1930

Avril 1930 : le combat pour unifier et souder l'Opposition de Gauche Internationale face à la tourmente qui s'annonce.


Œuvres - avril 1930

Léon Trotsky

Vers le Capitalisme ou vers le Socialisme ?

25 avril 1930

I - PERSPECTIVES DES LIBERAUX ET DES MENCHEVIKS

Le libéralisme russe que les années d'émigration n’ont pas rendu beaucoup plus malin, aperçoit un retour au servage dans toutes les nouvelles formes d'économie et en particulier dans la collectivisation. Tout dernièrement, Strouve a proclamé quelque part que la Russie avait fait retour au XVII° siècle, Dieu en moins. Même si ce jugement devait être vrai, la Révolution trouverait déjà sa justification. Sous la conduite éclairée des anciennes classes dirigeantes, l'économie paysanne n'avait pas fait de sensibles progrès entre le XVII° et le XX° siècles, de sorte que si vraiment il y a eu un retour, le chemin ne fut pas très long à parcourir. Quant à avoir débarrassé les paysans de Dieu - c'est au moins les avoir débarrassés d'une fameuse entrave. Malheureusement, Dieu était un auxiliaire indispensable de l'inventaire paysan au XVIl° siècle, constituant une sainte trinité avec le soc et la haridelle. On ne peut en finir avec eux qu'en utilisant des machines et l'électricité. Ce problème est encore à résoudre - mais il sera résolu.

Le libéralisme fait semblant de ne pas voir les énormes progrès économiques du régime soviétique, c'est-à-dire les preuves empiriques des avantages incalculables du socialisme. Les économistes des classes dépossédées passent tout simplement sous silence les rythmes du développement industriel, sans précédent dans l'histoire mondiale. Quant aux figurants menchéviques de la bourgeoisie, ils les expliquent par une extraordinaire "exploitation des paysans". Ils omettent d’expliquer pour quelle raison, par exemple, l'exploitation des paysans indiens par les Anglais n'avait jamais donné ni aux Indes ni en Angleterre des rythmes industriels approchant tant soit peu de ceux qui ont été atteints sous le régime soviétique.

Et pourquoi n'interrogerait-on pas Mc Donald sur les rythmes atteints aux Indes, lui, qui fait tirer sur les ouvriers et paysans indiens qui désirent vivre indépendants ? Mais je doute que de telles "interpellations" soient accessibles aux gens entretenus par Mc Donald et Müller.

Les références libéralo-menchevistes, au servage et au système d'Arakcheev constituent l'argument classique de la réaction contre toutes les innovations sur la voie du progrès historique. La formule philosophique de ce genre de "retour" au passé a été depuis longtemps donnée par le vieil Hegel dans sa "triade" : thèse, antithèse, synthèse. Les classes intéressées au maintien de l'antithèse (c'est-à-dire capitalisme), seront toujours portées à découvrir dans toute démarche de synthèse (c'est-à-dire socialisme) un simple retour à la thèse, c'est-à-dire au servage. Les philosophes et économistes amenés dans les fourgons du bourreau Galiffet accusaient la Commune de Paris de vouloir ramener la société contemporaine aux communes du Moyen-Age. A ce sujet, Marx écrivait :

"C'est généralement le sort des créations historiques entièrement nouvelles d'être prises, à tort, pour la copie d'autres formes, plus anciennes et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance" (La guerre civile en France).

De sorte que la critique bourgeoise contemporaine n'a rien découvert de nouveau. D'où l’eut-elle pris, d'ailleurs ? L"'idéologie" du libéralisme russe et de la "démocratie" russe n'est, d'un bout à l'autre, qu'un plagiat, en outre désespérément retardataire. Ce n'est pas pour rien que ce même Strouve écrivait déjà il y a trente deux ans "Plus on s'enfonce vers l'Est, plus la bourgeoisie devient à la fois vile et faible". L'histoire a ajouté : "et sa démocratie".

Aujourd'hui, Strouve répète son mot d'ordre de 1893 : "Allons à l'école du capitalisme !", à cette seule différence près, qu'il y a quarante ans ce mot d'ordre - vaille que vaille - constituait un progrès, tandis qu'aujourd'hui c'est manifestement un retour en arrière. La Russie tsariste n'était-elle donc pas allée à l'école du capitalisme ? C'est même ce qui eut pour principal résultat de faire surgir la Révolution d'Octobre. Contrairement au proverbe russe, ce fut la racine de cette "école" qui fut douce aux "maîtres" et le fruit qui fut amer. Comment donc se prémunir désormais contre ce "fruit" si le capitalisme est restauré ? A l'étranger, la bourgeoisie russe n'a dans ce domaine rien découvert de neuf si ce n'est le "bien-être" fort problématique (et fort instable) des nations civilisées. C'est que précisément l'école du capitalisme des nouveaux pays n’est pas du tout une répétition de l'histoire des pays anciens bien qu'elle porte le poids de ses péchés. La Révolution d'Octobre a été la rupture de la bourgeoisie mondiale à son maillon le plus faible. Rêver d'un retour de la Russie au capitalisme mondial après la Révolution d'Octobre constitue la plus fantastique et la plus stupide des utopies. Ne serait-il pas beaucoup plus "simple" d'assurer un développement paisible du capitalisme en Chine et aux Indes ? Précisément le pouvoir de le faire est aux mains de la II° Internationale. Essayez donc, messieurs ! Nous vous le disons d'avance : cela ne réussira pas. Car, la Chine et l'Inde, précisément pour s'être mis brièvement à l'école du capitalisme, marchaient sûrement vers leur Révolution d'Octobre. Telle est la dialectique du déroulement mondial des événements. Et rien ne peut faire qu'on en sorte.

