe, destinée à
jouer le rôle de matière malléable entre les mains
des professionnels de l'appareil. Cette édulcoration de la substance
révolutionnaire du parti est apparue comme une prémice inévitable
des victoires de l'appareil sur le « trotskysme ». Il faut
également remarquer que les manifestations de corruption et d'arbitraire
ont augmenté du fait de la bureaucratisation du régime d'Etat
et de celui du parti. Les adversaires des Soviets signalent ces manifestations
avec malveillance. Ce serait contre nature qu'il en fût autrement.
Mais lorsqu'ils tentent d'expliquer cea phénomènes par l'absence
d'une démocratie parlementaire, il suffit, pour leur répondre,
de leur montrer la longue série des « Panamas », en
commençant au besoin par l'Affaire elle-même - et elle n'a
pas été la première - dont le nom est devenu un symbole,
et en finissant par celle, toute fraîche de La Gazette du Franc
et par celle de l'ancien ministre Klotz. Si l'on veut nous prouver que
la France constitue une exception, que, par exemple, les Etats-Unis ignorent
la corruption politique, nous ferons tous nos efforts pour y croire...
Mais revenons à notre sujet.
Les fonctionnaires qui se sont élevés au-dessus de la
masse sont, en majorité, profondément conservateurs. Ils
sont enclins à considérer que tout ce qui est indispensable
à la félicité humaine a été réalisé.
Ces éléments portent à l'Opposition une haine organique
; ils l'accusent de suggérer aux masses, par ses critiques, le doute
à leur endroit, de détruire la stabilité du régime
et de menacer les conquêtes d'Octobre en agitant le spectre de la
« révolution permanente ». Cette couche conservatrice,
qui constitue le meilleur soutien de Staline dans sa lutte contre l'Opposition,
tend à s'avancer beaucoup plus que Staline lui-même ou que
le noyau fondamental de sa fraction, vers la droite, au-devant des nouveaux
possédants. D'où le conflit actuel de Staline avec la droite.
D'où la perspective pour le parti d'une nouvelle « épuration
», non seulement des « trotskystes » dont le nombre a
grandi à la suite des expulsions et des exils, mais aussi des éléments
les plus décomposés de la bureaucratie. La politique double
de Staline se déploie en une succession de zigzags dont la conséquence
est le renforcement du flanc droit et du flanc gauche, au détriment
de la fraction du centre qui gouverne.
Bien que la lutte contre les droitiers soit toujours à l'ordre
du jour, l'ennemi essentiel de Staline n'en reste pas moins la gauche,
comme précédemment. A l'heure actuelle, la chose (claire
depuis longtemps pour l'Opposition) est d'une évidence criante.
Dès les premières semaines de la campagne contre la droite,
dans une lettre adressée d'Alma-Ata aux camarades partageant mon point de vue, le 10 novembre
dernier, je disais que la tactique de Staline
réside en ceci : au moment propice,
« lorsque la droite sera suffisamment éffrayée, tourner brusquement le feu contre l'aile gauche. [...] La campagne contre la droite n'est que l'élan pris pour une nouvelle attaque contre la gauche. Celui qui n'a pas compris cela, n'a rien compris. »
Ce pronostic s'est réalisé plus tôt et plus catégoriquement qu'on ne pouvait s'y attendre. Celui qui, pendant une révolution, glisse sans avoir rompu avec le vieux soutien social, est contraint de qualifier son glissement d'ascension, et de faire passer sa main droite pour sa main gauche. C'est précisément pour cette raison que les staliniens qualifient l'Opposition de « contre-révolutionnaire » et font des efforts désespé-rés pour mettre dans le même sac leurs adversaires de droite et ceux de gauche. C'est à ces fins que doit s'appliquer désormais le mot « émigration ». Il existe, en effet, à l'heure actuelle, deux émigrations, l'une débusquée par l'ascension des masses révolutionnaires, et une autre, qui devient l'indice du progrès des forces ennemies de la révolution. Lorsque I'Opposition, utilisant l'analogie existant avec la révolution classique de la fin du XVIIIe siècle, parle de Thermidor, elle signale le danger survenant d'une lutte des staliniens contre la gauche (étant donné les phénomènes et les tendances indiqués ci-dessus), lutte susceptible de devenir le point de départ d'un changement camouflé de la nature sociale du pouvoir soviétique.
La question de Thermidor, qui joue un rôle si important dans la lutte entre l'Opposition et la fraction gouvernante, exige cependant des explications complémentaires.
