1920 |
Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920. |
Le problème le plus difficile de la dictature du prolétariat est la question agraire. Economiquement et politiquement. Economiquement, parce que l’approvisionnement du prolétariat urbain en aliments indispensables dépend de la solution satisfaisante de la question agraire ; politiquement, parce que dans les pays agrariens de l’Europe orientale et centrale, aucun gouvernement fondé sur le prolétariat urbain ne pourrait à la longue tenir contre la résistance homogène de la population agricole. Il faut donc suivre une politique qui, non seulement au point de vue économique, n’entrave pas la production, mais qui encore la favorise dans la mesure du possible, qui assure le ravitaillement des villes et qui, dans les campagnes, crée des appuis au régime prolétarien. Il faut donc suivre une politique qui au moins gagne à la dictature du prolétariat les prolétaires agricoles et les petits paysans (ceux qui produisent tout juste ce dont ils ont eux-mêmes besoin pour vivre, qui n’emploient aucun ouvrier et même, à l’occasion, travaillent comme salariés), et qui au moins assure, dans la lutte politique, la neutralité des classes moyennes des campagnes.
Au premier stade de la dictature, le ravitaillement de l’armée et de la ville est le problème le plus urgent et le plus malaisé. Nous en avons déjà indiqué les raisons, au chapitre III. Au début de toute dictature, il faut donc, avant tout, tâcher d’assurer la continuité de la production. Même une interruption de la production industrielle est très préjudiciable, mais celle de la production agricole serait fatale. Le travail agricole, pour des causes naturelles, est périodique : ce qui a été omis ne peut plus, au cours de la même année économique, être rattrapé. Et, comme l’agriculture produit les richesses les plus indispensables, qui sont les aliments, il faut avant tout veiller à la continuité de la production.
La nécessité d’assurer la continuité de la production est aussi d’une grande influence sur la modalité de l’expropriation du sol. En principe, comme tous les moyens de production, les biens fonciers devraient être expropriés, bien que, au-dessous d’une certaine superficie, la propriété foncière ne soit plus un moyen d’exploitation capitaliste, mais simplement une base naturelle d’existence se trouvant au service d’un travail productif. Néanmoins, abstraction faite de ce côté théorique de la question, il y a des raisons pratiques qui veulent, logiquement, qu’au-dessous d’une certaine limite, la situation ne soit pas plus modifiée que dans l’industrie. D’abord, des raisons politiques : il ne faut pas transformer en d’actifs adversaires politiques, qui seraient ainsi poussés dans le camp contre-révolutionnaire, des millions de petits paysans qui ont le fanatisme de la propriété. Et puis des raisons d’organisation économique : le prolétariat ne dispose pas du nombre nécessaire d’adeptes conscients pour pouvoir se passer tout d’un coup de millions de producteurs agricoles. Et cela d’autant moins que chaque malentendu compromet le ravitaillement des villes.
Il est aussi malaisé de fixer ici une limite théorique à l’expropriation que pour l’industrie. Cela dépend, avant tout, de la répartition de la propriété foncière et des stratifications correspondantes de la population agricole, comme aussi de la mentalité de cette dernière. Plus la grande propriété a de part à la superficie totale, plus les prolétaires agricoles ne possédant absolument rien sont nombreux, plus l’antagonisme de classe est aigu entre les grands propriétaires fonciers et les ouvriers agricoles, et plus la dictature peut être solidement fondée dans les campagnes, et plus l’expropriation peut être radicale. Au contraire, plus il y a d’égalité dans la répartition des biens fonciers, moins il y a, par conséquent, de véritables prolétaires qui ne possèdent rien, moins l’antagonisme des classes est, par suite, développé, et plus les circonstances sont défavorables à une domination prolétarienne, c’est-à-dire plus l’expropriation doit être prudente. Soit dit en passant, c’est dans la question agraire que le révisionnisme socialiste et le bolchevisme révolutionnaire diffèrent le plus. Un vaste réseau de grands domaines fonciers signifie, dans la politique bourgeoise et démocratique, une réaction féodale, une politique économique agrarienne, et des vivres chers. Par conséquent, antagonismes de classe prononcés, et terrain favorable pour une révolution prolétarienne. Au contraire, si la petite propriété paysanne prédomine, c’est la démocratie ; les antagonismes de classe sont peu prononcés et le terrain est défavorable pour une révolution purement prolétarienne. Par conséquent, les révisionnistes sont partisans du démembrement de la grande propriété foncière, et les communistes, au contraire, de sa conservation [1].
