1936 |
T 3920, 3921. Publication en anglais dans New International, juin 1936. La lettre est adressée à la direction du Marxist Group, vraisemblablement à Bert Matlow. Son titre lui a été donné par Trotsky, il fait allusion à deux épisodes de la conférence de l'I.L.P. qui venait de se tenir à Keighton les 11 et 12 avril : la définition, par Maxton, de la guerre d'Éthiopie comme un conflit « entre deux dictateurs » et l'attaque de Fenner Brockway contre ceux qui voulaient construire une nouvelle Internationale « des hauteurs d'Oslo ». |
Œuvres – avril 1936
L. Trotsky
A propos des dictateurs et des hauteurs d'Oslo
22 avril 1936
Cher Camarade,
J'ai lu avec un profond étonnement le compte rendu de la conférence de l'I.L.P. dans le New Leader du 17 avril 1936. Je n'ai pourtant jamais eu d'illusions sur les parlementaires pacifistes qui dirigent l'I.L.P. Mais leur position politique et l'ensemble de leur comportement à cette conférence dépassent même les bornes, de ce qu'on peut d'habitude attendre de leur part. Je suis certain que vos amis et vous en avez tiré à peu près les mêmes conclusions que nous ici. Je ne puis cependant m'empêcher de vous présenter quelques remarques.
Maxton et autres pensent que la guerre italo‑éthiopienne était « un conflit entre deux dictateurs rivaux ». Il semble à ces politiciens que ce fait dispense le prolétariat de son devoir de choisir entre ces deux dictatures. Ainsi définissent‑ils le caractère de la guerre par la forme politique de l'État, en abordant eux‑mêmes cette forme politique de façon superficielle et purement descriptive, sans prendre en considération les bases sociales de ces deux « dictatures ». Un dictateur peut également jouer dans l'histoire un rôle très progressif, par exemple Olivier Cromwell, Robespierre [1], etc. En revanche, au cœur même de la démocratie anglaise, Lloyd George [2] a exercé pendant la guerre une dictature au plus haut point réactionnaire. Si un dictateur se plaçait à la tête du prochain soulèvement du peuple indien pour briser le joug britannique ‑ Maxton lui refuserait‑il son appui ? Oui ou non ? Si non, pourquoi refuse‑t‑il de soutenir le « dictateur » éthiopien qui tente d'écarter le joug italien ?
Si Mussolini l'emporte [3], cela signifiera le renforcement du fascisme, la consolidation de l'impérialisme et le découragement des peuples coloniaux en Afrique et ailleurs. La victoire du Négus, en revanche, constituerait un coup terrible pour l'impérialisme dans son ensemble et donnerait un élan puissant aux forces rebelles des peuples opprimés. Il faut vraiment être complètement aveugle pour ne pas le voir.
McGovern [4] met « la pauvre petite Éthiopie » sur le même plan que la « pauvre petite Belgique » ; dans les deux cas, cela implique le soutien de la guerre. Or la « pauvre petite Belgique » possède en Afrique dix millions d'esclaves, tandis que le peuple éthiopien combat pour ne pas être réduit en esclavage par l'Italie [5]. La Belgique était et reste un maillon de la chaîne impérialiste. L'Éthiopie n'est qu'une victime des appétits impérialistes. Les mettre toutes deux sur le même plan, c'est un pur non‑sens.
D'un autre côté, défendre l'Éthiopie contre l'Italie ne signifie nullement encourager l'impérialisme britannique à faire la guerre. C'est ce qu'ont très bien démontré à une époque plusieurs articles du New Leader [6]. La conclusion de McGovern selon laquelle l'I.L.P. aurait « dû se tenir à l'écart de querelles entre dictateurs » constitue un modèle exemplaire de l'impuissance spirituelle et morale du pacifisme.