Le menchevisme croit à la solution prochaine "du double problème de l'accommodation du régime économique du pays, au niveau réel de son développement économique, et à la formation des prémisses politiques et juridiques nécessaires à cette accommodation". Une telle formule de passe-passe escompte une restauration du régime bourgeois. Les "prémisses politiques et juridiques" signifient la démocratie bourgeoise. "A toi les usines et les fabriques - dit le menchevisme à la bourgeoisie - et à nous en échange la possibilité de devenir députés, maires, ministres et des zörgiebel en Allemagne et en Angleterre". Tel est en réalité "le double problème". En 1917, le menchevisme au pouvoir défendait la bourgeoisie contre la Révolution d'Octobre. Toutefois, nous avons vu que la bourgeoisie, ne se fiant pas au menchevisme, cherchait un Kornilov. Aujourd'hui, le menchevisme offre à la bourgeoisie de lui ouvrir la voie en liquidant "démocratiquement" Octobre. Mais les restaurateurs du capitalisme se rendent parfaitement compte du caractère illusoire du retour "par évolution" au capitalisme. La contre-révolution bourgeoise ne pourrait (si elle le pouvait) atteindre son but que moyennant une longue guerre civile et un retour à la misère dans ce pays que le régime soviétique a tout juste sorti des ruines.

Une seconde édition du capitalisme russe serait loin d'être une simple continuation ou un développement du capitalisme d'avant la révolution - ou plus exactement, d'avant-guerre - non seulement parce qu'une longue période de guerre et de révolution les sépare mais aussi parce que le capitalisme mondial - maître du capitalisme russe - a subi durant cette période de profonds revers et de grands retournements.

Le capital financier est devenu infiniment plus puissant, tandis que le monde se sentait de plus en plus à l'étroit. Un nouveau capitalisme russe ne pourrait être qu'un capitalisme d'exploitation coloniale du type asiatique. La bourgeoisie russe commerciale, industrielle et financière - pour autant qu'elle a réussi à sauver ses capitaux mobiliers - s'est entièrement incorporée au système du capitalisme étranger. Une restauration d'une Russie bourgeoise ne pourrait signifier pour les restaurateurs "véritables", "sérieux", que l'occasion d'une exploitation coloniale de la Russie de l'extérieur. Ainsi, en Chine, le capitalisme étranger opère par l'entremise des compradores, sorte d'intermédiaire chinois qui se graisse les pattes sur la base du pillage de son propre peuple par l'impérialisme mondial.

Une restauration capitaliste en Russie serait une culture chimiquement pure de compradorisme russe avec des prémisses "politiques et juridiques" du type mi-Denikine, mi-Tchang-Kaï-Chek. Le tout accommodé bien entendu de "Dieu" et de "liant slave", c'est-à-dire de tout ce sont les hommes sans âmes prétendent nécessaire "à l'âme".

Mais combien de temps durerait cette splendeur ? La restauration verrait se dresser non seulement la question ouvrière, mais encore et surtout la question paysanne. Sous Stolypine, la formation réussie d'une couche de fermiers a été liée à des processus tellement pénibles de prolétarisation et de paupérisation, à une telle aggravation de toutes les plaies sociales inhérentes aux campagnes, que la guerre paysanne de 1917 en contracta un élan irrésistible. Or aucune autre voie que celle empruntée jadis par Stolypine ne s'offrirait aujourd'hui à la bourgeoisie et à la social-démocratie sur la base du capitalisme existant. La seule différence est que, désormais, le nombre des foyers paysans qui n'était jadis que de 12 à 15 millions, atteint aujourd'hui le chiffre de 25 millions. Et la constitution sur cette base d'une couche capitaliste signifierait une telle prolétarisation et une telle paupérisation que les conséquences qui ont mené à 1917 pâliraient en comparaison. Même si la contre-révolution renonçait à rétablir les pomechtchiks - mais comment le pourrait-elle ? - la question agraire se dresserait quand même devant elle comme le spectre d'un second déluge. Même en Chine, où la "gentry" n'existe presque pas, la question agraire revêt une capacité explosive, presqu'égale à celle que nous lui voyons aux Indes. Nous le répétons : le développement capitaliste en Russie, même sous forme plus évoluée, serait de type chinois. C'est l'unique solution possible au "double problème" posé par le menchevisme.

La conclusion est claire : en dehors du régime soviétique et des perspectives socialistes qu'il ouvre, la Russie ne peut avoir, dans les conditions actuelles, aucun autre moyen de sauvegarder son indépendance nationale. Telle est la vérité, sans Serafim Sarovsky, ni la lettre "Yat".

2. CONTRADICTIONS ANCIENNES DANS DES CONDITIONS NOUVELLES

Pour bien comprendre la portée des difficultés fondamentales dans l'U.R.S.S. d'aujourd'hui, il ne faut pas perdre de vue que le développement économique actuel, quelle qu'ait été la profondeur de l'explosion d'Octobre n’est jamais qu'une continuation des processus fondamentaux d'avant la révolution et d'avant la guerre.

