1938

Source : numéro 10 de Quatrième Internationale, juillet 1938.


Léon Trotsky

Les prêtres de la demi-vérité

19 mars 1938



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La Nation et la New Republic jouent actuellement le rôle le plus triste et répugnant dans la presse américaine. Ces journaux prétendent au rôle d'oracles de l'opinion publique « libérale ». Ils n'ont pas d'idées en propre. La crise sociale qui a commencé en 1929 et a surpris les « libéraux » insouciants, les obligea à se cramponner à l'U.R.S.S. Comme à une bouée de sauvetage. En popularisant les succès du principe de la planification et en maniant prudemment ce contrepoison à l'anarchie capitaliste, ces gentlemen trouvèrent une mission provisoire. Ils n'avaient absolument aucun programme d'action pour les Etats-Unis ; mais, à cause de cela, ils furent capables de masquer leur propre vide avec une image idéalisée de l'U.R.S.S.

En fait, « l'amitié » avec Moscou signifia la réconciliation du libéralisme bourgeois avec la bureaucratie qui avait étranglé la révolution d'Octobre. Plus s'étendaient les privilèges de la nouvelle couche dirigeante, plus elle devenait conservatrice dans la défense de ses privilèges — et plus s'éleva le nombre de ses amis parmi les intellectuels snobs et libéraux bourgeois, qui marchent avec la mode du jour. Les inspirateurs de cet état d'esprit furent Walter Duranty et Louis Fischer, véritables sycophantes de l'oligarchie soviétique. Sous leur conduite, des professeurs de peu d'esprit, des poètes médiocres, des avocats non parvenus à la notoriété, des veuves tristes, et d'ordinaires dames solitaires, commencèrent à prendre leurs amitiés avec l'Ambassade Soviétique de Washington pour un service rendu à la révolution d'Octobre. Plusieurs se déclarèrent prêts à défendre l'Union Soviétique jusqu'à la dernière goutte de sang... pas le leur, bien sûr, mais celui des « trotskystes ».

Reed... et Duranty

A l'époque héroïque de la Révolution, le représentant de l'opinion publique américaine à Moscou était John Reed. A cette époque, Walter Duranty logeait à Riga, travaillant comme calomniateur professionnel de la Révolution et de ses dirigeants. Des années plus tard Duranty devient le principal lien entre la bureaucratie soviétique et l'opinion publique « libérale » aux Etats-Unis. Le contraste moral entre John Reed et Walter Duranty reflète bien l'antagonisme politique entre le Bolchevisme et le Stalinisme. Si les éditeurs de la Nation et de la New Republic, mettent sur le compte de l'ingénuité leur incompréhension de cet antagonisme, c'est parce que de petits trafiquants de mensonges comme Duranty et Louis Fischer sont incomparablement plus proches d'eux par l'esprit que l'héroïque John Reed1.

Est-il surprenant que l'actuelle bureaucratie du Kremlin convienne mieux aux oracles démocratiques, que ne convenait le parti révolutionnaire de Lénine ?

De la même façon qu'ils méconnaissaient dans le passé les lois de la révolution, aujourd'hui ils ne comprennent pas les lois de la réaction. Ils espèrent que la bureaucratie deviendra, non sans leur soutien bénévole, chaque jour plus respectable et « humaine ». La confiance dans le progrès ininterrompu et automatique n'a pas été extirpée, jusqu'à aujourd'hui, de la tête de ces gens. Ils ont été incapables de tirer la moindre conclusion du fait que la petite bourgeoisie démocratique, dont ils sont la chair de la chair, se transforma, en peu d'années, en Allemagne, en une armée du fascisme. Ils n'ont pas été plus capables de comprendre l'évolution lamentable de la bureaucratie staliniste.

La logique de la lutte de classe

Pitoyable en vérité celui qui, dans les grands tournants de l'histoire, se confine à la conjecture empirique, au lieu de pénétrer la logique immanente de la lutte de classes. Au point de vue psychologique, les accusés étaient surtout des instruments entre les mains de l'Inquisition de la Guépéou. Historiquement, l'Inquisiteur, Staline, est surtout un instrument entre les mains de la bureaucratie qui l'a engagé dans une impasse. La bureaucratie elle-même est surtout un instrument de la pression de l'impérialisme mondial. Les masses soviétiques haïssent la bureaucratie. L'impérialisme mondial la considère comme un instrument devenu inutile et se prépare à la renverser. La bureaucratie cherche à tromper les masses, elle veut duper l'impérialisme mondial. Elle ment sur les deux fronts. Pour que la vérité ne filtre pas hors de la frontière, ou de l'extérieur dans la le pays, la bureaucratie n'autorise que les personnes « de confiance » à entrer ou à vivre dans le pays.

Elle entoure l'Union Soviétique d'une palissade de patrouilles-frontières comme le monde n'en a jamais vu, et avec une innombrable bande de chiens de police.