L'épisode le plus honteux ne s'est pourtant produit qu'après le vote. Après que la conférence ait repoussé 70 voix contre 57 la scandaleuse charlatanerie pacifiste [7], Maxton posa sur la poitrine de la conférence le revolver d'un ultimatum et l'obligea à prendre une autre position par 93 voix contre 39 [8]. On peut ainsi constater qu'il n'y a pas des dictateurs seulement à Rome et à Addis‑Abeba, mais également à Londres. Et, de ces trois dictateurs, je considère comme le plus malfaisant celui qui prend à la gorge son propre parti au nom de son prestige parlementaire et de sa confusion pacifiste. Un parti qui tolère une telle conduite n'est pas un parti révolutionnaire : car s'il renonce ‑ ou repousse à plus tard ‑ à ses positions de principe sur une question extrêmement importante et actuelle parce que Maxton menace de démissionner, c'est qu'alors, dans les moments décisifs, il ne sera jamais capable de résister à la pression autrement plus puissante de la bourgeoisie.
A une écrasante majorité, la conférence a interdit l'existence de groupes à l'intérieur du parti [9]. Bien. Mais au nom de qui Maxton a‑t‑il lancé un ultimatum à la conférence ? Au nom du groupe parlementaire, qui considère l'appareil du parti comme sa propriété privée, et qui représente en réalité la seule fraction à laquelle il faudrait inculquer de force le respect des décisions démocratiques du parti. Un parti qui dissout les groupes d'opposition mais laisse la clique dirigeante agir complètement à sa guise n'est pas un parti révolutionnaire. Il ne sera pas capable de conduire le prolétariat à la victoire.
L'attitude de Fenner Brockway [10] sur cette question constitue un exemple hautement instructif de l'inconsistance politique et morale du centrisme. Fenner Brockway a été assez chanceux pour prendre sur une question importante une position juste, qui est également la nôtre. La différence réside cependant en ce que nous, marxistes, prenons cette affaire au sérieux. Pour Fenner Brockway, au contraire, c'est une sorte d'accident. Il croit qu'il vaut mieux, pour les ouvriers britanniques, avoir Maxton pour président avec une position fausse, que d'avoir sans Maxton une position juste. C'est le destin du centrisme que de considérer comme des incidents les choses sérieuses et comme sérieux les incidents. C'est pourquoi on ne doit jamais prendre le centrisme au sérieux.
Dans la question de l'Internationale, on a une fois de plus approuvé la vieille confusion, en dépit de la faillite évidente de la perspective antérieure [11]. il est vrai qu'en tout cas on ne dit plus rien d'une « invitation » de la III° Internationale. Mais le centrisme ne prend rien au sérieux. Alors même qu'il reconnaît maintenant qu'il n'existe plus d'Internationale prolétarienne, il hésite pourtant à en construire une. Pourquoi ? Parce qu'il n'a pas de principes. Parce qu'il ne peut pas en avoir. Car s'il essaie, pour une fois, de prendre timidement une position de principe sur une seule question importante, il reçoit bien vite un ultimatum de sa droite et se met aussitôt à battre en retraite. Comment, dans ces conditions, pourrait‑il songer à un programme révolutionnaire achevé ? Il exprime alors son impuissance spirituelle et morale sous la forme d'aphorismes profonds, que la nouvelle Internationale doit « sortir du développement des mouvements socialistes », c'est‑à‑dire du processushistorique qui doit bien produire quelque chose un jour. Mais cet allié douteux emprunte des chemins variés et il est même allé jusqu'à abaisser l'Internationale de Lénine au niveau de la II°. Les révolutionnaires prolétariens doivent donc se frayer leur propre route, c'est‑à‑dire élaborer le programme de la nouvelle Internationale, et, se basant sur les tendances favorablesdu processus historique, faire prévaloir ce programme.