Si, d'une part, les espoirs du libéralisme et de la social-démocratie sont entièrement basés sur leurs attaches avec le passé (capitalisme, révolution de Février, démocratie), leurs critiques à l'égard du régime économique actuel reposent d'autre part sur leur ignorance de la continuité entre hier et aujourd'hui. On présente les choses comme si les contradictions entre la campagne et la ville étaient issues de la révolution d'Octobre alors qu'en fait sa victoire n'a été rendue possible que par la combinaison du soulèvement prolétarien avec la révolution agraire.

La crise dans la campagne soviétique est au fond la crise d'une économie rurale arriérée et de petite propriété. Les classes possédantes avaient fait jadis tout ce qui était en leur pouvoir pour encourager, faire progresser et consolider la grande exploitation agricole : ce fut le cas pour les réformes prétendues "libératrices" de 1861, pour la lutte contre la révolution de 1905 au moyen des lois contre-révoluti'onnaires de Stolypine; et enfin pour la politique de la période de double pouvoir, en 1917. Mais tout cela ne servit à rien.

Le développement artificiel du capitalisme russe sous la poussée du capital financier international accentuait au sein de la paysannerie russe, brusquement transplantée dans des conditions nouvelles du marché mondial, sa tendance à agrandir ses exploitations. C'est précisément le capitalisme qui exaspéra jusqu'aux dernières limites les "rêves" pré-capitalistes du paysan d'un "nouveau partage des terres". Et l'essai, très réaliste quant à son but, d'opposer à cette tendance paysanne une politique d'instauration d'un système capitaliste de ferme a échoué, ce n'est que parce que les rythmes du développement capitaliste dans son ensemble n'ont pas coïncidé avec le degré des paysans en fermiers. La soumission de la Russie tsariste au marché mondial et au capitalisme financier, avec toutes les conséquences commerciales, fiscales et militaires qui en découlaient pour les paysans, a avancé avec des bottes de sept lieues; cependant que la formation d'une couche de gros exploitants fermiers se faisait au "pas de tortue". C'est sur ce désaccord des rythmes que la contre-révolution bourgeoise et terrienne de 1907-1917 s'est cassé la tête.

La nationalisation révolutionnaire des terres était ainsi l'unique moyen possible de libérer les rapports fonciers de cet extraordinaire enchevêtrement qui s'était accumulé à la campagne durant l'époque historique précédente. La nationalisation signifiait le passage de presque toute la terre aux mains des paysans. Or, étant donné l'héritage de l'outillage et de méthodes de cultures, ce passage impliquait en même temps que le morcellement de la terre qu'on allait par conséquent continuer vers une nouvelle crise agraire.

On ne pouvait en quelques dizaines d'années liquider cette contradiction héritée du passé entre villes et campagnes. Au contraire, quant l'Etat ouvrier, débarrassé de ses ennemis, entreprit sérieusement de réaliser le développement industriel du pays, cette contradiction ne pouvait que s'accentuer. Du fait de l'augmentation de la population paysanne et du désir d'indépendance des jeunes générations des campagnes, le morcellement des exploitations agraires reprit à un rythme accéléré. Le développement de l’industrie et de la culture, au prix de lourds sacrifices des paysans, suivait un rythme assez rapide pour éveiller en eux de nouveaux intérêts et de nouveaux besoins, mais pas suffisamment rapide pour les satisfaire à l'échelle de la classe. C'est ainsi que la contradiction entre la ville et la campagne parvint à un degré d'acuité absolument exceptionnel. Et la base de cette contradiction repose toujours dans l'isolement sans espoir de la classe des petits paysans arriérés.

En quoi consiste donc la différence entre cette situation et celle d'avant les révolutions ? Elle est énorme.

Tout d'abord, l'absence, désormais, de grandes propriétés, ne donne plus à la classe paysanne la possibilité de chercher une issue à son impasse, ou plutôt à ses 25 millions d'impasses, en augmentant le domaine agricole par l'expropriation des classes possédantes. Pour le plus grand bénéfice des destinées du pays, cette étape a été franchie. Mais de ce fait même, la classe paysanne est amenée à en chercher d'autres voies.

En second lieu - et ceci n'est pas la moindre des différences, il y a à la tête du pays un gouvernement qui - quelles que soient ses fautes - cherche par tous les moyens à élever le niveau matériel et moral des paysans. Les intérêts de la classe ouvrière demeurée maîtresse du pays quels qu’aient été les changements survenus dans la structure de la société révolutionnaire vont dans le même sens.

A partir de cette façon de voir, large, historique et, en fin de compte, seule raisonnable, l'affirmation des libéraux que la collectivisation généralisée n'est que le produit d'une simple violence paraît absolument absurde.

Après ce morcellement jusqu'aux limites du possible, résultat de la façon ancienne des paysans de disposer des réserves de terre de la révolution, l'intégration des parcelles et leur combinaison dans de grandes exploitations agricoles est devenue pour la classe paysanne une question de vie ou de mort. Jadis, dans sa lutte contre la pénuries de terres à cultiver, le paysan se révoltait ou s'évadait au moyen du large courant colonisateur vers des contrées incultes, ou encore se jetait tête baissée dans les différentes sectes religieuses, le vide céleste compensant ainsi le manque terrestre.

