1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


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La deuxième et la troisième Internationales


36 : La faillite de la deuxième Internationale et ses causes

Lorsqu’en août 1914 éclata la grande guerre mondiale, presque tous les partis socialdémocrates se placèrent aux côtés de leurs gouvernements, et soutinrent eux aussi la tuerie sanglante. Seul, le prolétariat de Russie, de Serbie et, plus tard, d’Italie, déclara la guerre à la guerre et invita les ouvriers à se soulever. Les députés social-démocrates de France et d’Allemagne votèrent, le même jour, dans leurs Parlements respectifs, les crédits de guerre. Au lieu de provoquer un soulèvement général contre la bourgeoisie criminelle, les partis socialistes se dispersèrent et chacun se rangea sous le drapeau de son « propre » gouvernement bourgeois. La guerre reçut ainsi l’appui direct des partis socialistes dont les chefs abandonnèrent et trahirent le socialisme. La deuxième Internationale y a trouvé une mort sans gloire.

Chose curieuse, quelques jours seulement avant la trahison, la presse des partis socialistes et leurs chefs avaient stigmatisé la guerre. Ainsi, par exemple, G. Hervé, aujourd’hui traître au socialisme français, écrivait dans son journal la Guerre Sociale (à qui il donna plus tard le titre de Victoire) : « Se battre pour sauver le prestige du tsar !… Quelle joie de mourir pour une cause aussi noble ! » Trois jours avant la guerre, le Parti socialiste français publiait un manifeste contre la guerre et les syndicalistes français proclamaient dans leur journal : « Ouvriers, si vous n’êtes pas des lâches… protestez! » La social-démocratie allemande organisait d’énormes meetings de protestation. Tous avaient encore en mémoire la décision du Congrès international de Stuttgart, disant qu’en cas de guerre, il fallait se saisir de tous les moyens pour « agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute du capitalisme. » Mais, dès le lendemain, les mêmes partis et leurs chefs affirmaient la nécessité de « sauver la patrie » (c’est-à-dire l’Etat de rapine de leur propre bourgeoisie), et l’Arbeiter Zeitung de Vienne déclarait qu’il fallait défendre « l’humanité allemande (!) ».

Pour comprendre les raisons de la faillite et de la fin sans gloire de la II° Internationale, il faut se faire une idée nette des conditions du mouvement ouvrier avant la guerre. Le capitalisme des pays européens et des Etats- Unis se développait alors aux dépens des colonies : de tous les aspects du capitalisme, c’était le plus répugnant et le plus sanglant. Par une exploitation barbare des peuples coloniaux, par le pillage, la tromperie, la violence, on leur extorquait des richesses dont profitaient abondamment les requins du capital financier européen et américain. Plus un trust d’Etat capitaliste était fort et puissant sur le marché mondial, plus il tirait profit de l’exploitation des colonies. Grâce à cette plus-value, il pouvait payer à ses esclaves salariés un peu plus que le salaire ordinaire. Pas à tous, certes, mais du moins aux plus instruits. Certaines couches de la classe ouvrière furent ainsi corrompues par le capital. Elles raisonnaient ainsi : « Si notre industrie possède des débouchés dans les colonies africaines, c’est bien, elle ne s’en développera que mieux; les profits de nos patrons augmenteront et nous en bénéficierons aussi. » C’est ainsi que le Capital enchaînait à son Etat ses esclaves salariés.

Ce fait a été déjà noté par les fondateurs du communisme scientifique. F. Engels, en 1882, écrivait à Kautsky : « Vous me demandez ce que les ouvriers anglais pensent de la politique coloniale ? Exactement ce qu’ils pensent de la politique en général. Il n’existe ici aucun parti ouvrier; il n’y a que les conservateurs et les radicaux-libéraux, et les ouvriers ne font que prendre part avec zèle à la jouissance des biens qu’apporte avec lui le monopole anglais sur le marché mondial et dans les colonies. »
Ainsi s’est développé un servilisme particulier, l’attachement de l’ouvrier à sa bourgeoisie, son obséquiosité devant elle. Le même Engels écrivait en 1889 : « Ce qu’il y a de plus écœurant ici (en Angleterre), c’est la respectabilité bourgeoise que les ouvriers ont dans la chair et dans le sang. Le respect inné envers les betters et superiors s’est enraciné depuis si longtemps et si solidement, que messieurs les bourgeois prennent encore assez facilement les ouvriers dans leurs filets. Je ne suis, par exemple, nullement convaincu que John Burns [un des chefs ouvriers d’alors] ne soit pas plus fier de sa popularité auprès du cardinal Manning, du lord-maire, et, en général de la bourgeoisie, que de sa popularité au sein de sa propre classe. »

Les masses ouvrières n’avaient pas l’habitude, ni l’occasion, de mener la lutte internationalement. Leurs organisations se bornaient à agir, la plupart du temps, à l’intérieur de l’Etat de leur propre bourgeoisie. Et cette « propre » bourgeoisie intéressait à sa politique coloniale une partie de la classe ouvrière, en particulier les ouvriers qualifiés. A cet hameçon mordaient les chefs des organisations ouvrières, la bureaucratie ouvrière, et les représentants au Parlement qui avaient des places plus ou moins lucratives et étaient habitués à une activité paisible, tranquille, légale. Nous avons déjà dit que le côté sanglant du capitalisme apparaissait dans toute sa crudité surtout aux colonies. Dans l’Europe même et en Amérique, l’industrie progressait rapidement et la lutte ouvrière prenait des formes plus ou moins pacifiques. Il n’y avait pas eu de grande révolution (sauf en Russie) depuis 1871, et, pour la majorité des pays, depuis 1848. On s’habituait à cette idée que le capitalisme se développerait dans l’avenir de la même façon pacifique, et, quand on parlait de la guerre qui venait, on n’y ajoutait pas grande foi. Une partie des ouvriers — et, parmi eux, les chefs ouvriers — se pénétraient toujours davantage de cette idée que la classe ouvrière était, elle aussi, intéressée à la politique coloniale et qu’elle devait, avec sa bourgeoisie, veiller à la prospérité de cette « affaire nationale ». Aussi les masses petitesbourgeoises commençaient-elles à affluer dans la social-démocratie. Rien d’étonnant si, au moment décisif, l’attachement à l’Etat des brigands impérialistes l’emporta sur la solidarité internationale de la classe ouvrière.

Ainsi, la principale cause de la chute de la II° Internationale a été que la politique coloniale et l’établissement de véritables monopoles par les plus grands trusts d’Etat capitalistes avaient enchaîné les ouvriers et surtout les « dirigeants » de la classe ouvrière à l’Etat impérialiste de la bourgeoisie.

Dans l’histoire du mouvement ouvrier, on vit jadis aussi l’ouvrier faire cause commune avec ses oppresseurs, par exemple, lorsqu’il mangeait à la table du patron. Il considérait alors l’atelier de son patron comme le sien; le patron n’était pas pour lui un ennemi, mais « l’homme qui lui procurait du travail ». Ce n’est qu’avec le temps que les ouvriers des différentes fabriques commencèrent à s’unir contre tous les patrons. Lorsque les grands pays se sont transformés eux-mêmes en « trusts nationaux capitalistes », les ouvriers leur montrèrent d’abord le même attachement qu’auparavant à leurs patrons particuliers.
La guerre seule leur a appris qu’il ne faut pas être du côté de son propre Etat bourgeois, mais qu’il faut renverser, tout Etat bourgeois et marcher vers la dictature du prolétariat.

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