1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. VII. La question des employés

La question des employés [1] est étroitement liée à celle de la maturité du prolétariat et de l’élévation du rendement de la production. Les employés constituent, sous le régime capitaliste, une classe de salariés jouissant de gros privilèges — ils constituent, sous les espèces de la bureaucratie civile et militaire, la caste dirigeante à proprement parler, car la bourgeoisie moderne, bien que régnante, n’a pas le temps de gouverner, — classe qui, organisée hiérarchiquement, est en général hostile à l’hégémonie du prolétariat. D’autre part, cette classe est composée d’individus qui, par leur formation professionnelle et par l’expérience acquise dans leur service, possèdent, sur le terrain de la production et de l’organisation, des connaissances qui manquent aux ouvriers et qui ne s’acquièrent pas non plus du jour nu lendemain. Le problème est celui-ci : il faut éliminer ou briser la puissance des employés en tant que classe autonome et organisée, mais en môme temps gagner à la cause de l’économie prolétarienne les services des spécialistes difficiles à remplacer, car l’absence complète de ces spécialistes occasionnerait de grandes perturbations dans l’organisation de l’administration et de la comptabilité publique, ainsi que dans celle de la production elle-même. C’est intentionnellement que nous avons employé l’expression « gagner à la cause de l’économie prolétarienne ». Car, précisément, quand il s’agit de fonctions intellectuelles importantes, un travail imposé par une contrainte extérieure est presque sans valeur. Nous ne croyons pas que le système russe du contrôle par les ouvriers, qui repose essentiellement sur la coercition, soit véritablement une solution. Car, ou bien les ouvriers chargés du contrôle ont des connaissances techniques suffisantes pour pouvoir apprécier la justesse des dispositions prises par l’employé technique, et alors cet employé devient superflu, ou bien les ouvriers ne possèdent pas ces connaissances, — ce qui, dans les premiers temps de la dictature, est le plus souvent le cas, — et alors c’est l’employé soumis au contrôle qui mène par le bout du nez ses contrôleurs, et toute cette institution n’a qu’une seule utilité, qui est d’initier peu à peu les ouvriers aux fonctions administratives. On doit donc essayer de gagner véritablement les capacités intellectuelles dont le travail est si précieux.

Cette tâche fut rendue plus difficile par le fait que, en Russie comme en Hongrie, le gouvernement des Soviets partit de ce principe qu’il n’y a aucune différence entre les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels, et que la rémunération et les conditions du travail des employés, — en Russie il fut fait, par la suite, exception pour les spécialistes, — doivent être, sous tous les rapports : salaire, temps de travail, secours de maladie, etc., les mêmes que pour les ouvriers manuels. Ce fut là une anticipation prématurée sur ce qui se passera dans la deuxième génération qui suivra l’institution de la dictature, alors que, dans la nouvelle école du travail, chacun sera également préparé au travail manuel comme au travail intellectuel. Mais dans la première période de la dictature, il n’est pas possible de résoudre ainsi cette question. Nous reviendrons par la suite sur la question du paiement.

Les employés pouvaient, sous le régime capitaliste, être englobés dans le prolétariat en ce sens que ces deux catégories de personnes vivent de la vente de leur travail. Cependant, la modalité de cette vente est différente, et il en résulte une grande différence dans la manière de vivre et dans l’idéologie de ces deux catégories de gens. L’ouvrier vend son travail du jour au lendemain ; il est payé selon le nombre d’heures ; le contrat de travail peut être à tout moment et sans motif dénoncé par le patron, et, au bout de quelques jours, au maximum une quinzaine, l’ouvrier se trouve congédié. Les employés, eux, reçoivent un salaire mensuel ou annuel ; ils ont droit à un délai de congédiement allant jusqu’à une année ; les employés de l’Etat, des communes et une partie des employés des entreprises particulières ont une fonction à vie; ils ne peuvent être renvoyés que par voie disciplinaire. La stabilité de l’emploi suffit à constituer une grande différence dans la situation sociale et à donner aux employés une mentalité conservatrice.