La période pendant laquelle l'impérialisme mondial soumit l'U.R.S.S. au blocus est maintenant rejetée dans le passé. Le Blocus de l'U.R.S.S. est aujourd'hui organisé par la bureaucratie elle-même. De la révolution telle qu'elle la comprend, elle n'a retenu que le culte de la violence policière. Elle pense qu'avec le concours des chiens policiers, on peut modifier le cours de l'histoire. Elle lutte pour son existence avec une fureur conservatrice, comme aucune classe dirigeante dans l'histoire. Sur cette voie elle en fut rapidement arrivée à commettre des crimes comme le fascisme lui-même n'en a pas encore perpétrés. Les oracles diplomatiques n'ont rien compris à cette dialectique du Thermidor — ils n'y comprennent rien, et on peut en être sûr, ils n'y comprendront rien. Autrement ils seraient obligés de faire taire immédiatement la Nation et la New Republic, de quoi bouleverser l'équilibre du système solaire !

Les opposés identifiés

Depuis que la réaction thermidorienne est sortie de la Révolution, la Nation et la New Republic ont essayé inlassablement de prouver que la révolution et sa réaction sont une seule et même chose. Ils ont approuvé systématiquement, ou au moins fait le silence sur le travail de falsification, de mensonges, de corruption, accompli par la bureaucratie staliniste dans le monde. Ils ont couvert la répression contre les oppositionnels qui a commencé il y a quinze ans. Cependant, les avertissements ne leur ont pas manqué. La littérature de l'opposition de gauche en est très riche, en toutes langues.

Depuis quinze ans on a vu les méthodes de la bureaucratie entrer, pas à pas, en conflit de plus en plus âpre avec les besoins de la nouvelle société : la bureaucratie obligée de cacher ses propres intérêts voraces, non seulement en s'appropriant la mécanique du mensonge de toutes les classes dirigeantes, mais aussi en utilisant cette mécanique — étant donné l'acuité de la situation dans un pays à peine sorti de la révolution — avec un caractère empoisonné sans précédent. Avec des faits et des documents irréfutables nous avons montré comment toute une école de falsification est sortie de la réaction thermidorienne — l'école de Staline — qui puorrit tous les domaines de l'idéologie sociale ; nous avons expliqué comment et pourquoi c'était précisément Staline (« le cuisinier aux plats épicés », selon la définition donnée par Lénine dès mars 1921) qui prit la tête de cette caste avide et conservatrice des usurpateurs de la Révolution : nous avons prédit les procès de Moscou dix ans avant leur réalisation, et nous avons expliqué au plus arriéré que les provocations judiciaires ne sont que les convulsions de l'agonie thermidorienne.

Finalement, en 1937, la Commission Internationale de New York, composée de personnes d'une haute autorité morale et habituées à juger critiquement, soumirent les accusations de Staline et de Vichinsky à une analyse méticuleuse et patiente. Dans toutes les accusations, ils ne trouvèrent que des mensonges, des falsifications, des provocations. Ils le déclarèrent à la face du monde entier. Le verdict de la Commission s'adressait essentiellement à « l'homme de la rue », au fermier, au petit commerçant, à l'ouvrier arriéré en un mot, à la majorité de cuex que leurs conditions d'existence prive de l'éducation nécessaire et des larges horizons.

Il semblerait qu'on dût attendre des éditeurs de la Nation et de la New Republic, ces éducateurs brevetés du peuple, un sens critique propre. Ils auraient pu, par exemple, se rappeler, comme ils l'avaient appris à l'école, que la réaction thermidorienne accusait les Jacobins d'être des « royalistes » et des « agents de Pitt », pour justifier aux yeux des masses leur sanglante répression contre eux. De ces moralistes professionnels on aurait d semble-t-il, s'attendre à un peu de sens moral. La dégénérescence morale de la bureaucratie soviétique n'a-t-elle pas atteint des sommets vertigineux ? Hélas, on a dû se rendre compte que les moralistes n'avaient même pas le simple sens de l'odorat.

Panorama de la mesquinerie

Les procès de Moscou n'ont pas seulement pris ce cercle de gens au dépourvu, mais ils ont trouvblé pour longtemps la tranquillité de leurs âmes. Une collection de tous les articles de la Nation et de la New Republic consacrés à ces trois grands procès — quel panorama de mesquinerie, de vanité, d'hypocrisie et par-dessus tout de confusion ! Non, ils ne s'y attendaient pas ! Comment cela a-t-il pu arriver ? Mais, tout en manquant de perspicacité et d'odorat, ils possèdent au plus haut degré le sens de l'auto-préservation de la caste des prêtres. Depuis ce moment, toute leur conduite fut déterminée par le besoin d'effacer leurs traces, c'est-à-dire de veiller à ce que la confiance reste indépendante du fait que parmi les oracles, pendant tout ce temps, s'étaient faufilés des prêtres peu clairvoyants. En théorie, ces Pharisiens rejettent avec indignation le principe : « La fin justifie les moyens », car ils ne comprennetn pas qu'un grand but historique écarte automatiquement les moyens qui ne lui sont pas conformes. Mais, afin de maintenir les petits préjugés traditionnels, et spécialement leur propre autorité, aux yeux des naïfs, ils sont toujours prêts à recourir aux escroqueries astucieuses, et aux provocations en miniature.

