1932 |
Allemagne, 1932 : la situation du prolétariat, trahi par ses dirigeants est quasi-désespérée. Trotsky analyse la situation et en déduit les tâches de l'avant garde dans une étude magistrale. |
Œuvres - janvier 1932
La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne
Le "front de fer" est à l'origine le bloc qu'ont constitué les organisations syndicales sociales-démocrates, puissantes par leurs effectifs, avec les groupes impuissants des "républicains" bourgeois, qui ont perdu tout appui dans le peuple et toute assurance. Si les cadavres ne valent rien pour la lutte, ils sont assez bons pour empêcher les vivants de se battre. Les chefs sociaux-démocrates utilisent leurs alliés bourgeois pour brider les organisations ouvrières. La lutte, la lutte... on ne parle que de ça. Mais pourvu que l'on puisse finalement se passer de combat. Les fascistes se décideront-ils vraiment à passer des paroles aux actes ? Quant aux sociaux-démocrates, ils ne s'y sont jamais décidés, et pourtant ils ne sont pas plus mauvais que les autres.
En cas de danger réel, la social-démocratie place ses espoirs non pas dans le "front de fer" mais dans la police prussienne. Mauvais calcul ! Le fait que les policiers ont été choisi pour une part importante parmi les ouvriers sociaux-démocrates ne veut rien dire du tout. Ici encore c'est l'existence qui détermine la conscience. L'ouvrier, devenu policier au service de l'Etat capitaliste, est un policier bourgeois et non un ouvrier. Au cours des dernières années, ces policiers ont dû affronter beaucoup plus souvent les ouvriers révolutionnaires que les étudiants nationaux-socialistes. Une telle école n'est pas sans laisser de trace. Et l'essentiel c'est que tout policier sait que les gouvernements changent mais que la police reste.
Un article du numéro du Nouvel An de l'organe de discussion de la social-démocratie, Das freie Wort (quel journal minable !) explique le sens profond de la politique de "tolérance". Face à la police et à la Reichswehr, Hitler, semble-t-il, ne pourra jamais arriver au pouvoir. En effet, la Reichswehr, selon la constitution, dépend directement du président de la République. Par conséquent, le fascisme n'est pas dangereux tant qu'il y aura à la tête de l'Etat un président fidèle à la constitution. Il faut soutenir le gouvernement Brüning jusqu'aux élections présidentielles, pour élire, en s'alliant avec la bourgeoisie parlementaire, un président constitutionnel, et barrer ainsi pour sept ans la route du pouvoir à Hitler. Nous reproduisons très exactement le contenu de l'article [1].Un parti de masse, qui entraîne à sa suite des millions de personnes (vers le socialisme !) estime que la question de savoir quelle classe sera au pouvoir dans l'Allemagne d'aujourd'hui, ébranlée de fond en comble, dépend non de la combativité du prolétariat allemand, non des colonnes d'assaut du fascisme, ni même de la composition de la Reichswehr, mais du fait que le pur esprit de la constitution de Weimar (avec la quantité indispensable de camphre et de naphtaline) sera ou non installé au palais présidentiel. Et que se passera-t-il si, dans une certaine situation, l'esprit de Weimar admet, en accord avec Bettmann-Hollweg, que "nécessité fait loi". Et que se passera-t-il si l'enveloppe fragile de l'esprit de Weimar, malgré le camphre et la naphtaline, se déchire au moment le moins propice ? Et que se passera-t-il si.., mais il n'y a pas de fin à de telles questions.
Les politiciens du réformisme, ces affairistes habiles, ces vieux routiers de l'intrigue et du carriérisme, ces hommes expérimentés dans les combines parlementaires et ministérielles, s'avèrent - on ne peut trouver d'expression plus tendre - de parfaits imbéciles, dès que la marche des événements les projette hors de leur sphère habituelle et les confronte à des faits importants.
Placer son espoir dans un président, c'est aussi placer son espoir dans l' "Etat". Face au prochain affrontement entre le prolétariat et la petite bourgeoisie fasciste - ces deux camps constituent l'écrasante majorité de la nation allemande - les marxistes de Vorwärts appellent à l'aide le veilleur de nuit. "Etat, interviens !" (Staat, greif zu !). Cela signifie :
"Brüning, ne nous oblige pas à nous défendre avec les forces des organisations ouvrières, car cela mettra en branle tout le prolétariat, et alors le mouvement dépassera les crânes chauves du gouvernement : à l'origine mouvement antifasciste, il se terminera en mouvement communiste."