En Hongrie, la répartition de la propriété foncière est, comme on le sait, très inégale. En 1916, 35 % de la superficie cultivée étaient constitués par des exploitations de plus de 100 jugères (57 hectares). Une part encore plus élevée de l’ensemble des terrains agricoles revenait à la grande propriété foncière. Dans la partie de la Hongrie se trouvant sous le régime soviétique et n’étant pas occupée par l’ennemi, cette proportion était encore plus défavorable. Par conséquent, il y avait en Hongrie une classe de travailleurs agricoles absolument dénués de tout avoir foncier et comptant des millions d’individus.
Sauf la Roumanie et l’Irlande, il n’y a nulle part un nombre aussi gigantesque de travailleurs de la terre ne possédant aucun champ que dans les parties de la vieille Hongrie, habitées par des Magyars, — travailleurs qui ne possèdent pas le moindre lopin de terre, qui n’ont même pas de terrains à bail à cultiver pour leur propre compte, et qui, ballottés de droite et de gauche à la façon des ouvriers de l’industrie, passent misérablement leur existence comme s’ils n’avaient pas de pays.
Dans ces conditions, il était possible de procéder à une expropriation énergique. L’ordonnance du 3 avril prononça l’expropriation sans indemnité des propriétés grandes et moyennes, avec le contenu de l'inventaire vif et mort et avec les créances et comptes en banque. Le minimum non soumis à l’expropriation n’était pas indiqué dans cette ordonnance. Mais l’ordonnance d’exécution fixa ce minimum à 100 jugères (57 hectares). De la sorte, plusieurs millions d’hectares de terrain, à peu près 50 % de la superficie totale du pays et 35 à 40 % du terrain cultivé, tombèrent juridiquement en la possession des classes ouvrières.
La mise en œuvre de l’expropriation s’accomplit en Hongrie d’une manière bien supérieure au point de vue économique à ce qui se passa en Russie, la propriété foncière ne fut pas, à proprement parler, expropriée, mais elle fut partagée arbitrairement par les paysans, tandis que le matériel agricole était pillé et détourné. Ce ne fut pas une expropriation, mais un partage révolutionnaire. Dans son discours sur la Lutte pour le pain, Lénine a excellemment indiqué les conséquences funestes de cette façon d’agir. En Hongrie, l’expropriation de la grande propriété s’accomplit sans partage, sans que l’outillage des exploitations eût été atteint, et sans discontinuité dans la production.
Ce fut là moins le mérite des fonctionnaires soviétistes que la conséquence des circonstances historiques tout à fait différentes dans lesquelles l’expropriation se produisit. En Russie, les paysans, conduits par des gens qui n’étaient pas sans avoir des propriétés, prirent une part active à la révolution. Les paysans partagèrent le sol et emportèrent les instruments de production, mais de telle manière que ce furent les plus pauvres qui reçurent la grosse part. En Hongrie, il n’y eut pas de révolution prolétarienne au véritable sens du mot. Le pouvoir passa, pour ainsi dire légalement, du jour au lendemain, dans les mains des prolétaires. Dans les campagnes il n’y eut qu’un mouvement révolutionnaire très restreint, mais il n’y eut pas non plus de résistance à main armée. Aussi, l’expropriation juridique put-elle s’accomplir sans aucun obstacle, et la grande culture put être maintenue. En Russie, on s’occupe maintenant d’organiser dans l’agriculture la grande exploitation étatiste. Depuis l’automne 1918, le Gouvernement des Soviets s’efforce toujours davantage de conserver la grande culture sous forme de « terres du Soviet », d’exploitations collectives et de communes agraires. Malgré la résistance déployée par les paysans, ce nouveau mode d’exploitation s’est rapidement développé. Au début de février 1919, il y avait déjà 1 510 exploitations collectives et communes agraires. Fin juillet, plus de 5 000. On dit qu’elles disposaient de plus de 2 millions de déciatines de terrain.
