1930 |
Face à la stabilisation de la bureaucratie stalinienne, construire et souder une force fidèle au bolchévisme. |
Œuvres - décembre 1930
Sur un livre de Kerensky
Cher maître,
Je viens d'entrer en possession du document de la plaignante daté du 3 décembre et adressé au tribunal de Dresde, 4° cour civile. Tout en supposant et sachant même avec certitude que je ne vous apporte pas d'éléments nouveaux, je tiens tout de même pour nécessaire d'éclairer de mon point de vue certains points de ce curieux document et de rectifier certains faits importants.
1 . A la première page, on trouve l'affirmation suivante: "Ce n'est pas la première fois que l'accusé prend contact avec un éditeur; au contraire, le tribunal est certainement informé qu'il a remis des ouvrages à des éditeurs et il semble même qu'il ait fait des expériences infructueuses avec un éditeur (les éditions Avalun)". A l'exception de la maison d'édition social-démocrate de Dresde en 1908, je n'ai pris contact avec aucun éditeur capitaliste européen jusqu'à la visite de Mr. Schumann à Constantinople. J'ai mis mes livres à l'entière et libre disposition des éditeurs, n'ai souscrit aucun contrat, perçu aucun droit d'auteur. C'est depuis l'Amérique que les éditions Avalun avaient acquis les droits et publié le livre sans que j'en sois informé (à cette époque, j'étais exilé en Asie centrale). Le rédacteur du document savait certainement par Mr. Schumann que c'est précisément ce dernier qui a attiré mon attention sur la publication d'Avalun et que je lui ai appris n'avoir pas perçu pour ce livre le moindre droit d'auteur et n'en réclamer aucun. Mr. Schumann affirma à plusieurs reprises que les éditions Avalun étaient une maison d'édition capitaliste et qu'il lui semblait fort étrange que je ne défende pas mes intérêts. Ce n'est qu'alors que j'acceptai finalement de charger Mr. Schumann de la défense de mes intérêts vis-à-vis des éditions Avalun.
2 . Le document dans son ensemble est bâti sur un décalage constant de la question dans son ensemble. Il m'attribue une étrange "susceptibilité" et "un point de vue exceptionnel", à propos des droits d'auteur, etc. Il présente l'affaire comme si j'exigeais de la maison d'édition qu'elle ne publie que "les auteurs qui me sont sympathiques". Mais il ne s'agit nullement de sympathies politiques ou personnelles, pas plus que d'accord idéologique. Il serait totalement absurde de poser de telles exigences à une maison d'édition qui n'est pas celle d'un parti et ne tente pas de se présenter comme telle. Il s'agit de tout autre chose: la maison d'édition a publié un livre de Kerensky dans lequel celui-ci présente les dirigeants bolcheviques, particulièrement Lenine, mais aussi moi-même, directement nommé page 309, comme des agents de l'Etat-major allemand, comme des agents stipendiés du gouvernement Hohenzollern, et dans lequel il relie toute notre activité politique cette caractérisation. Je conteste catégoriquement qu'il faille posséder une susceptibilité particulière à un point de vue exceptionnel sur la plus élémentaire dignité humaine pour considérer comme inacceptable, sur le plan politique et moral, que le même éditeur publie et recommande au public les œuvres de deux auteurs, don l'un déclare que l'autre, le révolutionnaire, a vendu ses services à l'Etat-major des Hohenzollern.
3 . Une phrase à la page 3 montre bien à quel point ce document dévie du cœur de l'affaire: "Il est curieux que ce soit précisément de Kerensky que l'accusé ait pris ombrage et non de Stresemann". Il n'y a rien de curieux là-dedans, car, dans le livre de Stresemann, il n'y a pas d'injures personnelles contre les dirigeants du bolchevisme. De plus, sous la plume d'un auteur extérieur aux faits, elles ne pourraient être qu'une forme de répétition des affirmations de Kerensky, qui en constitue la source première. A cela s'ajoute un petit détail: Kerensky dirigeait le gouvernement qui m'a maintenu en prison, puis, à la tête des soviets, j'ai ensuite fait arrêter le gouvernement Kerensky. Tel n'était pas en tout cas l'état des relations entre Stresemann et moi. De sorte qu'il ne peut nullement être question d'étrangeté ni d'un excès de susceptibilité si j'accorde une importance particulière au livre de Kerensky.