L’ouvrier est payé à l’heure : par conséquent, il subit un décompte impitoyable pour chaque jour férié et pour chaque demi-heure d’absence. L’employé est payé au mois ; il ne subit pas de défalcation pour les jours fériés, et les heures ou journées d’absence n’entraînent pas pour lui de réduction. Si l’ouvrier devient malade, son salaire est arrêté pendant sa maladie : il ne reçoit qu’un secours de maladie. Quand l’employé tombe malade, il continue de percevoir intégralement son salaire. Lorsque le vieil ouvrier devient incapable de travailler, il est jeté sur le pavé ; l’employé, lui, reçoit une pension. L’ouvrier n’a jamais de congé ; l’employé jouit tous les ans d’un congé payé.

La différence de situation des ouvriers et des employés dépend moins de la différence qu’il y a entre les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels, — car le travail de beaucoup de manuels exige plus d’effort intellectuel et de connaissances techniques que le routinier travail de bureau, — que de la différence qu’il y a entre la fonction sociale de chacune de ces catégories. L’employé est un instrument dont se sert la classe dominante pour tenir les ouvriers en lisière ; il est un rempart que les dirigeants interposent entre eux et la classe ouvrière ; il est une extension artificielle de la base trop étroite sur laquelle est assise la classe dominante. De là vient que la bureaucratie proprement dite se considère elle-même comme faisant partie de la classe dominante. Les chefs de la bureaucratie, aussi bien dans les administrations que dans le commerce et l’industrie, sont issus réellement des classes dominantes ou bien s’assimilent à celles-ci par la façon de vivre et par des rapports de parenté. De là résulte pour la généralité des employés le sentiment qu’ils font partie de la classe dominante, sentiment qui est renforcé par la communauté d’habitudes, d’éducation, de costume, etc., tandis que tous ces facteurs-là séparent les employés de la classe ouvrière. Cette mentalité de maîtres existant chez les employés n’a été ébranlée qu’au cours des dix dernières années, par le rapide abaissement de leur niveau de vie, conséquence du renchérissement considérable des choses.

Mais il ne suffit pas, pour l’éclaircissement du problème, de parler d’une seule classe d’employés en général. Les employés peuvent être répartis en une série de catégories dont les plus importantes demandent à être étudiées séparément. Telles sont :

1° Les fonctionnaires constituant directement l’organisation de défense et de puissance de la classe dominante : officiers et sous-officiers de carrière et de toutes armes, fonctionnaires de l’ordre administratif et judiciaire. Cette catégorie de gens est celle dont la mentalité se rapproche le plus de la classe dominante; elle possède un esprit de caste très prononcé, et elle tend à faire une politique personnelle, différente même de la politique de la classe économiquement dominante. Nous n’avons pas, dans la sphère de notre étude, à nous en occuper davantage.

2° Le personnel enseignant, à tous les degrés de l’enseignement. C’est la catégorie de fonctionnaires qui, sous le régime capitaliste, est la moins considérée et la plus mal payée, et qui se rattache le plus facilement au prolétariat.

3° Les employés du commerce et de l’industrie, engagés dans la production et dans la circulation des richesses. Les uns remplissent des fonctions productives indispensables : ingénieurs, chimistes, techniciens, agronomes, organisateurs, chefs de chantier ; les autres s’acquittent de la besogne nécessitée par la distribution des richesses et par le contrôle ; d’autres sont simplement un élément de concurrence et, en quelque sorte, font partie des faux frais du système économique capitaliste. Naturellement, il y a des employés qui sont à cheval sur plusieurs catégories : employés des postes et des chemins de fer, qui, d’une part, rentrent dans l’organisation de la puissance d’autorité et qui, d’autre part, remplissent des fonctions productives ; ouvriers des chemins de fer, garçons de service, etc., qui ont un emploi assuré leur vie durant, mais qui n’en sont pas moins des ouvriers.