Marx avait remarqué jadis que le paysan n'a pas que des préjugés, qu'il a aussi son jugement. Ces deux caractéristiques se combinent de mille manières sur tout le parcours de son évolution. Au-delà d'une certaine limite, le réalisme vital du paysan se dresse contre des suggestions monstrueuses. Et le "préjugé" fleurit d'autant mieux que le "jugement" se trouve être moins capable de résoudre la situation sans issue de l'économie paysanne. Les préjugés et le jugement paysan ont trouvé un nouveau champ d'application dans le domaine de la collectivisation généralisée, c’est-à-dire sous une forme nouvelle, à un échelon historique plus élevé et dans une proportion différente. Douze ans de révolution, comprenant le communisme de guerre, la Nep et les différentes phases de cette dernière, ont amené le paysan à penser que pour sortir de son arriération, il lui faut chercher de nouvelles voies. Seulement ces nouvelles voies n'ont pas encore été expérimentées et leurs avantages non encore vérifiés. La politique du gouvernement de 1923 à 1928 avait dirigé l'attention des couches supérieures de la classe paysanne vers un développement et une amélioration des exploitations individuelles. Les couches inférieures en demeurèrent désorientées. La contradiction entre la ville et la campagne se fit jour cette fois sous l'aspect de la question des réserves de grain. Le gouvernement changea brusquement son cours et, fermant le marché libre, ouvrit largement les portes de la collectivisation. La paysannerie s'y engouffra. Dans les nouveaux espoirs de la paysannerie, le préjugé se combinait avec le jugement. Avec la conscience d'une minorité, l'instinct de troupeau de la majorité concourait au mouvement. Le gouvernement fut pris à l'improviste et - malheureusement! - apporta dans l'affaire plus de préjugés que de jugement. On découvrit un monstrueux excès "national". Avec une vue perçante, la direction essaye d'en faire de petits excès provinciaux. Il existe sur ce sujet un grand choix de disques pré-enregistrés au secrétariat du comité central, à l'échelle provinciale, de district ou de région!

3. EN QUOI CONSISTE L'"EXAGERATION",?

Dans sa "Réponse aux camarades des kolkhozes", très longue et, à dire vrai, effroyablement ignare, Staline parle à double sens de "certains" qui s'y sont mal pris avec le paysan moyen, et de "certains autres" qui n'ont pas bien compris le code des kolkhozes (code, qui soit dit en passant, est publié avec les "excès") - et sur le chagrin qui en est résulté pour cette docte direction. Tout cela est fort intéressant et, par endroits, même touchant. Mais Staline ne dit pas comment 40% de la classe paysanne (car sur les 60% collectivisés, avoués en mars, Staline fait déjà - ô sans nulle concession! - une réduction de 20%) arriveront à diriger d'énormes entreprises agricoles dépourvues de l'équipement qui seul peut justifier l'importance de pareilles entreprises, sans parler de leur forme sociale. Aussi grand que soit l"'individualisme" du paysan, devant des faits économiques irréductibles, il est bien forcé de battre en retraite. On en trouve la preuve au cours de l'histoire du développement des coopératives paysannes même dans les pays capitalistes. Le morcellement même du processus de production conduit nécessairement à la socialisation des fonctions de commerce et de crédit. Après la révolution de 1905, la coopération dans la Russie des tsars engloba des millions d'entreprises paysannes, mais cette coopération se bornait aux opérations d'achat, de vente, de crédit et d'épargne, ne touchait pas à la production. La cause du maintien de ce morcellement dans la production ne doit pas être cherché dans la psychologie du paysan, mais dans le caractère de son outillage et de ses méthodes de production. C'est là le nœud de son individualisme.

Lorsque, préparé par la situation impossible due au morcellement des entreprises paysannes et fouetté par le triple knout de la bureaucratie, le rythme inattendu de collectivisation démontra l’abîme qui existait entre les moyens de production et l'élan. de collectivisation, on inventa une théorie pour sauver la face, selon laquelle il fallait désormais considérer les grandes entreprises à équipement primitif comme des manufactures socialistes. Cela vous a un petit air scientifique - mais la scolastique savait déjà que le changement de nom d'une chose n'en change pas la nature.

La "manufacture" agricole n'eût pu être justifiée que par l'avantage pour la production des méthodes manufacturières de l'exploitation agricole, et non par la forme "collectivisée". Reste à savoir alors pourquoi jusqu'à ce jour cet avantage ne s'est pas manifesté ? On peut, évidemment, toujours prouver à force de combinaisons statistiques adroites, que même la collectivisation de l'équipement du paysan le plus primitif peut avoir des avantages.

Cette idée est actuellement ressassée interminablement dans les discours, les articles et les circulaires, mais on a bien soin de ne pas la confronter avec l'expérience vivante. La famille nombreuse paysanne est la forme la plus "naturelle" de toutes les collectivités. Or ce fut elle précisément qui connut après Octobre le déclin le plus cruel. Est-il sérieusement possible d'imaginer qu'on puisse, sur les mêmes bases de production, édifier une collectivité solide faite de familles qui ne se connaissent pas ?

La coopération pour une production en grand, et basée cependant sur un équipement paysan, a déjà été expérimentée dans le passé, ce fut le cas des propriétés seigneuriales données en exploitation aux paysans moyennant redevance en nature. Que vit-on ? En règle générale ces propriétés étaient encore moins bien gérées que les propriétés paysannes. Après la révolution de 1905, ces propriétés furent liquidées en masse et la Banque Paysanne les vendit en lots aux paysans. Ainsi la "coopération" de production basée sur une combinaison des terres seigneuriales avec l'équipement n'était pas viable et démontra qu'elle n'était pas viable au point de vue économique. Tout au contraire, la grande propriété basée sur l'exploitation par les machines et des assolements réguliers, etc., sortit indemne des secousses de 1905 et des années suivantes, sauf que la révolution d'Octobre vint, qui la nationalisa. Il est vrai que, dans les cas précédents il ne s'agissait que des terres seigneuriales. Mais le danger consiste en ce qu'avec la formation artificielle, c'est-à-dire trop précipitée, de grands kolkhozes, où le travail de chaque paysan est noyé dans le travail de dizaines et de centaines d'autres paysans comme lui et qui, comme lui, utilisent un matériel individuel - il se pourrait que l'exploitation de la terre, privée de l'initiative personnelle soit encore inférieure à celle des exploitations paysannes individuelles.