Fenner Brockway, après sa lamentable capitulation devant Maxton, a retrouvé son courage pour lutter contre le signataire de ces lignes. Lui, Brockway, ne peut admettre qu'on construise une nouvelle Internationale des « hauteurs d'Oslo »[12]. Je passe sur le fait que je ne vis pas à Oslo et qu'en outre Oslo n'est pas sur des hauteurs. Les principes que je défends avec plusieurs milliers de mes camarades n'ont absolument aucun caractère géographique ou local. Ce sont des principes marxistes et internationaux. Ils sont formulés, exposés et défendus dans des thèses, des brochures, des livres. Si Fenner Brockway juge qu'ils sont faux, qu'il leur oppose les siens. Nous sommes toujours disposés à nous instruire. Malheureusement Fenner Brockway ne peut pas s'aventurer sur ce terrain, car il vient précisément de livrer à Maxton le petit, si petit paquet de ses principes. C'est pourquoi il ne lui reste plus qu'à essayer de faire de l'esprit à propos des « hauteurs d'Oslo », ce en quoi il commet sur‑le‑champ une triple erreur ; sur mon adresse personnelle, sur la topographie de la capitale norvégienne, et ‑ last, but not least ‑ sur les principes fondamentaux de l'action internationale.
Mes conclusions ? La cause de l'I.L.P. me semble sans espoir [13]. Les 39 délégués qui, malgré le fiasco de la fraction Fenner Brockway, n'ont pas cédé devant l'ultimatum de Maxton, doivent chercher les voies pour préparer un parti vraiment révolutionnaire pour le prolétariat britannique. Il ne pourra se placer que sous le drapeau de la IV° Internationale.
Notes
[1] Olivier Cromwell (1599‑1658), petit noble, chef des puritains pendant la révolution anglaise, organisa et commanda l'armée « nouveau modèle », abattit la monarchie et fit décapiter le roi Charles I°. Maximilien Robespierre (1758‑1794) animateur du Club des Jacobins et l'un des porte‑parole des Montagnards à la Convention, dirigea le comité de salut public pendant la révolution française avant de tomber le 9 Thermidor.
[2] David Lloyd George (1863‑1945), député libéral, dirigea à partir de 1916 en Grande‑Bretagne un « cabinet de guerre » qui persécuta l'opposition internationaliste et tenta de museler et de ligoter le mouvement ouvrier dans son ensemble.
[3] La victoire militaire de l'armée italienne était pratiquement acquise à cette date et devait être définitivement consacrée deux mois seulement plus tard.
[4] John McGovern (1887‑1968) était un député de l'I.L.P. populaire par son agitation en faveur des chômeurs, mais avant tout pacifiste.
[5] Rappelons que la guerre de 1914 avait commencé par l'invasion de la Belgique « neutre » par l'armée allemande, et que la même Belgique était à la tête d'un important empire colonial en Afrique, comprenant notamment le Congo. L'Éthiopie était le dernier État indépendant d'Afrique.
[6] Il s'agit des articles de Fenner Brockway dans The New Leader d'août et septembre 1935.
[7] Au cours du débat sur la politique des sanctions, ouvert au nom des délégués londoniens par le noir C.L.R. James, membre du Marxist Group, la conférence avait condamné la position pacifiste de Maxton, McGovern et du groupe parlementaire en votant par 70 voix contre 57 le texte suivant : « La conférence salue l'amélioration nette du New Leader au cours des derniers mois. Elle félicite le camarade Brockway et fait sienne la ligne qu'il a adoptée sur le problème des sanctions. La conférence se désolidarise de la déclaration de l'exécutif interne du comité national publiée dans The New Leader du 13 septembre 1935. Elle considère que cette déclaration est en conflit direct avec la politique déclarée du parti et en contradiction avec sa discipline » (La dernière phrase, disjointe, n'avait eu que 66 voix contre 65). Ce vote était une grande victoire de la coalition entre le Marxist Group et la « gauche » Brockway nouée sur ce point.
