1934 |
Cet article signé "les représentants des bolcheviks-léninistes à l'étranger", et celui qui annonçait l'entrée des B.L. français dans la S.F.I.O. allaient paraître dans le "Biulleten Oppositsii" d'octobre, n°40. |
Œuvres - août 1934
Aux Bolcheviks-Leninistes de l'U.R.S.S.
Chers Camarades !
Les staliniens ont de longue date préparé la capitulation de Rakovsky [1] comme un coup décisif. Et maintenant, à quelques mois de distance, il s'avère que ce coup est raté : en U.R.S.S., sur des milliers d'hommes qu'on a emprisonnés, déportés, exclus du parti et privés de pain, seuls deux ou trois vétérans fatigués ont suivi Rakovsky [2] ; dans le reste du monde, pas un seul homme. Et cela, en dépit de la situation extrêmement difficile des bolcheviks-léninistes, alors que les staliniens s'allient à l'ensemble de la réaction mondiale pour les chasser et les persécuter.
Le principal argument en faveur de la capitulation est en même temps la meilleure preuve de l'inconsistance politique des capitulards. L'offensive victorieuse du fascisme exige, selon Rakovsky, l'union de "toutes les forces" pour la défense du pouvoir soviétique. Mais toute la question est de savoir comment contenir l'offensive victorieuse de la réaction, et comment préserver le pouvoir soviétique. Staline a affirmé que la social-démocratie et le fascisme étaient des jumeaux inséparables. La politique du front unique a été une fois pour toutes condamnée sur cette base. Deux jours avant la victoire de Hitler, le Comintern affirmait que la révolution prolétarienne avançait en Allemagne à toute vapeur vers la victoire. Il a présenté l'installation, réalisée sans difficultés, de la dictature du fascisme dans le pays le plus industrialisé d'Europe, comme une "accélération de la révolution prolétarienne". La politique du parti communiste allemand avant, pendant et après le coup d'Etat fasciste, a été proclamée irréprochable. Ainsi a été perdue en Allemagne, de façon préméditée et criminelle, une situation extraordinaire par ses possibilités révolutionnaires. Au cours des années 1929-1933, le Comintern a préparé et porté au pouvoir soviétique et à la révolution mondiale un coup tel que, en comparaison, les succès économiques de l'U.R.S.S. restent loin en arrière, au deuxième et troisième plan. Rakovsky n'a même pas essayé de répondre à la question : la politique de Staline-Thälmann dans les grands conflits de classe a-t-elle été juste ou néfaste [3] ? Celui qui remplace la défense des intérêts historiques de la révolution par des complaisances à l'égard de la bureaucratie soviétique et par le camouflage de ses fautes et de ses crimes, celui-là ne peut s'attendre qu'à un mépris bien mérité de la part des bolcheviks-léninistes.
Lorsque les eaux du fascisme, en France, l'atteignirent à la gorge, le Comintern, effrayé, a effectué en quelques jours, sinon en quelques heures, un tournant sans précédent dans l'histoire politique : rejetée, comme un torchon sale, la théorie du social-fascisme ; reconnue -- et sous quelle forme vulgairement menchevique -- la démocratie ; le front unique avec la social-démocratie proclamé précepte non seulement supérieur, mais unique, auquel on sacrifie tacitement et les tâches révolutionnaires et la critique du réformisme. Avec un cynisme monstrueux, ces gens nous reprochent comme un crime idéologique non plus la propagande "contre-révolutionnaire" en faveur du front unique au sommet, mais "notre attitude déloyale" vis-à-vis des dirigeants et notre tendance à utiliser le front unique pour affermir l'aile révolutionnaire aux dépens de la social-démocratie [4] . Que signifie ce salto mortale [5] ?
Moscou a, semble-t-il, compris que le seul accroissement du nombre des tracteurs non seulement ne résout pas les problèmes du socialisme, mais n'assure même pas l'existence de l'Etat soviétique. Même s'il était possible de croire un instant qu'une société socialiste parfaite pouvait être édifiée en U.R.S.S. dans les quatre ou cinq années à venir, il est cependant impossible de fermer les yeux sur le fait que le fascisme remporte ses victoires de cannibale dans des délais plus brefs encore. Il est inutile d'expliquer les conséquences que la fascisation de l'Europe entière, pendant les douze à vingt-quatre mois qui viennent, aurait sur le "socialisme dans un seul pays" ! D'où un accès aigu de panique chez les chefs de la bureaucratie. D'où leur ordre télégraphique : faire un virage à 180° et l'envelopper dans le brouillard de nouvelles calomnies contre les "trotskystes".
Au moyen de tels procédés, la bureaucratie maintient sur le Comintern une domination absolue ; mais, en même temps, le Comintern perd le respect et la confiance des masses ouvrières. Le tournant s'est accompli en France sans un semblant de critique ou de discussion. En se réveillant, les membres du parti français ont simplement appris qu'aujourd'hui il fallait appeler vérité ce qu'hier encore on appelait mensonge. Que les Rakovsky et les Sosnovsky déclarent que ce régime est le "mérite" de Staline. Nous pensons, nous, que ce régime est le malheur de la révolution. En tout cas, les capitulards devraient dire devant quoi ils ont capitulé : devant la politique d'hier de Staline-Thälmann, qui a donné en Allemagne d'aussi heureux résultats, ou devant la politique actuelle, strictement inverse, des Staline-Cachin en France ? Mais les capitulards n'osent pas faire de choix. Ce n'est pas devant une politique qu'ils ont capitulé, mais devant la bureaucratie.