Un kolkhoze basé sur la simple fusion des équipements paysans est à l'exploitation agricole socialiste comme l'exploitation seigneuriale confiée au paysan moyennant redevance en nature et à la grande exploitation capitaliste. C'est une condamnation impitoyable de l'idée de "manufacture socialiste".

Echangeant la base matérielle des kolkhozes contre une "théorisation" de fantaisie, Boukharine explique qu'étant donné le retard des taux de croissance agricoles sur ceux de l'industrie, "la reconstruction socialiste de l'agriculture était la seule issue possible". Ainsi, la collectivisation générale ne serait plus une étape préparée matériellement dans le développement des rapports de production au sein de l'agriculture, mais l'unique "issue" des difficultés présentes. La question se trouve ainsi posée sous l'angle de la pure téléologie administrative.

Boukharine a évidemment raison lorsqu'il dit que le processus actuellement en cours n'est pas un simple retour aux "formes du fait de guerre". Ce n'est en fait d'aucune façon un retour au passé. Le tournant actuel est gros de conséquences importantes pour l'avenir, mais toute la question est de savoir si les proportions et les rapports sont justes. Or, en même temps que des promesses d'avenir socialiste, ce tournant comporte aussi des dangers directs et mortels. Boukharine ne fait que les effleurer en passant : "Par suite du développement des kolkhozes et des sovkhozes la demande gigantesque en machines compliquées, tracteurs, engrais chimiques, etc.... dépasse l'offre et nous voyons ici les "oiseaux" grandir et même très rapidement". Ces lignes extraordinaires sont encastrées dans le texte d'un article triomphal sans aucun autre commentaire. Or l'augmentation de l'ouverture des "oiseaux" entre les fondations et la toiture ne peut rien signifier d'autre que l'effondrement prochain de tout l'édifice.

Mettant en évidence l'importance de l'élément planification dans la collectivisation agricole et l'importance aussi d'un accord étroit entre le kolkhoze de rayon, l'industrie et l'appareil soviétique administratif local, Boukharine dit : "Nous avons là sous forme embryonnaire l'extinction future du "bureaucratisme". Oui, dans sa forme embryonnaire. Mais malheur à celui qui la prendra pour une forme d'enfance, et la forme d'enfance pour une forme d'adolescence. Lorsqu'il n'est pas justifié par une base technique suffisante, le kolkhoze mène à la formation inévitable d'une bureaucratie économique parasitaire, la pire de toutes. Le paysan, qui est souvent apparu au cours de l'histoire comme le soutien passif de toutes sortes de bureaucratisme d'Etat, ne supporte pas ce bureaucratisme dans sa sphère économique individuelle - on ne devrait jamais le perdre de vue.

La collectivisation doit transformer la nature du paysan, dit Boukharine. C'est indiscutable. Mais pour cela, il faut le tracteur, la charrue mécanique et non leur "idée" . Le platonisme en matière de politique de production n'a jamais rien valu. Certes, la quantité de tracteurs, à l'heure actuelle absolument insuffisante, doit, conformément au plan, croître de plus en plus vite. Mais l'on ne peut édifier le kholkhoze présent sur des tracteurs futurs.

De plus, les tracteurs exigent un carburant. Sa répartition sur des espaces illimités, est un problème gigantesque à la fois de production, d'organisation et de transport. Mais le tracteur, avec son carburant, n'est encore que peu de chose par lui-même ; il n'est efficace qu'en tant que partie intégrante de toute une chaîne dont les autres chaînons sont faits des progrès généraux du développement technique. Tout cela d'ailleurs est réalisable. Tout cela sera réalisé. Mais encore faut-il un "calcul exact des délais" sans quoi l'opération économique échouera comme une simple opération militaire. Dans des conditions intérieures et extérieures favorables, les conditions matérielles et techniques de l'économie rurale durant les dix ou quinze années à venir pourraient changer du tout au tout et assurer une base productive à la collectivisation. Seulement durant ces mêmes dix ou quinze ans qui noue séparent d'un tel résultat, il se pourrait aussi qu'on eût plusieurs fois l'occasion de renverser le pouvoir soviétique. Hélas! à quoi servirait d'établir les responsabilités de Boukharine ? Repoussant cette fois du pied gauche la réalité, il s'élance en une "folle galopade" vers les hautes sphères de la spéculation métaphysique et nous nous attendons à la revoir bientôt répondre de la casse des pots par Staline. Mais ce n'est pas Boukharine qui nous intéresse.