Nous insistons sur le qualificatif juridique, car il faut avouer franchement que, dans la plupart des cas, l’expropriation n’a été que juridique, et que, dans beaucoup de cas, il y a eu, socialement, si peu de chose de changé, que souvent la population rurale n’avait pas même une idée précise de ce qu’était cette expropriation.
De quelle manière celle-ci se produisit-elle ?
Dans le désir de ne pas compromettre la récolte, les employés des grandes fermes furent, dans la plupart des cas, maintenus à leur poste. Ils dirigèrent les travaux comme autrefois, mais désormais pour le compte de l’Etat. Dans beaucoup de cas où le propriétaire dirigeait lui-même son exploitation, il y eut jusqu’au propriétaire qui fut, lui aussi, maintenu dans son domaine exproprié, en qualité de chef d’exploitation. C’est le même procédé qui en Russie fut appliqué d’une façon générale dans l’expropriation des grandes entreprises industrielles. Mais, tandis qu’en Russie les conseils ouvriers d’exploitation entrèrent aussitôt en action dans ces entreprises expropriées et exerçaient, au moins fictivement le contrôle du travail, l’institution projetée des conseils d’exploitation dans les grands domaines hongrois expropriés n’eut lieu le plus souvent que sur le papier. Quand le ci-devant propriétaire restait dans le domaine comme chef d’exploitation délégué par l’Etat, il n’y avait provisoirement, au point de vue social, rien de changé. Le propriétaire continuait d’occuper la maison du maître, de faire atteler le même équipage à quatre chevaux, et de se faire donner par le personnel ouvrier du « Monsieur » grand comme le bras. Toute la nouveauté, c’était qu’il ne pouvait plus disposer de ses biens à sa guise et qu’il devait suivre les instructions de l’organe central de l’administration agricole. Mais l’ouvrier des champs ne remarquait pas grand’chose à cela; pour lui, la révolution sociale n’avait eu d’autre importance que de lui valoir un salaire bien plus élevé qu’auparavant. Toutes les innovations sociales essentielles furent ajournées à l’automne, époque moins critique pour la continuité de la production.
Si ce procédé se justifiait au point de vue économique, il était d’autant plus dangereux au point de vue politique, car il empêchait la propagation de la révolution sociale parmi les ouvriers des champs, et retardait l’adhésion sociale et idéologique des prolétaires agricoles à la révolution. Seule une très petite fraction des prolétaires agricoles avait compris de cette sorte le sens de la révolution et avait risqué sa vie pour cette dernière dans les combats livrés par l’armée rouge. Il est vrai qu’un ébranlement politique des masses ouvrières allant jusqu’au fond des choses et se déclenchant avant la récolte aurait été, au point de vue économique, une entreprise très périlleuse. Si les ouvriers de l’industrie hongroise n’étaient pas, au moment de la proclamation de la dictature, mûrs pour la direction des entreprises industrielles, les ouvriers agricoles l’étaient bien moins encore. Ils n’avaient aucune connaissance économique ou sociale ; la moitié d’entre eux ne savait ni lire ni écrire ; pour la plupart, ils avaient l’ambition d’acquérir de la terre à titre de propriété privée, et non seulement ils n’étaient pas communistes, mais ils n’étaient pas même socialistes, car la propagande parmi les ouvriers des campagnes avait été, avant la révolution, combattue avec toutes les ressources de l’appareil administratif, commandé par les grands propriétaires fonciers.
Avec ce personnel inculte, sans préparation, il fallait agir très prudemment, si l’on ne voulait pas compromettre tous les fruits de l’année agricole. C’est ainsi que fut sauvegardée également la continuité de la production agraire. Mais ce fut au prix de l’inertie politique maintenue au sein des masses profondes du prolétariat des campagnes.