A cela Brüning, s'il ne préférait pas se taire, pourrait répondre : "Je ne pourrais pas venir à bout du fascisme avec les forces de police, même si je le voulais ; mais je ne le voudrais pas, même si je le pouvais. Mettre en marche la Reichswehr contre les fascistes signifierait couper en deux la Reichswehr, si ce n'est la mettre en marche dans sa totalité contre moi ; et ce qui est plus important encore : tourner l'appareil bureaucratique contre les fascistes reviendrait à laisser les mains libres aux ouvriers, leur rendre une totale liberté d'action : les conséquences seraient les mêmes que celles que vous, sociaux-démocrates, vous redoutez, et que moi, pour cette raison, je crains doublement." Les appels de la social-démocratie produiront sur l'appareil d'Etat, sur les juges, sur la Reichswehr, sur la police, l'effet contraire de l'effet escompté. Le fonctionnaire le plus "loyal", le plus "neutre", le moins lié aux nationaux-socialistes fait le raisonnement suivant : "Les sociaux-démocrates ont des millions de personnes derrière eux ; ils ont entre leurs mains d'immenses moyens : la presse, le parlement, les municipalités ; il s'agit de leur propre peau, l'appui des communistes dans la lutte contre les fascistes leur est assuré ; et pourtant, ces messieurs tout-puissants s'adressent à moi, simple fonctionnaire, pour que je les sauve de l'attaque d'un parti qui compte plusieurs millions de membres, et dont les dirigeants peuvent être demain mes chefs : les affaires de messieurs les sociaux-démocrates doivent être bien mauvaises et sans aucune perspective... Il est temps pour moi, fonctionnaire, de penser à ma propre peau." Le résultat est que le fonctionnaire "loyal", "neutre" qui hésitât jusqu'à hier, prendra obligatoirement des mesures de précaution, c'est-à-dire se liera avec les nationaux-socialistes pour assurer son avenir. C'est ainsi que les réformistes qui se survivent à eux-mêmes travaillent pour les fascistes du fait de leur ligne bureaucratique.
Parasite de la bourgeoisie, la social-démocratie est condamnée à un misérable parasitisme idéologique. Tantôt elle reprend les idées des économistes bourgeois, tantôt elle s'efforce d'utiliser des bribes de marxisme. Ayant repris dans ma brochure des considérations contre la participation du Parti communiste au référendum d'Hitler, Hilferding conclut : "A vrai dire, il n'y a rien à ajouter à ces lignes pour expliquer la tactique de la social-démocratie par rapport au gouvernement Brüning." Et Remmele et Thalheimer de déclarer : "Regardez, Hilferding s'appuie sur Trotsky". Et un torchon fasciste de rajouter : dans cette affaire on paie Trotsky avec une promesse de visa. Un journaliste stalinien entre en scène et télégraphie à Moscou la déclaration du journal fasciste. La rédaction des Izvestia, où se trouve le malheureux Radek, imprime le télégramme. Cette chaîne mérite d'être notée avant de passer à autre chose.
Revenons à des questions plus sérieuses. Hitler peut se payer le luxe d'une lutte contre Brüning uniquement parce que le régime bourgeois dans sa totalité s'appuie sur le dos de la moitié de la classe ouvrière, celle qui est dirigée par Hilferding et Cie. Si la social-démocratie n'avait pas mené une politique de trahison de classe, Hitler, sans parler du fait qu'il n'aurait jamais acquis la force qu'il a aujourd'hui, se serait accroché au gouvernement de Brüning comme à une bouée de sauvetage. Si les communistes avaient renversé Brüning avec la social-démocratie, cela aurait été un fait d'une importance politique énorme. Ses conséquences en tout cas auraient dépassé les dirigeants sociaux-démocrates. Hilferding essaie de trouver une justification à sa trahison dans notre critique où nous exigions des communistes qu'ils considèrent la trahison d'Hilferding comme un fait.
Bien qu'Hilferding n'ait "rien à ajouter" aux paroles de Trotsky, il ajoute quand même quelque chose : les rapports des forces, dit-il, est tel que, même si des actions communes des ouvriers communistes et sociaux-démocrates avaient lieu, il serait impossible "même en intensifiant la lutte, de renverser l'adversaire et de s'emparer du pouvoir". Le centre de gravité de la question est dans cette remarque jetée en passant, sans preuve à l'appui. Selon Hilferding, dans l'Allemagne contemporaine où le prolétariat constitue la majorité de la population et la force productive décisive de la société, la lutte commune de la social-démocratie et du Parti communiste ne pourrait pas donner le pouvoir au prolétariat ! Mais alors à quel moment le pouvoir est-il susceptible de passer aux mains du prolétariat ? Avant la guerre il y avait la perspective de la croissance automatique du capitalisme, de la croissance du prolétariat et de la croissance parallèle de la social-démocratie. La guerre a mis fin à ce processus et désormais aucune force au monde n'est susceptible de la rétablir. Le pourrissement du capitalisme implique que la question du pouvoir doit être résolue sur la base des forces productives actuelles. En prolongeant l'agonie du régime capitaliste, la social-démocratie conduit seulement à la décadence ultérieure de l'économie, à la désintégration du prolétariat, à la gangrène sociale. Elle n'a pas d'autres perspectives ; et demain ce sera pire qu'aujourd'hui, et après-demain, pire que demain. Mais déjà les dirigeants de la social-démocratie n'osent plus regarder l'avenir en face. Ils possèdent toutes les tares d'une classe dirigeante condamnée à disparaître : insouciance, paralysie de la volonté, tendance à se détourner des événements et à espérer des miracles. Si l'on réfléchit, les recherches économiques de Tarnov remplissent la même fonction que les révélations consolatrices d'un quelconque Raspoutine...