[8] Le jour même du vote de la résolution sur les sanctions, plusieurs parlementaires, dont McGovern, menacèrent de démissionner si ce vote était maintenu. Le lendemain, 12 avril , Maxton fit une déclaration théâtrale, expliquant que le maintien de la décision de la conférence l'obligerait à se démettre de ses mandats. Il affirma notamment : .« Il y a divergence dans le parti sur la question de l'action ouvrière contre l'Italie. Le président du parti, les trois membres de l'exécutif interne, le groupe parlementaire et d'autres membres du conseil national sont en conscience incapables d'appliquer la décision prise hier. En conséquence le conseil national propose, compte tenu de l'étroitesse de la majorité, de renvoyer la question pour décision au parti à travers un référendum dans les trois mois, et que, dans l'intervalle, la conférence fasse confiance au conseil national et accorde la liberté d'expression d'idées différentes dans le parti ». Dans la stupeur générale, C.A. Smith, qui avait soutenu la veille la résolution adoptée, se prononça pour la proposition Maxton, si le comité national s'engageait à respecter la décision du référendum ! C.L.R. James combattit la proposition Maxton. Mais Fenner Brockway affirma que le parti ne pouvait courir le risque de se priver d'un homme intègre comme Maxton et qu'étant donné la faiblesse de la marge dans le vote il valait mieux s'en remettre au référendum. La résolution approuvant le renvoi ‑ et annulant donc le vote de la veille ‑ fut alors votée par 93 voix contre 39 : la coalition avec Brockway était brisée et le Marxist Group isolé.
[9] La mesure interdisant les groupements à l'intérieur de l'I.L.P. était ouvertement dirigée contre les trotskystes et Fenner Brockway, avec son article du 20 mars dans The New Leader avait contribué à créer les conditions de son adoption.
[10] Archibald Fenner Brockway membre de l'I.L.P. en 1908, en était le secrétaire général depuis 1933. Il était également le secrétaire du bureau de Londres.
[11] Fenner Brockway présenta sur la question de l'Internationale la position du comité national. Elle affirmait rejeter l'idée qu'une Internationale pouvait naître de la réunion de la II° et de la III° Internationales, et se prononcer pour une « nouvelle Internationale » : « Nous devrons dire nettement que nous sommes pour la formation d'une Internationale révolutionnaire unifiée, rassemblant toutes ces fractions, que nous n'essaierons pas d'imposer un programme d'en haut, mais que nous formulerons certains principes de base autour desquels une internationale socialiste révolutionnaire devrait se rassembler. Ces principes de base sont déjà mentionnés dans les bases du bureau international. »
[12] Fenner Brockway avait déclaré notamment dans son rapport sur l'internationale : « Nous ne croyons pas que le moyen de créer une Internationale révolutionnaire unifiée soit que quelques petits groupes se réunissent, élaborent un programme, puis, des hauteurs d'Oslo, forment une nouvelle Internationale unifiée. »
[13] Trotsky prend nettement position ici sur la question qui divisait le Marxist Group depuis un an : selon lui, l'I.L.P. n'a plus d'avenir, il faut tourner et militer dans le Labour Party. En fait, Trotsky n'était pas loin de cette conclusion en novembre 1935 quand il avait reçu la visite de Birney et Johnstone. Il avait été convenu que le Marxist Group mènerait campagne sur un programme d'action à élaborer et se déterminerait sur la base des résultats de cette campagne. La visite de P.J. Schmidt à Londres avait compliqué les choses : le dirigeant hollandais était convaincu de la possibilité de gagner Fenner Brockway, donc l'I.L.P., à la IV° Internationale. En outre, il était persuadé que le Marxist Group était le groupe le plus sérieux, et impressionné par C.L.R. James, lui aussi convaincu de la possibilité de gagner Brockway et la majorité du parti ! Après la conférence de Pâques, James et les siens convainquirent la majorité du Marxist Group de livrer d'abord dans l'I.L.P. la bataille du référendum : le numéro de mai de Controversy publia la déclaration d'autodissolution du Marxist Group acceptant, y compris dans cette affaire, de se soumettre à la discipline de l'I.L.P.
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