Au cours des dix dernières années, la politique du Comintern a permis à la IIe Internationale de reprendre dans la classe ouvrière une position dominante. Bien entendu, la crise, la misère, le banditisme réactionnaire, l'approche d'une nouvelle guerre, poussent vigoureusement vers le Comintern divers groupes ouvriers. Mais ces "succès" superficiels et éphémères, provoqués par la situation, ne correspondent nullement à la situation politique et aux tâches gigantesques qu'elle implique. Le parti communiste allemand a enregistré des "succès" incomparablement plus importants jusqu'aux derniers jours de son existence légale, et cela ne l'a pas sauvé d'un effondrement ignominieux.
A l'intérieur des partis de la IIe Internationale, dont les chefs sont les images même d'un désarroi pitoyable et honteux, est en train de s'accomplir en ce moment un processus de radicalisation des masses. Le régime de caserne du Comintern, les bonds désordonnés de la bureaucratie stalinienne, le cynisme de ses procédés et de ses méthodes constituent actuellement le principal obstacle sur la voie de l'éducation révolutionnaire et du rassemblement de l'avant-garde prolétarienne. Cependant, sans mobilisation révolutionnaire des masses ouvrières, non pas pour des parades ou de solennelles assemblées, mais pour des luttes à mort, sans direction juste qui unisse l'intransigeance révolutionnaire au réalisme léniniste, la victoire du fascisme en France sera tout aussi inéluctable qu'elle le fut en Allemagne. Que restera-t-il alors de la théorie du "socialisme dans un seul pays" ? Rien de plus que ce qui reste aujourd'hui de celle du social-fascisme.
Les bolcheviks-léninistes se préparent non à capituler, mais au contraire à décupler leurs efforts. Ce sont les ouvriers socialistes qui doivent devenir le champ principal de leur activité. Il faut leur montrer l'issue, ou, plus exactement, il faut trouver avec eux, la main dans la main, une issue vers la révolution. C'est seulement en agissant ainsi qu'on pourra arracher les ouvriers communistes à l'étau de la bureaucratie et assurer non seulement l'unité d'action dans la lutte contre le fascisme, mais aussi la création d'un véritable parti révolutionnaire de masse, section de la IVe Internationale, qui mènera le prolétariat à la conquête du pouvoir.
Chers amis ! Vos compagnons dans tous les pays du monde connaissent les conditions inhumaines dans lesquelles la bureaucratie stalinienne vous a placés. Ils ont d'autant plus de respect pour la fermeté dont la majorité d'entre vous a fait preuve devant de nouvelles répressions, de nouvelles calomnies et de nouvelles trahisons. Non, vous n'avez à capituler devant rien. Au contraire, vous avez devant vous une grande mission révolutionnaire à accomplir. Vous avez le devoir de poser, par tous les moyens possibles, devant l'avant-garde ouvrière de l'U.R.S.S., les problèmes de la révolution internationale qui sont aujourd'hui le monopole des Manouilsky, des Kuusinen, des Piatnitsky, des Lozovsky et autres fonctionnaires irresponsables de troisième et de cinquième catégories.
Bolcheviks-léninistes ! Le développement de l'Europe et du monde entier est maintenant entré dans une phase critique où le sort de l'U.R.S.S. et de la révolution internationale doit être tranché pour toute une période historique. Les leçons révolutionnaires qui nous ont été enseignées par l'expérience de dix années de lutte contre le centrisme bureaucratique ou stalinisme, nous les apportons maintenant aux masses. Nous nous frayerons la voie jusqu'à elles, coûte que coûte.
Notes
[1] Cet article est écrit immédiatement après l'annonce de la capitulation de Rakovsky.
[2] La défection de Rakovsky n'avait entraîné aucune autre capitulation dans les rangs des B.L. russes déportés. Le vieillard était considéré avec respect par ses camarades, mais ces derniers ne connaissaient que trop bien les conditions et causes matérielles et psychologiques de son effondrement. Un vétéran de l'Opposition de gauche russe, l'ouvrier tanneur Yakov Byk, ancien combattant de la guerre civile, qui se trouvait à Orenburg lors de la publication du texte de Rakovsky, avait annoncé son intention de l'imiter. Il avait été transféré immédiatement à Moscou par avion, mais, devant les exigences qui lui avaient été présentées, avait obstinément refusé de signer quoi que ce soit et avait été aussitôt ramené en déportation.
[3]En d'autres termes, la déclaration de Rakovsky n'avait pas abordé la question de la politique de Staline face à la montée de Hitler.
[4] Trotsky se montre ici préoccupé d'expliquer à ses camarades d'U.R.S.S. la signification du "tournant français", lequel ne semble pas d'ailleurs les avoir particulièrement émus. Les plus grandes discussions dans les rangs des déportés s'étaient déroulées au tournant des années trente sur la nécessité de fonder ou non un nouveau parti et une nouvelle Internationale. Mais le tournant de 1933 en ce sens avait permis le rassemblement des forces de l'Opposition dont les militants avaient besoin de toutes leurs forces pour "tenir" et, conscients de leur manque d'information, approuvaient de confiance ce que faisait Trotsky.
[5]En italien : saut de la mort.