Les sociaux-démocrates, alliés aux communistes, ne pourraient pas s'emparer du pouvoir. Le voilà bien le petit bourgeois cultivé (gebildet), infiniment lâche et orgueilleux, plein de la tête aux pieds de méfiance et de mépris pour les masses. La social-démocratie et le Parti communiste ont à eux deux environ 40 % des voix, sans tenir compte du fait que les trahisons de la social-démocratie et les erreurs du Parti communiste rejettent des millions d'ouvriers dans le camp de l'indifférence ou même dans celui du national-socialisme. Le seul fait pour ces deux partis de mener des actions communes accroîtrait considérablement la force politique du prolétariat, tout en offrant de nouvelles perspectives aux masses. Mais partons des 40 %. Il se peut que Brüning ou Hitler en ait plus. Mais seuls ces trois groupes : le prolétariat, le parti du centre ou les fascistes, peuvent diriger l'Allemagne. Le petit bourgeois cultivé est pénétré jusqu'à la moelle des os de cette vérité : le représentant du capital n'a besoin que de 20 % des voix pour gouverner, car la bourgeoisie possède les banques, les trusts, les cartels, les chemins de fer. Il est vrai que notre petit bourgeois cultivé se préparait, il y a douze ans, à "socialiser" tout cela. Tout peut arriver ! Programme de socialisation - oui, expropriation des expropriateurs - non, car c'est déjà le bolchevisme.
Nous avons analysé ci-dessus le rapport des forces en faisant une coupe au niveau parlementaire. Mais c'est un miroir déformant. La représentation parlementaire d'une classe opprimée est considérablement en dessous de sa force réelle, et inversement, la représentation de la bourgeoisie, même un jour avant sa chute, sera toujours la mascarade de sa force imaginaire. Seule la lutte révolutionnaire met à nu, en balayant tout ce qui peut le cacher, le véritable rapport des forces. Dans la lutte directe et immédiate pour le pouvoir, le prolétariat développe une force infiniment supérieure à son expression au parlement, à condition toutefois qu'un sabotage interne, l'austro-marxisme ou d'autres formes de trahison, ne le paralyse pas. Rappelons encore une fois la leçon incomparable de l'histoire : alors que les bolcheviks s'étaient emparés, et solidement emparés du pouvoir, ils ne disposaient à l'Assemblée constituante que d'un tiers des voix, ce qui avec les S.R. de gauche faisait moins de 40 %. Et malgré l'effroyable destruction économique, la guerre, la trahison de la social-démocratie européenne et surtout celle de la social-démocratie allemande, malgré la réaction de lassitude qui avait suivi la guerre, malgré le développement d'un état d'esprit thermidorien, le premier Etat ouvrier tient depuis quatorze ans. Que faut-il donc dire de l'Allemagne ? Lorsque l'ouvrier social-démocrate se soulèvera avec l'ouvrier communiste pour prendre le pouvoir, la tâche sera au neuf-dixièmes résolue.
Et pourtant, déclare Hilferding, si la social-démocratie avait voté contre le gouvernement Brüning et ainsi l'avait renversé, cela aurait eu pour conséquence l'arrivée des fascistes au pouvoir. Certes, au niveau parlementaire l'affaire se présente de cette manière ; mais le niveau parlementaire ne nous intéresse pas ici. Refuser son soutien à Brüning, la social-démocratie le pouvait seulement si elle s'engageait sur la voie de la lutte révolutionnaire. Soit le soutien à Brüning, soit la lutte pour la dictature du prolétariat. Il n'y a pas de troisième solution. Le vote de la social-démocratie contre Brüning aurait immédiatement modifié le rapport de forces, non sur l'échiquier parlementaire, dont les pions se seraient soudain retrouvés sous la table, mais dans l'arène de la lutte de classe révolutionnaire. Avec un tel tournant, les forces de la classe ouvrière n'auraient pas été multipliées par deux mais par dix, car le facteur moral n'occupe pas la dernière place dans la lutte de classe, surtout lors des grands tournants historiques. Un courant moral à haute tension aurait traversé toutes les strates du peuple. Le prolétariat se serait dit avec assurance qu'il était le seul à pouvoir donner aujourd'hui une autre orientation, supérieure, à la vie de cette grande nation. La désagrégation et la démoralisation de l'armée d'Hitler auraient commencé avant même les combats décisifs. Certes les affrontements n'auraient pu être évités ; mais la ferme volonté de l'emporter et une offensive hardie auraient rendu la victoire infiniment plus facile que ne se l'imagine aujourd'hui le révolutionnaire le plus optimiste.