La nouvelle organisation des domaines expropriés fut conçue pratiquement de la façon suivante :
Avec les divers domaines, il fut constitué des syndicats de production. Les syndicats d’un territoire furent groupés sous une direction commune. Tous les syndicats de production furent réunis en un « office central des syndicats agricoles de production », lequel dépendait directement du chef de la section d’agriculture du Conseil supérieur économique. La forme du syndicat de production fut choisie à cause de l’état d’esprit arriéré au point de vue social des ouvriers agricoles. Si nous avions simplement déclaré les grands domaines propriété de l’Etat, les exigences des ouvriers, quant aux salaires, auraient été démesurées, et l’intensité du travail, au contraire, eût été minime. De cette façon, il était possible de stimuler la discipline et l’intensité du travail, par le fait que le produit net du domaine appartient aux ouvriers eux-mêmes. Ainsi fut satisfaite, dans une certaine mesure, la tendance des ouvriers des champs à devenir propriétaires. Politiquement parlant, cela aussi sembla opportun, afin de rétorquer la propagande contre-révolutionnaire prétendant que les ouvriers des champs n’avaient fait que changer de maître, et que, de serviteurs de « Monsieur le comte », ils étaient simplement devenus serviteurs du prolétariat urbain. Au point de vue matériel, cette concession faite aux travailleurs des champs n’avait pas beaucoup d’importance, car la comptabilité de leurs domaines se faisait au bureau central. On se proposait, lorsque le terrain aurait été suffisamment préparé, de déclarer ouvertement les domaines expropriés propriété de l’Etat, tout comme on l’avait fait pour les ouvriers de l'industrie.
La direction de l’exploitation des divers domaines fut organisée comme celle des usines. Le chef direct de la production, correspondant au commissaire à la production, était le régisseur du domaine, relevant désormais de l'Etat. Les membres du syndicat de production étaient les travailleurs permanents du domaine, c’est-à-dire le personnel payé à l’année et le personnel libre, qui s’engageait à travailler pour le domaine pendant un minimum annuel de journées (120). Parmi les membres était élu un conseil d’exploitation ayant les mêmes fonctions que dans les grandes exploitations industrielles. Mais, comme par suite de la très médiocre instruction des ouvriers agricoles ainsi que de leur mentalité conservatrice, l’autorité du régisseur était très grande, le régisseur chef d’exploitation avait, généralement, par rapport au conseil d’exploitation, qui même n’était pas partout choisi à l’élection, une forte prééminence. Les conseils d’exploitation agricoles ne fonctionnèrent donc, généralement, que de nom. Le véritable travail d’organisation ne devait se faire qu’à l’automne. Il ne fallait pas troubler la marche régulière des travaux agricoles de l’été, si importants pour le ravitaillement.
Mais, dans l’agriculture aussi, il se manifesta déjà entre les ouvriers et les régisseurs des désaccords analogues à ce qui se passa dans les usines, et ici également il y aurait eu de grosses difficultés pour y mettre fin.
Par contre, on avait déjà commencé à organiser les grands domaines expropriés, afin d’assurer la nourriture du prolétariat urbain, car on ne pouvait pas suffisamment compter sur la fourniture de vivres par les paysans. Aussi on fit tout ce qui était possible pour accroître la production des grandes exploitations expropriées. Les matières premières, charbon, essence, engrais artificiels et les moyens de production, charrues, outils, dont on n’avait qu’une quantité insuffisante, furent attribués en première ligne aux grands domaines expropriés. On se proposait d’organiser les grands domaines situés dans le voisinage de la capitale et des villes principales en un vaste réseau de cultures très intensives et parfois de cultures maraîchères. Dans les environs de Budapest, quelques très grandes exploitations horticoles furent créées sur le terrain de l’ancien champ de courses, dès le premier mois de la dictature. On devait continuer à l’automne. Dans beaucoup de domaines fonciers, on établit des chemins de fer à voie étroite, avec l’ancien matériel de guerre. Les vaches laitières des fermes éloignées des gares furent concentrées dans les laiteries situées près du chemin de fer, afin de pouvoir approvisionner de lait la capitale et les autres villes. Les ouvriers et employés des industries de luxe et des autres branches de la vie économique, cessant de travailler, devaient s’établir dans les fermes expropriées, où ils trouveraient une occupation saine et productive et où ils élèveraient le niveau intellectuel et par conséquent le rendement du travail des ouvriers des champs. Dans les grandes cultures maraîchères précitées travaillèrent, de fait, des centaines d’anciens fonctionnaires et autres membres des anciennes classes dirigeantes, et cela avec zèle et bonne humeur. Bref, il y avait en voie d’exécution un plan bien étudié, destiné à accroître rapidement le produit des terres expropriées, qui étaient d’environ 40 à 50 % de toute la surface du sol, dans une mesure suffisante pour assurer au moins à la population des villes une nourriture indispensable et pour briser le monopole économique des paysans en matière d’alimentation. Le plus grand obstacle à l’exécution de ce plan avaient été les chefs du syndicat des ouvriers agricoles, esprits à courte vue, hostiles à la dictature, empêtrés dans leurs idées traditionnelles, et qui firent naître chez les ouvriers des champs des exigences si énormes que, si on les avait satisfaites, tout le produit brut de l’agriculture eût été pour eux et qu’il ne serait rien resté pour la population des villes. Cependant, il est probable qu’une propagande systématique aurait également triomphé de cette difficulté.