Pour la dictature du prolétariat, la question du premier et du second groupe d’employés n’est pas un problème difficile. Le premier groupe, celui des fonctionnaires constituant l’organisation de défense et de puissance de l’ancien Etat, doit être dispersé, et les cadres doivent en être brisés. Ce n’est qu’après complète dissolution des anciennes organisations de l’autorité capitaliste que ces fonctionnaires peuvent, à titre individuel, entrer de nouveau au service de l’Etat prolétarien [2]. Il en va autrement pour le personnel enseignant ; celui-ci peut passer directement au service de l’Etat prolétarien ; seuls les sommets de la hiérarchie doivent subir une épuration, et l’esprit de tout l’enseignement doit se transformer conformément au nouveau régime, ce qui, pour cette catégorie d’employés, ne présente que peu de difficultés.

Le véritable problème se pose à propos des employés engagés dans la production et la distribution des richesses, employés vivant en contact immédiat avec les ouvriers. Ces employés avaient, sous le régime capitaliste, une double fonction. Ils représentaient à l’égard des ouvriers, à titre de chefs d’entreprise, contrôleurs, calculateurs de salaires et contremaîtres, l’anonyme et invisible capital. Cette fonction valait aux employés la haine des ouvriers. D’autre part, en qualité d’organisateurs, d’ingénieurs, de chimistes, de techniciens, ils remplissaient d’importantes fonctions productives, dans lesquelles ils sont très difficiles à remplacer par les ouvriers. Pour que, dans une entreprise, le rendement soit satisfaisant, une bonne entente entre les ouvriers et le personnel des employés techniques de l’usine est absolument nécessaire. Or, cette entente est rendue très difficile par les conditions mêmes de la dictature. Les ouvriers, — auxquels échoit, sous la dictature, la direction de l’exploitation, — exigent que l’égalité, érigée en principe, des employés et des ouvriers quant aux salaires et au travail, devienne immédiatement une réalité. Il faut donc supprimer les privilèges susdits des employés, ou accorder ces droits à tous les travailleurs. Sur ce point il y eut, durant l’existence du Gouvernement des Soviets de Hongrie, une mésentente toujours croissante entre employés et ouvriers, et ce fut très préjudiciable au rendement de la production industrielle. Les employés, parmi lesquels, antérieurement à la dictature, il y avait nombre d’adeptes enthousiastes, et même des champions du système des soviets, perdirent — en dehors de la petite catégorie des convaincus véritables, — toute joie au travail, lorsque, non seulement ils n’obtinrent pas dans la production et dans la politique la position dirigeante qu’ils avaient escomptée, mais encore virent menacer leurs privilèges présents. Les syndicats d’employés se déclarèrent unanimement pour le maintien du statu quo. Les conflits individuels furent, il est vrai, loyalement réglés par des commissions mixtes constituées par les syndicats intéressés. Mais il n’en devint pas moins urgent d’établir dans ces questions-là une décision de principe, car une menace générale de sabotage se faisait sentir de la part des employés de la production. Le Conseil supérieur économique institua une commission pour l’examen de cette question, mais elle n’eut pas le temps d’achever son travail.

En Russie, les employés, aussi bien ceux des entreprises privées que ceux des administrations publiques, lorsque le prolétariat se fut emparé de la puissance politique, se rangèrent en corps dans le camp adverse et firent une résistance ouverte. C’est pourquoi des mesures de répression furent prises contre eux. La question de la balance entre les capacités professionnelles et le loyalisme social fut tranchée sans hésitation au profit de ce dernier. Trotsky dit à ce sujet dans un discours du 28 mars 1918 :

« La résistance militaire de la bourgeoisie fut brisée dans le plus bref délai. La bourgeoisie recourut alors à une autre forme de résistance, qui fut le sabotage pratiqué par les employés et par le personnel technique, par toutes les forces intellectuelles, qualifiées ou semi-qualifiées, qui, dans la société bourgeoise, servent de rouages naturels à la direction technique ainsi qu’à la souveraineté de classe et au gouvernement de classe.