Pour cela il ne manque qu'une chose : le tournant de la social-démocratie sur la voie de la révolution. Après l'expérience des années 1914-1932, ce serait une illusion ridicule que d'espérer un tournant volontaire de la part des dirigeants. En ce qui concerne la majorité des ouvriers sociaux-démocrates, c'est une autre affaire : ils peuvent prendre le tournant et ils le feront, il faut seulement les y aider. Mais ce sera un tournant non seulement contre l'Etat bourgeois, mais aussi contre les sphères dirigeantes de leur propre parti.
Et là, notre austro-marxiste qui "n'a rien à ajouter" à nos paroles, tentera une nouvelle fois de nous opposer des citations tirées de nos propres travaux : n'avons-nous pas écrit, en effet, que la politique de la bureaucratie stalinienne se présentait comme une suite d'erreurs, n'avons-nous pas flétri la participation du Parti communiste au référendum d'Hitler?
Nous l'avons écrit et nous l'avons flétrie. Mais nous luttons contre la direction de l'Internationale communiste précisément parce qu'elle est incapable de faire éclater la social-démocratie, d'arracher les masses à son influence et de libérer la locomotive de l'histoire de son frein rouillé. Par ses errements, par ses erreurs, par son ultimatisme bureaucratique, la bureaucratie stalinienne permet à la social-démocratie de se maintenir et de retomber chaque fois sur ses pieds.
Le Parti communiste est un parti prolétarien, antibourgeois, même s'il est dirigé de façon erronée. La social-démocratie, malgré sa composition ouvrière, est un parti entièrement bourgeois, dirigé dans des conditions "normales" de façon très habile du point de vue des objectifs de la bourgeoisie ; mais ce parti ne vaut rien dans des conditions de crise sociale. Les dirigeants sociaux-démocrates sont bien forcés, même contre leur gré, d'admettre le caractère bourgeois de leur parti. A propos de la crise et du chômage, Tarnov répète les phrases usées sur la "honte de la civilisation capitaliste", de la même manière qu'un pasteur protestant parle du péché de richesse; Tarnov parle du socialisme comme un curé parle de la récompense dans l'au-delà ; mais c'est tout à fait différemment qu'il s'exprime sur les questions concrètes : "Si le 14 septembre ce spectre (du chômage) ne s'était pas dressé derrière les urnes, cette journée aurait eu dans l'histoire de l'Allemagne une toute autre physionomie" (rapport au congrès de Leipzig). La social-démocratie a perdu des électeurs et des mandats parce que le capitalisme a révélé dans la crise son véritable visage. La crise n'a pas renforcé le parti du "socialisme", mais au contraire elle l'a affaibli, de la même manière qu'elle a réduit la circulation des marchandises, l'argent dans les caisses des banques, la suffisance de Hoover et de Ford, les revenus du prince de Monaco, etc. Les appréciations les plus optimistes de la conjoncture, il faut les chercher maintenant non dans les journaux bourgeois mais dans les journaux sociaux-démocrates. Peut-il y avoir de démonstration plus indiscutable du caractère bourgeois de ce parti? Si maladie du capitalisme implique maladie de la social-démocratie, la mort prochaine du capitalisme ne peut que signifier la mort prochaine de la social-démocratie. Un parti qui s'appuie sur les ouvriers mais qui est au service de la bourgeoisie ne peut pas, dans une période d'extrême exacerbation de la lutte de classe, ne pas sentir le souffle du tombeau.
Notes
[1]L'article est modestement signé des initiales E. H. Il faut les reproduire pour nos descendants. Des générations d'ouvriers de différents pays n'ont pas travaillé pour rien. Les grands penseurs et combattants révolutionnaires ne sont pas passés sur terre sans laisser de trace. E.H. existe, il veille et indique au prolétariat allemand la voie à suivre.
Les mauvaises langues affirment que E.H. est apparenté à E. Heilmann, qui s'est déshonoré pendant la guerre par un chauvinisme particulièrement crapuleux. C'est difficile à croire : un esprit aussi brillant !