1931 |
Juin 1931 : la révolution espagnole s'avance, la crise de la section française de l'Opposition de Gauche, l'intervention en Allemagne. Le combat de Trotsky au jour le jour. |
Œuvres - juin 1931
Pour un manifeste de l'Opposition sur la révolution espagnole
Chers Camarades [1] ,
Le cours des événements place aujourd'hui à l'ordre du jour une question grandiose sur laquelle l'opposition de gauche peut et doit dire son mot je veux parler de la révolution espagnole. Cette fois, il ne s'agit pas d'une critique après coup [2]; il s'agit, pour l'opposition de gauche internationale, d'intervenir activement dans les événements afin d'éviter la catastrophe.
Les forces dont nous disposons sont minces. Mais l'avantage d'une situation révolutionnaire consiste précisément en ce qu'un groupe, même peu nombreux, peut, dans un court laps de temps, devenir une grande force à condition de savoir formuler des pronostics exacts et lancer à temps des mots d'ordre justes. Je ne fais pas allusion ici seulement à notre section espagnole, directement entraînée par les événements, mais à l'ensemble de nos sections, car plus la révolution progressera et plus elle attirera l'attention des ouvriers du monde entier. La vérification des lignes politiques se fera sous les yeux de l'avant-garde prolétarienne mondiale [3] . Si nous sommes vraiment l'aile gauche, si notre force provient véritablement de notre conception révolutionnaire juste, nous devrons la montrer de façon particulièrement claire dans le cadre d'une situation révolutionnaire. Si nous sommes vraiment des internationalistes, c'est à l'échelle internationale que nous devons accomplir ce travail.
Il nous faut poser nettement deux questions fondamentales
J'ai essayé de dire l'essentiel sur ces deux questions dans mon dernier travail sur l'Espagne. Je ne veux ici que me prononcer brièvement sur l'ensemble des questions sur lesquelles nous devons passer à l'offensive contre toute la ligne de l'Internationale communiste.
Faut-il s'attendre en Espagne à une révolution intermédiaire entre la révolution républicaine déjà accomplie et la future révolution prolétarienne, une prétendue "révolution ouvrière et paysanne" avec "une dictature démocratique" ? Oui ou non ? Toute la ligne stratégique est déterminée par la réponse que l'on donne à cette question. Le parti espagnol officiel est enfoncé jusqu'au cou dans une confusion idéologique totale sur cette question, confusion qui a été répandue et l'est encore par les épigones et qui trouve son expression dans le programme de l'Internationale communiste [4]. Nous tenons là la possibilité de démasquer au jour le jour, devant l'avant-garde prolétarienne, à la lumière des faits vivants, tout le vide, tout le non-sens et en même temps l'effroyable danger que constitue cette fiction d'une révolution mixte et intermédiaire.
Les camarades dirigeants de toutes les sections doivent avoir constamment à l'esprit que c'est nous, précisément en tant que gauche, qui devons nous placer sur une base scientifique solide. Le dilettantisme avec les idées, le charlatanisme journalistique dans le style des Landau et compagnie, sont contraires à l'essence même de ce que doit être une fraction révolutionnaire prolétarienne. Il nous faut étudier les questions fondamentales de la révolution de la même façon que les ingénieurs étudient la résistance des matériaux, ou les médecins l'anatomie et la pathologie [5]. Le problème de la révolution permanente est devenu actuellement, grâce aux événements d'Espagne, le problème central de l'opposition internationale de gauche.
Les questions des mots d'ordre démocratiques, de l'utilisation des élections puis des Cortès, sont des questions de tactique révolutionnaire qui sont subordonnées à la question générale de la stratégie. Mais les meilleures formules stratégiques ne valent rien. Si l'on ne trouve pas à chaque moment une solution tactique pour elles. Sous cet angle, les choses se présentent très mal en Espagne. Les journaux français donnent une information suivant laquelle le dirigeant de la fédération catalane, Maurin, aurait déclaré, lors de sa conférence à Madrid, que son organisation ne participerait pas aux élections, parce qu'elle ne croyait pas à leur "sincérité". Est-il possible que ce soit vrai ? Cela signifierait que Maurin aborde les problèmes de la tactique révolutionnaire non du point de vue de la mobilisation des forces du prolétariat, mais du point de vue de la morale et du sentimentalisme petit-bourgeois. Il y a deux semaines, j'aurais pensé que la presse bourgeoise racontait des bêtises, mais, après avoir pris connaissance de la plate-forme de la fédération catalane, je suis bien obligé d'admettre que cette information, si énorme soit-elle, n'est tout de même pas impossible et qu'il ne faut pas l'exclure d'emblée.