Les grands domaines expropriés furent d’abord, sans exception, placés sous une administration centrale, organisme d’Etat. Mais on se demanda s’il ne vaudrait pas mieux communaliser quelques domaines, afin d’en accroître le produit par une coopération et un contrôle locaux. De même les ouvriers de quelques grandes entreprises industrielles proposèrent de prendre à leur compte l’exploitation directe des grandes propriétés foncières; leur tâche industrielle achevée, ils prendraient part à la culture de « leur » bien. Aussi séduisant que cela pût paraître, nous refusâmes en principe de pareilles offres. Etant donnée la tendance générale au particularisme qui est propre à toutes les époques révolutionnaires, il était à craindre qu’une telle solution n’entravât l’administration centrale du ravitaillement. En Russie, par suite de l’immensité des distances, les avantages résultant de la participation des intérêts locaux à l’accroissement de la production semblent l’emporter sur les inconvénients qui proviennent des difficultés ainsi créées à l’unité du ravitaillement. Un article de Larine, paru dans le Drapeau Rouge, vers la fin de 1919, dit :
« Afin de faire servir l’agriculture aux intérêts du prolétariat et afin de la développer, le Gouvernement des Soviets donne de grandes portions de terrain aux usines, aux entreprises et sociétés ayant pour objet l’organisation de l’agriculture, ainsi qu’aux organes de l’administration municipale. Le décret du Soviet des Commissaires du Peuple du 15 février 1919 recommande encore cette façon d’agir. Ainsi, à côté des exploitations privées ou des exploitations de petits groupes, se constitue une agriculture socialisée sur les biens des anciens grands propriétaires fonciers, là où ces biens n’avaient pas été dans une large mesure partagés entre les paysans. De cette façon, on crée sous les yeux des paysans des centres agricoles qui, par leur exemple, montrent aux habitants des campagnes l’avantage d’une organisation rurale collective et rationnelle, et les engagent à imiter cet exemple ».
Nous arrivons ainsi à la question particulière des paysans qui continuent de posséder leur terre à titre privé. Nous tenons pour utopique l’optimisme de Larine, — qui est aussi l’opinion de Kautsky dans sa Question Agraire, — d’après quoi les paysans se laisseraient entraîner, par l’exemple des grandes exploitations de l’Etat, à abandonner volontairement leur propriété privée. En Russie, où sous l'influence de la communauté du sol, du Mir, se sont peut- être conservées chez les paysans les traces d’une mentalité assez voisine du communisme, il peut se faire qu’il en soit ainsi. Mais dans les pays où règne depuis longtemps la propriété privée du sol, et où l’idéologie égoïstico-cupide est pleinement développée, même chez les paysans, il ne faut pas escompter pour cette génération un renoncement volontaire à la propriété privée. Tout régime prolétarien doit, selon nous, tenir compte de cette circonstance.
Que faut-il donc faire avec les paysans ?