« Tous ces éléments se cabrèrent dès que la classe ouvrière eut conquis le pouvoir... ; mais en prononçant la dissolution de l’Assemblée Constituante, les Soviets brisèrent l’échine au sabotage des travailleurs intellectuels. La résistance de tous ces éléments du personnel technique et administratif fut maîtrisée. »

Mais cette victoire ne fut achetée qu’au prix de « l'aggravation du désordre ». Et la classe ouvrière, à elle seule, ne put pas surmonter ce désordre.

« Le malheur de la classe ouvrière vient de ce que sa situation fut toujours celle d’une classe opprimée. La répercussion de ce fait est générale ; elle se retrouve aussi bien dans le niveau de son instruction que dans le défaut d’expérience et de capacités administratives, qualités qui sont l’apanage de la classe dominante et que celle-ci propage par le moyen de ses écoles, universités, etc. Le prolétariat doit donc recueillir dans les débris de l’appareil bureaucratique tous les éléments qualifiés ayant de la valeur et qui lui sont techniquement indispensables ; il doit leur assigner la place qu’il faut... Maintenant, la lutte contre le sabotage doit tendre â transformer les saboteurs d’hier en serviteurs et, partout où le nouveau régime le demande, en exécutants et en chefs de services. Si nous n’y parvenons pas, si nous n’attirons pas à nous toutes les forces dont nous avons besoin et si nous n’arrivons pas à les mettre au service des Soviets, toute notre lutte d’hier contre le sabotage, toute notre lutte militaro-révolutionnaire aurait été complètement inutile et stérile. »

Trotsky voit la solution du problème dans un contrôle à exercer par des collèges ouvriers, ainsi que dans une certaine réserve volontaire de la part des ouvriers, réserve « sachant quand le représentant élu des ouvriers peut dire un mot décisif, et quand il faut, au contraire, s’effacer devant le technicien, le spécialiste possédant des connaissances déterminées, à qui l’on doit demander une grande responsabilité, tout en le soumettant à un vigilant contrôle politique. »