La presse bourgeoise mondiale, du moins la plus perspicace c'est-à-dire la plus capable d'une provocation à long terme - avait répété sur tous les tons pendant que la collectivisation battait son plein, que, cette fois, il n'y avait plus de retraite possible. Ou bien l'expérience allait jusqu'au bout ou bien la dictature soviétique allait être perdue; d'ailleurs, l'expérience "jusqu'au bout" ne pouvait non plus rien signifier, à son point de vue, que la défaite. De son côté, la presse officielle soviétique, dès les débuts de la campagne de collectivisation, claironnait sans cesse le triomphe d'un progrès ininterrompu, sans se retourner. Staline appelait ouvertement les paysans pauvres à "exterminer sans pitié" le koulak... en tant que classe. Seule l'Opposition de gauche apportait une note discordante, proclamant, dès l'automne passé, que dans la confusion des rythmes mal accordés, gisait la cause d'une inévitable crise dans l'avenir le plus rapproché. Les événements ne tardèrent pas à démontrer que seules la presse capitaliste à un pôle, et la presse communiste de gauche à l'autre, savaient exactement ce qu'elles voulaient. L'offensive, sur le front paysan révéla bientôt ses contradiction, les poussant immédiatement à l"excès" extrême. Vinrent alors les accusations d"'excès", les facilités d'abandon des kolkhozes, et, en fait, l'arrêt de la "dékoulakisation", etc... En même temps, défense absolue d'appeler cette retraite... "retraite". Et personne ne sait encore ce que demain nous réserve.

Or il faudra bien un jour dresser le bilan. Si le parti dirigeant ne le fait pas, cela se fera de soi-même, sur le dos de la dictature. Plus tôt, plus largement et plus hardiment aura lieu cette révision des "plans" - plus exactement, plus vite on affrontera un plan collectif général de mise en ordre de tout ce chaos de "succès" menaçants, moins douloureuse sera l'opération de redressement de toutes les erreurs commises, moins monstrueuses seront les disproportions entre le développement de la ville et de la campagne et des "délais" se rapprochant davantage des "délais" de la révolution européenne.

La retraite désordonnée actuelle masquée de fables et de grandiloquence bureaucratiques est ce qu'il y a de pire. Le parti est inquiet mais il se tait. Là réside le principal.

4. SEUL LE PARTI PEUT TROUVER UNE ISSUE

C'est dans une lutte constante entre différents partis et courants que la bourgeoisie a conquis le pouvoir et présidé aux destinées de la société, une lutte qui prit souvent la forme d'une guerre civile. Certes, le prolétariat est beaucoup plus homogène que la bourgeoisie, mais cette homogénéité est loin d'être absolue. La bureaucratie ouvrière, outre qu'elle permet l'influence du prolétariat sur les autres classes, constitue également un pouvoir d'influencer des autres classes sur le prolétariat. C'est ici que viennent se placer les complications des rapports mondiaux qui diront leur mot décisif en dernière analyse. Tout cela, au total, explique suffisamment comment, à la base de la révolution prolétarienne, peuvent naître et se développer, au sein du parti dirigeant, de profondes divergences qui finissent par devenir fractionnelles. Une simple interdiction ne changerait rien à l'affaire.

Les méthodes de lutte inévitable - pour autant qu'elle soit guidée par l'intérêt sincère de la révolution - doivent réduire au strict minimum la dépense d'énergie en vue de déterminer la bonne voie à suivre. Or la bureaucratie stalinienne a cherché à se débarrasser tout simplement de tout le coût politique qui résulte de l'existence d'un parti. Il se trouve que, malheureusement, la plus grande déperdition d'énergie résulte désormais d'une politique de zigzags bureaucratiques. Ces derniers sont inséparables du régime de l'appareil qui échappe au contrôle du parti et esquive les responsabilités de ses propres fautes. Il serait faux de s'imaginer que la dictature prolétarienne ait droit à une quantité infinie de zigzags. Au contraire, ce "crédit" historique est strictement limité.

Le congrès du parti ne s'est plus réuni depuis deux ans et demi durant lesquels la politique a brutalement varié à plusieurs reprises et sur les questions les plus fondamentales. Et le congrès actuel, convoqué contre la volonté "d'en haut" n'est pas du tout considéré par l'appareil comme un moyen de sortir des difficultés internes mais comme un contretemps fâcheux et un réel danger. Comment expliquer que, lors de la guerre civile, les congrès étaient convoqués chaque année et quelquefois deux fois l'an, tandis que maintenant, en période de paix, après les incontestables succès de l'industrie socialiste et après que - comme le prétend l'appareil - "la marche de la paysannerie au socialisme est chose assurée", comment expliquer que la vie interne du parti soit arrivée à une telle tension qu'un congrès devient une charge, un mystère et un danger ?

On pourra répondre que l'ennemi principal n'est point la bourgeoisie de l'intérieur mais celle de l'extérieur et qui, depuis la guerre, est devenue encore plus puissante. Et ce ne sera que la vérité. Mais le danger extérieur, alors que la base socialiste à l'intérieur s'est réellement consolidée, n'explique d'aucune façon la forme bureaucratique du régime. Le régime socialiste pourrait fort bien lutter contre les ennemis extérieurs sur la base de la démocratie la plus large et la plus illimitée. Non, le fait que le régime intérieur empire systématiquement ne peut avoir que des causes internes. La pression extérieure ne s'explique que pour autant qu'elle s'exerce sur les rapports intérieurs entre les classes.

Quiconque explique et justifie la dépression du régime intérieur par la nécessité de lutter contre l'ennemi intérieur avoue implicitement que le rapport des forces a évolué dans un sens qui n'est pas favorable au prolétariat et au parti. Serait-il possible qu'aujourd'hui le koulak présente un danger plus grand que n'en présentait jadis, au temps de la guerre civile, la bourgeoisie, avec y compris les mêmes koulaks, lorsque les vieilles classes possédantes n'avaient pas encore perdu leur assurance, escomptaient d'un moment à l'autre la chute du bolchevisme et possédaient encore leurs armées ? Ce point de vue serait complètement contradictoire avec l'évidence même. En tout cas, la doctrine officielle actuelle lui serait tout à fait opposée, elle qui prétend ne rien voir d'autre autour d'elle que le raffermissement continu du secteur socialiste et l'élimination du secteur capitaliste.