Sur cette ligne, il faut déclencher dans nos propres rangs une lutte impitoyable. Il est tout à fait absurde et indigne de se quereller avec différents groupes au sujet des fonctions, des droits, des prérogatives du Secrétariat au moment où nous n'avons avec les groupes en question aucune base commune sur le terrain des principes. Je pense avant tout au groupe Prometeo qui est en désaccord avec les bolcheviks-léninistes sur toutes les questions fondamentales de la stratégie et de la tactique. Il ne faut permettre à personne de dissimuler ces divergences profondes sous de tapageuses querelles sur le terrain de l'organisation et grâce à des alliances sans principes qui dégénèrent inévitablement en intrigues de couloirs [6] .
Après l'expérience russe, la question des mots d'ordre démocratiques dans la révolution a été de nouveau posée dans le cours de la lutte en Chine. Mais les sections européennes n'ont pas toutes eu la possibilité de suivre chaque étape de la lutte. De ce fait, la discussion sur ces questions a revêtu pour certains camarades et mêmes pour certains groupes un caractère presque académique. Mais ces questions sont aujourd'hui l'incarnation même de la lutte, de la vie. Pouvons-nous permettre qu'on nous lie pieds et poings pendant que s'opère un tournant historique de cette importance? De même qu'au cours du conflit sino-russe qui menaçait de déclencher la guerre nous ne pouvions nous perdre en discussions sur la question de savoir s'il fallait soutenir l'Union soviétique ou Tchang Kaï-chek, de même, aujourd'hui, face aux événements espagnols, nous ne pouvons admettre de porter une responsabilité, même indirecte, pour les superstitions sectaires et semi-bakouniniennes de certains groupes [7].
Mes propositions pratiques se résument ainsi :
Telles sont mes propositions concrètes- Je vous prie de les discuter et d'envoyer en même temps copie de cette lettre à toutes les sections nationales afin que la discussion se poursuive simultanément dans toutes les sections.
Notes
[1] Lettre publiée d'abord dans The Militant, 18 juillet 1931 La Révolution espagnole au jour le jour. Cette lettre, adressée au secrétariat international, constitue la première d'une série de lettres du même type faisant le point sur la situation espagnole et les tâches. Désormais suffisamment éclairé grâce à la correspondance avec Nin, Trotsky pense qu'il faut passer à l'action.
[2] Allusion à la révolution chinoise, où ce n'est qu'à la veille des événements décisifs que l'opposition de gauche russe s'était décidée à faire connaître sa position, et seulement parmi les cadres du parti. La réalité de la politique stalinienne en Chine ne sera connue qu'après coup des militants, à travers les écrits de l'opposition de gauche.
[3] Trotsky pense que si l'opposition de gauche internationale développe largement, partout, sa ligne pour l'Espagne, les militants auront la possibilité de comparer les deux lignes, celle de l'Opposition et celle de l'I.C. et choisiront en fonction des résultats.
[4] Voir la "Critique du projet de programme de l'I C.". Grâce à l'imagination et à l'habileté d'oppositionnels russes, ce texte avait été distribué aux délégués du 6° congrès de l'I.C. C'est ainsi que l'Américain James P. Cannon et le Canadien Maurice Spector, dirigeants de leurs P. C. respectifs, devaient être gagnés aux idées de l'opposition de gauche.
[5] Trotsky oppose ici la méthode "journalistique", impressionniste, à la méthode "scientifique". Malheureusement, il ne disposait, pour une étude "scientifique", que de matériaux d'origine "journalistique" d'où son insistance pour que ses camarades espagnols rassemblent et élaborent une documentation permettant un travail sérieux.
[6] Trotsky fait ici allusion aux séquelles de la scission de la section allemande et à la polémique avec K. Landau, ainsi qu'avec les bordiguistes italiens de la "fraction de gauche", qui occuppaient une grande place dans les bulletins intérieurs de l'Opposition.
[7] C'est sur la question du "chemin de fer mandchourien" et du conflit sino-russe que Trotsky devait rompre avec Hugo Urbahns, ancien dirigeant du P. C. allemand, animateur, depuis son exclusion, du Leninbund qui constitua pendant quelque temps une véritable organisation communiste d'opposition en Allemagne.
[8] Le Bulletin intérieur international, n° 9-10 d'août 1931, allait être presque intégralement consacré aux questions espagnoles, avec des documents émanant de la C.N.T., du P.C.E., etc.
[9] Ce manifeste ne devait jamais voir le jour et Trotsky devait tenir rigueur à ses camarades espagnols de n'avoir pas créé les conditions de son élaboration, ainsi qu'à Mill, du S.I., qui n'avait pris aucune initiative en ce sens.