Cette question se rattache très étroitement au problème de l’alimentation. En Hongrie, la moitié du sol fut expropriée en tant que grande propriété foncière, et comme de cette façon la nourriture du prolétariat industriel semblait au moins tant bien que mal assurée, nous avons pu dans la question de la propriété paysanne adopter, au point de vue économique, une position d’attente. Notre tâche aurait été ensuite d’amener, par le développement de l’instruction, les paysans à cultiver mieux leur sol et à accroître leurs besoins, afin de prévenir la menace du retour des paysans à l’exploitation familiale isolée. On aurait essayé d’obtenir des paysans pacifiquement, par voie d’achat ou d’échange en nature, leur excédent de provisions. Une intervention plus rigoureuse n’aurait été nécessaire que si les riches paysans avaient refusé systématiquement, pour des raisons politiques, de vendre ou de livrer leur excédent de vivres. Dans ce cas, il n’y a d’autre ressource que l’expropriation du sol lui-même. Les réquisitions ne mènent pas au but, car elles ont pour conséquence de restreindre la production. Mais comme les propriétés paysannes expropriées ne peuvent se prêter qu’à une exploitation locale et, par suite de leur morcellement, ne sauraient admettre dans la plupart des cas la grande culture, il aurait fallu à cet effet créer une organisation prolétarienne locale, offrant toutes les garanties politiques et économiques voulues. En Russie, on a essayé, au moyen des « communes rurales » , constituées par la réunion de prolétaires ruraux n’ayant point de terre ou en ayant très peu, de contrôler la livraison des vivres incombant aux riches paysans. Sur ce terrain, à ce qu’il semble, le succès fut médiocre. Il aurait mieux valu mettre à la disposition d’organisations analogues de petites communautés de travail formées par les prolétaires du village, soumises au contrôle du Soviet local et cultivant en commun les terres paysannes expropriées, et cela moyennant une redevance en nature. Nous pensons à de petites communautés, parce que les champs éparpillés — avec les instruments de la production paysanne qui ne se prêtent également qu’à la petite culture — ne peuvent provisoirement convenir qu’à de petites exploitations.
Mais, pour arriver à cela, il faut un dur travail : il faut extirper chez les prolétaires des champs le sentiment d’une communauté d’intérêts avec les riches agriculteurs ; il faut introduire dans le village la notion de la lutte de classe et éveiller la conscience de la solidarité des ouvriers agricoles avec le prolétariat urbain. Tâche extrêmement difficile. En Hongrie, où il y a dans les villages une forte barrière de classe entre les cultivateurs en titre et ce qu’on appelle les petits colons, et où les différences de fortune, au sein même de la classe paysanne, sont très considérables, il peut se faire que cette tâche soit plus aisée. Mais dans les pays où, par suite d’une répartition plus égale du sol, il n’y a pas de distinction bien franche à établir entre les riches cultivateurs et les prolétaires des champs, cette solution semble impraticable. Dans ce cas, la question ne peut se résoudre que par la transformation de toute l’idéologie paysanne. A cet effet, il est indispensable de gagner d’abord les instituteurs. Il est également possible d’envoyer dans les villages, comme propagandistes, chefs du soviet local, etc., des ouvriers de l’industrie, acquis au communisme et ayant conservé des relations avec leur village natal. Ainsi le régime prolétarien aurait en permanence, dans chaque village, quelques hommes de confiance, présentant toute sûreté, et servant à contrôler tout mouvement contre-révolutionnaire parmi les paysans; c’est par leur intermédiaire que pourrait se réaliser la conversion idéologique des campagnes, au moyen de la presse, de brochures de propagande, de conférences et de renseignement. Par suite, des véritables difficultés alimentaires se produisant dans les villes, on trouvera partout un nombre suffisant d’ouvriers de l’industrie disposés pour cette tâche. C’est là un travail long et difficile, mais auquel il faut songer, si l’on ne veut pas que se stabilise la guerre civile entre la ville et les champs.
Note
[1] Le fait qu’en Russie les Bolcheviks ont laissé aux paysans les mains libres dans la dispersion de la grande propriété, ne change rien à cette conception de principe. Les Bolcheviks russes étaient contraints par la nécessité politique : ils ne pouvaient asseoir solidement la révolution dans les campagnes, étant donnée toute la prédominance de la population paysanne, qu’en agissant de la sorte. Maintenant ils s’efforcent d’organiser les débris de la grande propriété foncière en exploitations soviétiques et de rétablir la grande culture sur une base communiste.