Le problème est ici exposé dans toute son ampleur, mais il n’y est pas apporté de solution véritable. Les difficultés que présente la délimitation du champ d’action des chefs techniques et du conseil d’exploitation constitué par des ouvriers, — nous avons déjà parlé de cela dans le chapitre sur l’organisation de l’économie prolétarienne, — sont faciles à résoudre, pourvu que, de part et d’autre, il y ait de la bonne volonté. Mais est-il possible d’amener les employés techniques, qui sont imbus de l’idéologie cupidement égoïste, à travailler avec une énergie et un zèle parfaits, alors que leur traitement est abaissé au niveau d’un salaire d’ouvrier ? D’un autre côté, peut-on obtenir des ouvriers manuels, devenus la classe politiquement dirigeante, qu’ils obéissent, dans la production, aux instructions des employés techniques et que, faisant abstraction du principe de l’égalité des conditions du travail, ils leur accordent de plus hauts salaires et des conditions de travail meilleures ? Il faut, pour résoudre la question, faire une nouvelle distinction. La catégorie des employés occupés dans la production et dans la circulation des richesses : employés de banque, de l’industrie, des entreprises de transports et du commerce, employés que, par opposition avec ceux de l’Etat, on a coutume de désigner sous le nom général d’employés privés, ne constituent une catégorie unique que parce que l’organisation syndicale les confond tous dans un même ensemble. Mais, en ce qui concerne leur rôle dans la production, on peut y reconnaître deux groupes bien distincts. 90 % d’entre eux font un travail tout à fait ordinaire, qui pourrait être appris en peu de temps par n’importe quel homme doué d’une intelligence normale : tels sont les innombrables dactylographes, comptables, correspondanciers, employés de magasin, vendeurs, etc. L’effort intellectuel de cette catégorie ne dépasse nullement celui de nombreux travailleurs manuels. La schématisation du travail a fait ici, dans les dernières dizaines d’années, d’énormes progrès. Dans les grandes entreprises, ainsi que quelqu’un a relevé le fait, on ne laisse même pas aux correspondanciers la liberté de choisir par eux-mêmes la formule de politesse qui doit terminer une lettre. Ces formules sont numérotées, et on leur dit s’ils doivent employer le numéro 1, 2 ou 3. De même le système Taylor a fait, non sans succès, des tentatives pour rendre encore plus mécanique le travail de bureau. Il n’y a donc pas de raison d’accorder à ces employés des conditions de travail meilleures que celles des ouvriers qualifiés, d’autant moins que, avec la cessation de l’anarchie et l’organisation d’une direction centrale de l’économie, le travail de bureau se simplifie et s’uniformise encore davantage. Il n’y a donc pas de raison d’accorder à cette immense armée d’employés une situation exceptionnelle, en leur laissant les privilèges qu’ils ont acquis au service de la domination de classe. Leur statut de travail peut donc, en ce qui concerne la durée du travail, les délais de congédiement, etc., être tranquillement assimilé à celui des ouvriers. A d’autres égards, l’égalité devrait être établie par l’amélioration de la situation faite aux ouvriers manuels. Il y aurait lieu, notamment, d’accorder aussi à tous les travailleurs manuels des vacances payées. Des exemples fournis par la pratique capitaliste montrent que les ouvriers rattrapent par une augmentation du rendement de leur travail le temps absorbé par les vacances. Eloignement ou sabotage, de la part de cette catégorie d’employés, ne sont pas beaucoup à craindre, parce qu’ils peuvent être facilement surveillés et, s’il y a lieu, remplacés par des ouvriers.

Il en va tout différemment avec la catégorie des spécialistes comprenant les autres 10 %, ou encore moins, de la totalité des employés privés : directeurs techniques, organisateurs, chimistes, etc. Ceux-ci ne peuvent pas être remplacés par des ouvriers et, comme nous l’avons déjà indiqué, il est difficile à des ouvriers de les surveiller dans leur travail. Il faut donc tâcher de les gagner.

« Sans la collaboration, écrit Lénine, de spécialistes des diverses branches de la science, de la technique et de l’expérience, la transition (de la dictature du prolétariat au socialisme) est impossible, parce que le socialisme exige une progression générale et consciente qui aboutisse à une productivité du travail supérieure à celle du capitalisme... Les spécialistes sont, dans l’ensemble, forcément d’esprit bourgeois par suite de l’entourage social dans lequel ils vivent et qui, précisément, a fait d’eux des spécialistes... La masse des saboteurs ne refuse pas ses services, mais l’Etat peut s’assurer la collaboration des meilleurs organisateurs et des plus grands techniciens, soit suivant l’ancien mode, le mode bourgeois, c’est-à-dire moyennant de gros traitements, soit suivant le mode nouveau, le mode prolétarien, c’est-à-dire par la création d’un état général de reddition de compte et de contrôle dans lequel, inévitablement et automatiquement, les spécialistes seraient embauchés et mis à leur place. »

Nous ne croyons pas, pour notre part, que même la meilleure organisation puisse contraindre ces techniciens à un plein déploiement de leur activité. Or, en Russie, cette organisation était loin d’exister. C’est pourquoi Lénine continue :