L'ancien président du Conseil français, M. Herriot, a
déclaré récemment que le régime soviétique,
s'étant ap-puyé pendant dix ans sur la violence, se condamne
lui-même de ce propre fait. Lors de sa visite à Moscou en
1924, M. Herriot, pour autant que je l'aie compris alors, avait tenté
de se faire une conception plus bienveillante - si-non plus précise
- des Soviets. Mais cette période de dix ans révolue, il
juge d'actualité de priver la révolution d'Octobre de son
crédit. Je dois avouer que je ne comprends pas très bien
la politique radicale. Les révolutions n'ont encore signé
à personne des traites à échéances fixes. Il
a fallu dix ans à la Révolution française non pour
Instituer la démocratie, mais pour amener le pays au bonapartisme.
Il n'en reste pas moins indiscutable que si les jacobins n'étaient
venus à bout des girondins et n'avaient pas montré au monde
l'exemple du châtiment radical infligé à la vieille
société, l'humanité tout entière serait raccourcie
d'une tête.
Pas davantage une révolution ne s'est produite sans comporter
des conséquences pour toute l'humanité. Mais, en même
temps, les révolutions n'ont pas conservé toutes les conquêtes
qu'elles avaient faites, au cours de leur ascension la plus haute. Après
qu'une classe, un parti, des individus ont fait la révolution, une
autre classe, un autre parti, d'autres individus commencent à en
profiter. Seul un sycophante invétéré pourra nier
l'importance historique universelle de la Grande Révolution française,
bien que la réaction qui lui succéda fut si violente qu'elle
conduisit le pays à la restauration des Bourbons. Thermidor fut
la pre-mière étape sur la voie de la réaction. Les
nouveaux fonctionnaires, les nouveaux propriétaires voulaient se
régaler en paix des fruits de la révolution. Les vieux jacobins
irréductibles les gênaient. Les nouveaux propriétaires
n'avaient pas encore eu l'audace de l'enrôler sous un drapeau à
eux. Il leur fallait marcher sous l'égide des Jacobins eux-mêmes.
Ils se trouvèrent des chefs provisoires, à visaqe de Jacobin
de troisième ordre. En descendant le courant, ces derniers préparaient
les voies à l'avènement de Bonaparte oui, avec ses baïonnettes
et son code, renforça la nouvelle propriété.
Les éléments du processus thermidorien. qui, bien entendu,
conserve intégralement son oriqinalité, se retrouvent au
pays des Soviets. Ils sont apparus clairement pendant ces dernières
années. Ceux qui détiennent actuellement le pouvoir ont joué
dans les événements décisifs de la première
période révolutionnaire un rôle de second plan, ou
bien ils ont été des adversaires déclarés de
la révolution et ne s'y sont ralliés qu'après la victoire.
Ils servent maintenant - comme toujours et partout - de couverture à
ces éléments et à ces groupes qui, tout en étant
les ennemis du socialisme, sont trop faibles pour accomplir un coup d'Etat
contre-révolutionnaire et, pour cette raison même, tendent
au glissement paisible sur les rails de la société bourgeoise,
à « une descente, tous freins serrés », selon
l'expression d'un de leurs idéologues.
Toutefois, ce serait commettre une énorme faute que de considérer
tous ces processus comme déjà réalisés. Pour
le bonheur des uns, pour le malheur des autres, l'échéance
est encore lointaine. L'analogie historique est une méthode séduisante
et, par conséquent, dangereuse.
Il serait trop superficiel de penser qu'il y a une loi cyclique particulière
des révolutions, qui les oblige, en partant des Bourbons, à
revenir aux Bourbons, après avoir franchi l'étape du bonapartisme.
La marche particulière de chaque révolution se détermine
par une combinaison particulière des forces nationales avec toute
la situation internationale.
Il n'en reste pas moins vrai que certains traits sont communs à
toutes les révolutions, ce qui permet d'avoir recours aux analogies,
et les exige même impérativement Si l'on veut s'appuyer sur
les leçons du passé et ne pas recommencer éternellement
l'Histoire par le commencement.
On pourrait expliquer par la sociologie pourquoi les tendances de Thermidor,
du bonapartisme et de la Restauration existent en puissance dans toute
révolution victorieuse digne de ce nom. Toute la question réside
dans la force de ces tendances, dans leurs combinaisons, dans les conditions
de leur développement. Quand nous parlons de la menace du bonapartisme,
nous ne la croyons aucunement déterminée par une loi historique
quelconque. Le sort futur de la révolution sera fixé par
la marche même de la lutte des forces vives de la société.
Un flux et un reflux se produiront encore, dont la durée dépendra,
dans une mesure immense, des événements européens
et mondiaux.
A une époque comme la nôtre, seul un groupement qui ne
perçoit pas les raisons objectives de sa défaite et qui éprouve
la sensation d'être un fétu de paille porté par un
torrent peut se trouver anéanti à jamais.
Si tant est qu'un fétu de paille éprouve des sensations...
Constantinople, le 22 avril 1929.