On comprend d'autant moins alors pour quelle raison tout désaccord actuel avec la direction, c'est-à-dire avec la fraction stalinienne militarisée, tout essai de critique, toute proposition non prévue, "en haut lieu", mène immanquablement à un pogrom organisé qui se fait en silence comme une pantomime; à quoi succède une liquidation "théorique" qui ressemble à un enterrement rituel avec chants de prêtres et des servants pris dans les rangs des professeurs rouges. Avouer que le régime du parti actuel est le seul possible, c'est avouer la mort du parti et par conséquent de la révolution. Faudrait-il changer encore beaucoup pour décréter que les congrès du parti ne se réuniront plus désormais que lorsque "la nécessité s'en fera sentir" ? Qu'apporterait de neuf cette mesure au sein du régime actuel ? Presque rien. Mais un appareil qui se voit forcé de trouver en son propre sein des sanctions contre soi-même ne peut échapper à la domination d'un seul. La bureaucratie a besoin d'un super-arbitre et en cette qualité elle délègue celui qui répond le mieux à son besoin de conservation. C'est en quoi consiste le stalinisme - une préparation du bonapartisme au sein du parti.

Si le centrisme bureaucratique commence sa carrière en tant que courant entre deux extrêmes - entre les extrêmes du parti qui reflètent l'un la ligne petite-bourgeoise, l'autre la ligne prolétarienne - le bonapartisme, lul -, est un appareil d'Etat ayant ouvertement rompu toutes attaches traditionnelles, y compris celles du parti, et qui évolue désormais "librement" entre les classes en tant qu"'arbitre" autoritaire. Le stalinisme est une préparation au bonapartisme, d'autant plus dangereuse qu'elle est plus inconsciente. Il est nécessaire de s'en rendre bien compte. Il en est surtout grand temps.

Où sont alors ces facteurs qui, malgré les succès économiques, ont contribué à aggraver la situation politique et accru la tension du régime de la dictature ?

Ces facteurs sont de deux sortes : les uns ont leurs racines dans la masse, les autres dans les organismes du parti. Les philistins ont souvent répété que la révolution d'Octobre était le produit des "illusions" des masses. C'est vrai en ce sens que, ni le féodalisme, ni le capitalisme, n'ont éduqué les masses dans l'esprit d'une interprétation matérialiste de l'histoire. Mais il y a illusion et illusion. La guerre impérialiste, qui a ruiné et saigné l'humanité, eût été impossible sans les illusions patriotiques dont la social-démocratie fut le principal soutien. Les illusions des masses quant à la révolution d'Octobre consistèrent en ce qu'elles exaspèrent les espoirs d'un rapide changement de leur sort. Mais vit-on jamais se faire quoi que ce soit de grand dans l'histoire sans ces illusions créatrices ?

Il est cependant incontestable que la marche réelle de la révolution amène une usure de ces illusions des masses et défalque du compte total ce crédit supplémentaire que les masses ont ouvert en 1917 au parti dirigeant. En échange il s'ajoute par contre un acquis en fait d'expérience et de compréhension des forces réelles du processus historique. Mais il ne faut jamais perdre de vue que la perte des illusions se fait beaucoup plus rapidement que l'accumulation d'une compréhension théorique. C'est en cela que consiste une des causes principales des succès contre-révolutionnaires dans le passé, pour autant que l'on recherche ces causes dans les changements psychologiques au sein même des classes révolutionnaires.

Un autre élément de danger consiste dans la dégénérescence de l'appareil de la dictature. La bureaucratie a reconstitué de nombreux caractères de la classe dirigeante et c'est bien ainsi que les masses laborieuses la considèrent. La lutte de la bureaucratie pour sa propre conservation étouffe la vie spirituelle des masses en leur inspirant des illusions nouvelles qui ne sont plus du tout révolutionnaires, et empêche ainsi le remplacement des illusions perdues par une compréhension réaliste de ce qui se passe. Du point de vue marxiste, il est clair que la bureaucratie soviétique ne peut se transformer en nouvelle classe dirigeante. Son adaptation et l'augmentation de son rôle social de commandement, mènent immanquablement à une crise de la dictature qui ne pourra se résoudre que par une renaissance de la révolution sur des bases plus élevées ou par une restauration de la société bourgeoise. C'est précisément l'approche de cette alternative, ressentie par tous, bien que peu la comprennent, qui donne au régime actuel cette extrême tension.

il est incontestable que la croissance de la bureaucratie reflète les contradictions générales de la construction du socialisme dans un seul pays. En d'autres termes, même sous une direction saine, le bureaucratisme menacerait encore dans l'une ou l'autre limite. Toute la gravité est dans ces limites et leurs délais. Admettre l'existence du capitalisme mondial et surtout européen durant de nombreuses années encore signifierait admettre la chute du régime soviétique dans lequel la dégénérescence pré-bonapartiste de l'appareil ouvrirait la voie à des soulèvements de type thermidorien, voire directement bonapartiste.