« Nous devons maintenant recourir à l’ancien système bourgeois, et accepter de payer très cher les services des plus éminents des techniciens bourgeois. Il est clair qu’une telle mesure est un compromis, une dérogation aux principes de tout Etat prolétarien, lesquels veulent que les traitements soient mis sur le même pied que le salaire d’un ouvrier moyen... C’est là une régression de la part du Gouvernement socialiste de notre régime des Soviets, qui, dès ses débuts, avait annoncé et pratiqué une politique réduisant les hauts traitements au niveau de ce que gagne un ouvrier moyen. »

Contrairement à Lénine, nous ne voyons pas dans la supériorité et dans le haut tarif de la rémunération des spécialistes une violation plus grande des principes du régime des Soviets, une concession plus grande à la mentalité cupidement égoïste de la génération actuelle, mentalité inhérente au capitalisme, que ce n’est le cas avec une échelle de salaires basée sur le rendement du travail. S’il est permis à un ouvrier fort et habile, travaillant aux pièces, de gagner deux fois plus qu’un ouvrier faible et chétif qui produit deux fois moins, on ne voit pas pourquoi un technicien ou un organisateur éminent, dont le travail peut être cent fois plus productif que celui d’un ouvrier moyen, ne recevrait pas un salaire beaucoup plus élevé. La dérogation aux principes est, dans les deux cas, entièrement la même.

Cependant, la méthode consistant à payer largement et supérieurement les spécialistes, telle qu’elle fut, en Hongrie, appliquée dès le début et, en Russie, introduite seulement après coup, ne suffit pas à résoudre le problème. En premier lieu, il faut rompre tout lien corporatif entre les spécialistes et les employés de bureau ordinaires en recourant, si c’est nécessaire, à la dissolution de l’organisation des employés ; sinon, tout le personnel diplômé, même quand il ne fait qu’un travail de bureau absolument typique, réclamerait un paiement de spécialiste, ainsi que cela s’est produit en Hongrie. Et ensuite il faut veiller à ce que les spécialistes puissent continuer, avec leur haut traitement en espèces, d’acheter des marchandises, sinon leur traitement serait illusoire.

Le succès de cette méthode, comme pour la plupart des problèmes de la politique économique, dépend étroitement des succès politiques. Dès que les employés et, en particulier, les spécialistes, auront compris qu’aucune chance de retour du système capitaliste n’existe plus, ils se mettront à travailler de toutes leurs forces. Car ce sera désormais leur propre intérêt que les forces économiques du pays atteignent leur épanouissement maximum. De plus, créer est, précisément, pour les grands techniciens et organisateurs, une raison même de vivre. D’autre part, avec le développement rapide de l’instruction populaire, l’importance du problème des employés diminuera vite. Une nouvelle génération grandit, élevée dans l’esprit de la fraternité pure, exempte de cupidité et de préjugés bourgeois, estimant également le travail intellectuel et le travail manuel. C’est seulement par cette génération-là, que le problème des employés cessera d’exister.

Mais même dès les débuts de la dictature, il y a un certain nombre d’intellectuels éminents, d’un dévouement absolu, qui se mettent au service du prolétariat. La prédiction du Manifeste Communiste s’est accomplie.

« Enfin, à l’époque où la lutte de classe approche du dénouement, le processus de dissolution au sein de la classe dominante, au sein de toute la vieille société, revêt un caractère si vif, si accusé, qu’une petite portion de la classe dominante se détache de cette dernière et se joint à la classe révolutionnaire, — cette classe qui porte l’avenir dans ses mains. De même que jadis une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de même maintenant une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, une partie des idéologues bourgeois s’étant haussés jusqu’à l’intelligence théorique de toute l’évolution historique ».

Nous pouvons constater avec fierté que la fleur de la jeune génération des intellectuels hongrois avait adhéré à la République des Soviets et qu’elle était, avec tout son cœur, dans le camp du prolétariat.