4 . La totalité des quatre pages des documents n'est constituée que de répétitions et de déviations constantes de la question. Le document parle de "critique envers le système du bolchevisme", de "maximes politiques de l'auteur", etc. et se conclut en exhortant le tribunal à "ne pas respecter la susceptibilité d'un dirigeant bolchevique plus que celle de toute autre personne".
Je serais certes bien mal venu d'élever de telles prétentions, et je ne le fais en aucun cas. Mais il est d'autres faits qui, eux, existent de façon inébranlable. Dans son prospectus qu'il m'a soigneusement caché, Schumann écrit entre autres a propos du livre de Kerensky: "Il dévoile que Ludendorff a financé et aidé Lenine, qu'il a fondé la domination bolchevique. On assiste ainsi, comme dans un film, à la trahison de tous envers tous". Et c'est le même éditeur qui, après avoir affirmé cela, non plus au nom de Kerensky mais en son nom propre, s'en va rendre visite à Trotsky et lui remet le livre qu'il a écrit sur Liebknecht avec la dédicace suivante: "A Trotsky, le Grand, avec ce même sentiment de respect et d'admiration qui m'a guidé dans la rédaction de ce livre sur Liebknecht. Remis par l'auteur. Istanbul, le 25 mars 1930". Puis il s'apprête à recommander au public les livres de Trotsky, c'est-à-dire d'un homme présenté dans un ouvrage édité et vanté par cet éditeur comme un mercenaire à la solde du quartier-général allemand. Le document enfonce des portes ouvertes en insistant sur le fait que l'éditeur ne s'identifie pas aux tendances politiques des livres qu'il publie. Mais il faut contester avec énergie qu'un éditeur puisse se permettre de publier les livres d'un auteur qu'il injurie lui-même dans son propre prospectus en le présentant comme indigne, tout cela parce que s'offre une autre affaire commerciale. Cette question fondamentale n'est pas même abordée dans le document.
5 . Le document met en doute mon affirmation selon laquelle "je n'ai pas lu le prospectus en question" (p.3), et remarque à ce propos: "le tribunal n'ose pas entériner cette affirmation". Et pourtant les faits établissent avec une certitude irréfutable que je n'ai pas lu ce prospectus.
Mr. Schumann a lui-même admis m'avoir caché l'existence du livre de Kerensky, non pas par hasard mais "pour des considérations de tact" ( la "susceptibilité", de même que la conception "exceptionnelle" du tact n'étaient pas cette fois en tout cas du côté de l'auteur, mais bien de l'éditeur). Si j'avais lu le prospectus avec son compte-rendu ci-dessus, comment Mr. Schumann aurait-il pu ensuite faire état de ses conceptions personnelles du tact ?
Plus encore. Dans sa lettre du 16 mai 1929 (c'est-à-dire plusieurs mois plus tard), si Mr. Schumann se réfère à tout propos à sa dédicace de son livre sur Liebknecht, soulignant ainsi évidemment l'importance de cette dédicace dans nos relations, il affirme pour la première fois que le contenu du livre de Kerensky lui semble tout à fait inconvenant et qu'il a donné l'ordre à son service de publicité de pousser le livre aux oubliettes. Sans revenir ici sur les devoirs de l'éditeur, point que Mr. Frankfurter a traité de façon exhaustive, je voudrais seulement soulever la question suivante: comment Mr. Schumann aurait-il pu émettre cette opinion négative sur le livre de Kerensky et faire état de ses prétendues directives concernant la publicité à accorder à cet ouvrage, s'il n'avait eu la certitude absolue que j'ignorais absolument tout de son prospectus et de ses louanges en faveur du livre de Kerensky (portant précisément sur ce point fondamental).
Voilà tout ce que j'avais à dire à propos de ce document.