Il ne faut jamais perdre de vue la possibilité de pareilles perspectives si on veut comprendre ce qui se passe. Toute l'importance est dans les délais que l'on ne peut cependant prévoir car ils dépendent du rapport des forces vives. S'il n'y avait eu la honteuse défaite de la révolution en Allemagne et en Chine, la situation mondiale serait aujourd'hui toute autre. Ainsi, les conditions objectives nous ramènent toujours au problème de la direction. Et ce n'est pas seulement une question de personne ou de groupe (bien que cette question soit loin d'être sans importance). Le problème est l'interdépendance mutuelle de la direction et du parti, du parti et de la classe.

C'est précisément sous cet angle que se pose la question du régime du parti communiste russe et de l'Internationale Communiste. On nous a parlé d'une nouvelle théorie de quelques éléments instables de l'Opposition (Okoudjava et autres), selon laquelle, de la politique stalinienne de "gauche" actuelle, devrait "éclore" tout seul un régime plus sain. Ce fatalisme optimiste est la pire des caricatures du marxisme. La direction actuelle n'est pas une feuille blanche. Elle a sa propre histoire intimement liée à sa "ligne générale" dont on ne peut la séparer: L'histoire du régime stalinien est l'histoire de ses fautes sans précédent et des ravages qu'elles ont causées dans le prolétariat international. Le tournant à "gauche" de la direction actuelle est entièrement fonction du cours à droite d'hier. Plus brusque fut ce tournant, plus impitoyable se fit la pression bureaucratique, de manière à ne pas laisser au parti le temps de s'y reconnaître dans les contradictions qui surgissaient entre hier et aujourd'hui.

La fatale ossification de l'appareil du parti n'est pas simplement un produit des contradictions objectives mais le résultat de l'histoire concrète de cette direction bien précise à travers laquelle ces contradictions se sont infiltrées. C'est dans cette direction, avec sa sélection artificielle des individus dans le haut et dans le bas, que se trouvent cristallisées toutes les fautes du passé et enfermées toutes les fautes futures. Et surtout c'est à la base de cette direction que se trouve la base de sa dégénérescence bonapartiste. C'est sur cette voie que se trouve le danger le plus menaçant, le plus aigu et le plus immédiat pour la Révolution d'Octobre.

Les zigzags de gauche ne signifient aucunement que la direction centriste soit en mesure de se transformer en direction marxiste par la vertu de ses seuls efforts bureaucratiques intérieurs. Les zigzags de gauche signifient tout autre chose : tant dans les conditions objectives présentes que dans l'esprit qui règne solidement au sein de la classe ouvrière, une profonde résistance au courant thermidorien se fait jour; le passage vers le cours thermidorien n'est pas possible sans véritables soulèvements contre-révolutionnaires. Bien qu'elle étouffe le parti, la direction ne peut s'empêcher de se pencher sur lui, car, par son canal, aussi incomplètement et sourdement que ce soit - viennent des avertissements et des rappels des forces de classe. La discussion des problèmes, la lutte idéologique, les conférences et les congrès ont fait place à une agence de renseignement à l'intérieur du parti, à l'espionnage des communications téléphoniques et la censure des correspondances. Mais même par ces voies détournées, la pression de classe se fait sentir. Cela signifie que les sources du tournant à gauche et les causes de sa brutalité sont en dehors de la direction. Cette dernière ne conditionne que l'irréflexion, le suivisme et le manque de sérieux de ce tournant à gauche.

Faire la paix avec la direction simplement parce que, n'ayant point reconnu ni compris ses fautes, elle a tourné sur son axe sous la pression des événements extérieurs et va accumuler de nouvelles fautes dans une nouvelle direction - c'est prouver qu'on n'est qu'un misérable philistin incapable même de se hausser au niveau d'un fonctionnaire et qu'on n'est certainement pas un révolutionnaire. Mais peut-être existe-t-il réellement pas "d'autre voie", comme le prétendent Radek, Zinoviev, Kamenev, Smilga et autres chevreaux bêlants retraités ? Leur désillusion ne peut être interprétée que comme une conviction de ce que la révolution est perdue de toute façon et que "puisqu'il faut mourir, autant mourir avec le peuple". Nous ne pouvons rien avoir de commun avec une mentalité défaitiste aussi pourrie.

Il n'est nulle part écrit ni démontré que le parti actuel, inexistant en ce moment précis en tant que parti, mais cependant capable de faire faire à la direction une volte-face de 180°, ne pourrait pas avec l'initiative nécessaire, se régénérer intérieurement à travers une profonde réorganisation des forces sur la base d'une analyse collective du chemin parcouru. Des organismes beaucoup plus ossifiés que le parti communiste ont déjà plus d'une fois montré dans l’histoire Ieur capacité de résurrection et de renouvellement d'une profonde crise interne.

Voilà comment - et pas autrement - se pose pour nous le problème à l'échelle nationale et internationale. Le point de vue de l'Opposition n'a rien de commun avec la métaphysique satisfaite du camarade Okoudjava et d'autres, car il présuppose une vive lutte de tendances et donc une activité supérieure de l'Opposition de gauche. Seuls des banqueroutiers politiques se démettent de leur pose aux heures critiques, à travers les responsabilités sur la marche objective des événements et cherchant une consolidation dans des oracles optimistes. L'esprit grégaire et le suivisme caractérisent à merveille les périodes de dépression - et de dégénérescence. C'est en luttant contre eux qu'est né le bolchevisme. L'Opposition de gauche continue sa ligne historique. Son devoir est de ne pas se diluer dans le centrisme mais de renforcer son activité sur toute la ligne.


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