Le problème des employés a aussi un côté quantitatif. Au fur et à mesure de l’organisation de l’économie communiste; le nombre des employés se trouvant au service de l'économie communiste augmente, à vrai dire, fortement. Mais le nombre des employés privés, ayant travaillé dans les entreprises expropriées, augmente encore plus vite; surtout si nous y ajoutons le personnel des commerçants autonomes devenus libres. Il y a là, pour l’économie humaine de l’Etat prolétarien, une tâche difficile : transformer des consommateurs improductifs en travailleurs productifs. En Hongrie, nous n’avons pas dépassé le stade de la mise en équation du problème. Rien de positif ne fut réalisé, parce que l’organisation de l’économie humaine en était encore à la période des études, parce que les syndicats d’employés firent une résistance serrée, et parce que, l’aile droite du gouvernement, les social-démocrates, étaient d’avis qu’aucun employé ne doit être congédié avant qu’on lui ait trouvé une autre occupation appropriée à ses facultés. Il en résulta une situation moralement intenable. Des dizaines de mille d’employés de maisons ayant fermé leurs portes, des employés de bureaux qui ne fonctionnaient plus, des banques dont les affaires étaient réduites à un minimum, continuaient de toucher, sans rien faire, leur traitement complet, qui, même, avait augmenté, flânaient à droite ou à gauche et refusaient de prendre part à n’importe quel travail, sous prétexte qu’ils avaient déjà leur « poste ». Leur exemple ôtait aux fonctionnaires des Soviets toute joie au travail, car ceux-ci, pour le même paiement, avaient devant eux une rude besogne, tandis que les autres fainéantaient çà et là. Un important enseignement qui se dégage des expériences faites en Hongrie, c’est que l’on ne doit pas conserver en activité de service, même pour une période de transition, les employés qui n’ont rien à faire.

Il y a assez d’occasions d’occuper productivement les employés devenus inutiles dans leur sphère précédente. La jeune et robuste génération peut tout simplement être affectée à un travail agricole, où des travailleurs intelligents trouveront un immense champ d’action, à l’effet d’intensifier le labeur et d’accroître le rendement. Dans diverses branches de l’industrie, il y a aussi une besogne productive à accomplir. Une autre catégorie peut, après une préparation appropriée, accroître le personnel enseignant, dont la multiplication rapide est nécessaire au développement général de l’instruction populaire. La majeure partie enfin trouvera un emploi dans les institutions de répartition et de contrôle de l’Etat et des communes. Mais la condition première de ce transfert des employés devenus inutiles dans un champ d’activité productive, c’est le congédiement immédiat de tout employé superflu. S’il n’en est pas ainsi, il n’y aura qu’exceptionnellement des employés se décidant eux-mêmes à troquer leur profession improductive contre une occupation productive Quant à la résistance des syndicats d’employés, elle sera brisée par une propagande intensive ou, dans les cas extrêmes, par la dissolution de ces syndicats.

Notes

[1] Le mot employé désigne ici aussi bien le fonctionnaire public que celui qui, dans le commerce ou l’industrie, fait un travail intellectuel ou un travail de bureau, par opposition à l’ouvrier.

[2] C’est ce qu’on fit en Russie. En Hongrie, où la dictature s’établit pacifiquement, et non pas au moyen d’une révolution de classe, toute la bureaucratie du régime capitaliste se mit « spontanément » au service du gouvernement prolétarien. Généraux et Secrétaires d’Etat rivalisèrent d’empressement; les organisations de fonctionnaires publics adoptèrent aussi les bases de la dictature. Il n’est pas étonnant que dans ces conditions la destruction de l’ancien appareil du régime capitaliste n’ait été que superficielle. La grosse majorité des fonctionnaires furent maintenus dans leurs fonctions; un grand nombre d’entre eux pratiquèrent un sabotage qui, pour être silencieux et prudent, n’en était pas moins intense. C’est parce qu’on négligea de briser l’ancien appareil bureaucratique qu’en Hongrie le régime réactionnaire put rétablir en un temps relativement court l’ancien système.

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