Ils tentèrent d'abord ouvertement de faire leur devoir comme « amis », c'est-à-dire comme avocats du Guépéou. Mais cela se montra trop risqué. Ils passèrent rapidement à la position de l'agnosticisme et de la non-intervention diplomatique. Ils déclarèrent que les procédés étaient « intrigants ». Ils se refusèrent à juger. Ils mirent en garde contre des conclusions prématurées. « Nous ne pouvons rien décider de l'extérieur ». « Nous ne devons pas nous mêler des affaires de la justice soviétique. » En un mot, ils essayèrent vaguement de réconcilier l'opinion publique mondiale avec les abominations qu'on fabriquait à Moscou. Ces gens voulaient à tout prix rester en termes amicaux avec les exécuteurs de la révolution, sans assumer de responsabilité directe dans les provocations de la Guépéou.

Encore obligés de changer

Cependant, ils ne réussirent pas à tenir longtemps cette seconde position. Sous les coups des révélations, ils chantaient à voix de plus en plus basse : naturellement, les accusations sont de toute évidence improbables, mais... mais il y a « quelque chose » derrière cela. « Nous ne sommes pas avec les stalinistes, mais nous ne croyons pas non plus les trotskystes. » Seuls les consolateurs de la Nation et de la New Republic représentent la vérité. Si, hier et avant-hier, ils furent aveugles, c'est une garantie supplémentaire que leur regard est aujourd'hui sans faiblesse. « Il y a quelque chose derrière ces accusations. » Evidemment ! Si la clique dirigeante exécute tous ceux qui ont quitté le Parti bolchevik, elle a d'impérieuses raisons de le faire ! Cependant, nous devons chercher ces raisons dans les intérêts objectifs de la bureaucratie, et non dans les discours de Vichinsky, ou dans les provocations de Iejov. Mais nous le savons déjà : la dialectique de la lutte de classes reste pour ces empiriques un livre fermé de sept sceaux. Que pouvez-vous espérer ou attendre de philosophes ou de publicistes qui ne prévoient rien, ne voient rien et qui ont été complétement pris au dépourvu par les procès ? Il ne restait plus aux oracles faillis qu'à partager la culpabilité en deux:50 % du côté de l'exécuteur, 50 % chez la victime.

Le petit bourgeois se tient toujours au milieu et tranche les questions selon la formule : « d'une part » et « d'autre part ». Si les capitalistes sont intraitables, les ouvriers sont trop exigeants. Cette règle d'or, la Nation et la New Republic l'appliquent jusqu'à sa conclusion logique lorsqu'ils répandent la moitié de leur lymphe morale sur la Guépéou et l'autre moitié sur les vrais ou soi-disant « trotskystes ». Et finalement, l'Américain libéral apprend de ses éducateurs que Zinoviev et Kamenev étaient seulement des demi-terroristes ; que Piatakov sabota l'industrie seulement six mois sur douze ; et que Staline n'est vraiment qu'un demi-faussaire et une moitié de canaille. Caïn ? Peut-être est-il Caïn, mais pas pour plus de 50 %.

Leur univers

Leur philosophie reflète leur propre univers. Par leur nature sociale, ils sont des intellectuels semi-bourgeois. Ils se nourrissent de demi-pensées et de demi-sentiments. Ils veulent soigner la Société avec des demi-mesures. Ils considèrent le processus historique comme un phénomène trop instable, et ne veulent pas s'y engager à plus de 50 %. Ainsi, ces gens qui vivent de demi-vérités — c'est-à-dire de la pire forme de fausseté — sont devenus un véritable frein de la pensée vraiment progressive, c'est-à-dire révolutionnaire.

New Masses est une mixture qui met les gens en garde par sa simple odeur. La Nation et la New Republic sont infiniment plus « décents » et « charmants », et moins... odorants. Mais ils sont les plus dangereux. La meilleure partie de la nouvelle génération des intellectuels américains ne peut avancer sur la large route historique qu'à la condition d'une complète rupture avec les oracles de la « démocratique » demi-vérité.

Coyoacan, 19 mars 1938

Note

1 W. Duranty, en dépit de sa véritable « âme » anglo-saxonne, participa aux provocations de Moscou absolument sans difficulté, côte à côte avec les juges, le procureur, les avocats, et en général les gens qui ont une « âme russe ». Cependant, Duranty n'était pas forcé de choisir tous les jours entre la vie et la mort. Son collègue, M. Harold Denny, homme qui a de toute évidence l'âme américaine, même si elle est de faibles dimensions, s'est rapidement adapté au régime totalitaire. Obligé de choisir entre la vérité qui fait mal à l'estomac et de gros sandwichs, il a sans hésiter pris fait et cause pour les sandwichs et Vichinsky. Ce sont les créatures de ce genre qui sont la source d'inspiration de l'opinion publique « libérale ».


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